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Singapour : le régime autoritaire éclairé

Après avoir quitté le Vietnam, mon père me propose de terminer le séjour en Asie avec une escale à Singapour. Il s’agit de ce genre d’endroit dont j’ai beaucoup entendu parler mais où je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de mettre les pieds. Je remarque que mon père, qui connaît bien les lieux, me parle de cette ville avec un enthousiasme très particulier, ce qui renforce ma curiosité. 

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On entend souvent les mêmes histoires sur Singapour : « Ah il paraît que c’est bien, mais que c’est hyper répressif », « J’ai entendu que même les chewing-gums étaient interdits », « C’est super moderne et y a un niveau de vie hors du commun, d’accord, mais si la liberté d’expression et de la presse sont inexistantes, ça sert à quoi franchement ? ». En fait, toutes ces choses qu’on entend à propos de Singapour sont finalement très vraies et loin d’être exagérées.  Oui, dès qu’on arrive, on a beau constater qu’on est bien en Asie, on a cependant cette sensation qu’on est clairement sur une autre planète. 

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L’architecture futuriste des bâtiments, la propreté inégalable des rues et l’ambiance ultra sécuritaire qui y règne font immédiatement penser aux romans de science-fiction tels que 1984, de Georges Orwell ou Le meilleur des Mondes, d’Aldous Huxley.

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L’ordre, la loi ou la répression ne sont pas spécialement visibles à première vue, mais les caméras omniprésentes ou les nombreux panneaux d’interdiction aux amendes considérables vous dissuadent de toutes incivilités.

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C’est alors qu’on se fait cette drôle de réflexion : « Si une personne prend 1000 dollars d’amende parce qu’il a jeté son mégot de cigarette parterre, que lui arrivera-t-il, si par exemple, il possède de la drogue ? » 

Il est condamné à mort bien-sûr ! Wikipédia est là pour préciser en toute simplicité : « Dans le cas d’une détention de plus de 500g de cannabis, de 30g de cocaine ou de 15g d’héroine, l’application de la peine capitale est alors obligatoire. » Forcément, ça dissuade. Surtout lorsqu’on apprend par les chiffres que ce n’est pas du flan : Singapour a tout simplement le taux d’exécution capitale par habitant le plus élevé au monde (420 personnes pendues entre 1991 et 2004.)

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L’urbanisation de Singapour me fait invariablement penser au Panoptique de Bentham, ce modèle de prison où les détenus sont surveillés par une tour sans qu’eux-mêmes ne sachent s’ils sont observés, ce qui produit un sentiment d’omniscience invisible.

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Le principe du Panoptique est d’ailleurs créé pour s’appliquer à une société. Son créateur en vante les mérites : « La morale réformée, la santé préservée, l’industrie revigorée, l’instruction diffusée, les charges publiques allégées, l’économie fortifiée — le nœud gordien des lois sur les pauvres non pas tranché, mais dénoué — tout cela par une simple idée architecturale. »  CQFD.

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Pour donner un exemple plus concret à ceux qui ne sont pas fans de théories sociologiques : par exemple, quand vous avez envie de pisser dans la rue et qu’il est 3h du mat, non seulement vous avez l’impression qu’on vous observe mais vous n’en êtes pas sûr, et en plus, vous ne trouverez tout simplement pas d’endroits discrets, de coins d’ombre tranquilles. Non, peu importe où vous irez, vous serez toujours exposé à la lumière d’un réverbère dans une immense avenue. Et vous attendrez d’être chez vous pour uriner. Même si vous voulez contourner la loi, vous n’y arrivez pas, c’est ça la magie du système. 

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Lorsqu’on visite des endroits comme le Japon, la Norvège ou Singapour, on se rend compte à quel point la mentalité française a considérablement désacralisé la loi. En France, lorsque quelque chose nous déplaît, on peut prendre la décision de ne pas respecter les règles, quitte à en assumer ensuite les conséquences. Et les citoyens se soutiennent mutuellement quand il s’agit de déjouer le système (les appels de phare pour prévenir que la police est à proximité n’est qu’un exemple). A Singapour, et c’est pour ça qu’il est intéressant de constater ça en tant que Français, c’est totalement l’inverse.

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Les personnes avec qui j’ai passé plusieurs soirées évoquent la loi sans aucun dégoût, mépris ou haine, mais simplement comme une force abstraite qui pourrait sévir d’une seconde à l’autre. Tel un petit con parisien, j’entreprends de traverser la rue totalement vide de véhicules, alors que le bonhomme est rouge. J’entends mon amie s’écrier « Ne fait pas ça !« . Devant tant de gravité pour un bonhomme lumineux, je plaisante donc « Pourquoi, le vilain méchant loup des feux rouge va venir me bouffer ? » Personne du groupe n’a rit. On ne rigole pas avec la loi.

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Cependant, si vous n’êtes pas un mauvais garçon et que vous avez fait le serment de prendre vos opinions personnelles et de vous les carrer là où je pense, Singapour est une ville particulièrement agréable à vivre.

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Le climat peut être parfois contraignant dû aux fortes pluies et à une humidité constante toute l’année, mais ça n’en reste pas moins vivable étant donné que l’ensemble des infrastructures est extrêmement moderne et adapté.

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 La ville, d’une taille assez restreinte, peut se visiter en quelques jours. Même si elle ne propose pas une diversité culturelle hors du commun, il y a néanmoins pas mal de choses à faire, la nourriture est variée et il y a de nombreuses promenades très sympas au bord de l’eau ou ailleurs.

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La vue panoramique du dernier étage de Marina Bay est à couper le souffle, tout comme l’architecture de cet improbable triple-building en haut duquel trône une piscine et des restaurants.

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Chinois, Malais et expatriés vivent dans une sorte d’harmonie un peu faux-cul. Tout le monde est en paix et en symbiose car le culte de l’argent et de la réussite est fédérateur, mais ça n’empêche pas de garder ses habitudes. Chacun ses restaurants, chacun ses quartiers, chacun ses ambiances. Le banquier anglais a beau habiter à Singapour depuis 20 ans, ce n’est pas pour cette raison qu’il ira décortiquer des pattes de poulets avec son collègue Mr Chang.

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Le point commun qui rassemble tous les Singapouriens, c’est la réussite, et cela sous toutes ses formes. Singapour est une société profondément élitiste et exigeante avec les générations futures. Lors de mon voyage, je fais la rencontre de Joy, qui m’a décrit la vie d’une jeune Singapourienne d’une vingtaine d’années dans la société actuelle.

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Premièrement, il y a la question de l’identité. Singapour, le petit surdoué précoce qui bat tous les records, n’a pourtant que cinquante ans. Même si elle est considérablement développée, la Cité-Etat est encore trop jeune pour s’être forgé une identité culturelle bien définie. L’atmosphère est cosmopolite, certes, mais les comportements sont encore trop communautaires pour pouvoir vraiment y définir une identité profonde. Cependant, il y a chez la jeune génération une réelle volonté sincère de se revendiquer avant tout Singapouriens et non Chinois, Malais ou autres nationalités. « I was born and raised in Singapore, I live here, I work here, this is my city, this is my home ! Of course I am a Singapourian girl ! », me répondit d’un ton vindicatif une amie de Joy, après lui avoir posé la question si elle se sentait quand même un peu chinoise. 

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Deuxièmement, il y a la question de la pression parentale sur les générations actuelles. En plus du fait d’exiger une réussite scolaire, professionnelle, sociale et familiale exemplaire, il s’agit de rester à Singapour pour reprendre le flambeau. Les responsabilités pèsent lourd sur les épaules des jeunes à qui on martèle que la génération précédente s’est donnée un mal de chien à contribuer à la réussite d’un modèle qui offre une qualité de vie hors du commun.

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Il est donc de bien mauvais gout, voire fortement déconseillé, d’oser partir s’expatrier dans un autre endroit de la planète. Aller en vacances en Australie, pas de soucis. Faire une ou deux années d’études en Europe, pas de problème. Mais quoi qu’il en soit, tu rentreras ici et tu continueras ce que les anciens ont commencé. 

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Lorsqu’on visite Singapour, il n’est pas spécialement bon d’aborder la ville d’un point de vue totalement touristique. Ce qui est intéressant, et c’est pour cette raison qu’y passer quelques jours est captivant, c’est les questions que la ville nous renvoie à la figure. Même si certaines choses agacent, on ne peut s’empêcher de remettre en question ce que peut représenter un endroit où il fait bon de vivre.

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Serais-je prêt à vivre dans un monde plus sûr et plus moderne, mais cela au prix de certaines de mes libertés individuelles. Pourrais-je m’adapter au fait que je n’ai pas le droit ni de manifester, ni de faire la grève, ni de juger ouvertement mes dirigeants pour leurs actions, mais que mon salaire serait élevé et que l’accès à l’éducation serait aisé ? Suis-je prêt à travailler 15 heures par jour pour m’endormir dans un loft au cinquantième étage d’une tour ? Et toutes sortes de paradoxes qui font de ce modèle un genre complètement à part. 

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Personnellement, Singapour me fait rêver par son niveau de vie et sa modernité, mais me dégoûte par sa mentalité. Le bonheur n’est qu’illusoire si l’on vit dans la crainte. La crainte d’être punis par le système, la crainte de pas être le meilleur, la crainte de décevoir les prédécesseurs. A quoi bon vivre dans le futur si c’est pour vivre dans la peur ? Cette vie-là n’est point faite pour un Latin, mais parfois, découvrir un modèle idéologique à l’opposé du sien propose un questionnement intéressant sur sa condition. G0861330

Singapour est une ville au destin improbable, jouissant d’une idéologie politique, économique et culturelle unique au monde. Cité-Etat hybride, à la fois autoritaire, répressive, démocratique et capitaliste, elle a accompli en 50 ans ce qu’aucun autre pays au monde n’a jamais réussi à faire. Beaucoup adorent et beaucoup détestent, mais peu importe ce que l’on en pense, Singapour est digne d’intérêt pour l’originalité de son histoire et par le modèle ambivalent qu’elle représente au sein du monde moderne. 

Fait cocasse, Lee Kuan Yew, le père fondateur de Singapour, est mort pendant la rédaction de cet article. 

RoseKuanYew12

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