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La Favorite – Quand Yórgos Lánthimos dynamite le film d’époque



Angleterre, début du XVIIIe siècle. Le royaume est en guerre contre la France, appauvrissant davantage une population vivant déjà dans la misère avec la mise en place de taxes supplémentaires. Mais la cour, enfermée dans son palais d’ivoire (une tour ne suffirait pas), est bien loin de cette réalité et occupe son temps en se divertissant selon les us et coutumes – et surtout les extravagances ! – de l’époque. Entraînement au tir sur volatiles, fêtes en tout genre réunissant l’aristocratie, courses de canards, ou de homards (si si !), sans oublier le lancer d’oranges sur cible mouvante uniquement affublée d’une perruque. De toutes ces joyeusetés,  la reine Anne – dernière souveraine de la dynastie Stuart – ne peut que rarement profiter. D’une santé fragile, autant d’un point de vue psychologique que physique, celle-ci passe le plus clair de ses journées dans sa chambre en compagnie de ses dix-sept lapins. Et de sa plus fidèle amie et conseillère, Lady Sarah Churchill, qui gouverne le pays à sa place. L’arrivée d’une nouvelle servante – Abigail Hill, une cousine de Lady Sarah – va rapidement bouleverser les relations entre la souveraine et sa favorite.

Yórgos Lánthimos est un cinéaste qui bouscule les codes autant que le spectateur. En témoigne une filmographie axée sur l’exploration des sentiments de l’humain, son comportement, ses obsessions, son hypocrisie, sa perversité, son caractère manipulateur… Ainsi, que vient faire un film d’époque dans son œuvre ? Que viennent faire les divertissements et apparats de la cour chez un réalisateur qui dissèque les êtres avec la précision d’un chirurgien ? A-t-il souhaité s’essayer à un cinéma plus académique ? 

Bien loin des films en costumes tels que le Marie-Antoinette version Coppola ou les diverses adaptations sur grand écran de Tolstoï et Jane Austen, néanmoins très réussis mais aussi classiques sur le fond que sur la forme, La Favorite dynamite le genre policé de ces films historiques. En lieu et place des plans à l’esthétique aseptisée dont le but est de mettre en valeur de beaux décors et de beaux costumes baignant dans une belle lumière, le style Lánthimos propose une mise en scène anxiogène. S’il ne néglige pas pour autant toute cette beauté de l’époque (décors, costumes et jeux de lumière sont somptueux), il l’installe dans un huis-clos quasi permanent au sein du Palais de Kensington et la pare d’atours aussi baroques qu’opulents. Le grandiose se mêle au grotesque, la trivialité au raffinement. L’utilisation d’une bande-originale dissonante et d’une caméra fish-eye venant déformer les perspectives parachève ce sentiment d’étouffement, tant pour le spectateur que pour la reine et ses favorites, prisonnières de cet environnement autant que de leurs relations.

En plus de s’affranchir de la forme habituelle des films d’époque, tant dans ses choix esthétiques que par ses dialogues crus et anachroniques et son humour corrosif, le cinéaste grec s’affranchit également du fond. Les événements historiques – ici la guerre menée contre la France et les luttes partisanes entre whigs et tories au sein du Parlement – ne sont que la toile sur laquelle se peignent des enjeux d’une toute autre nature. Ainsi, tandis que les hommes jouent aux petits soldats sur le champ de bataille ou aux bouffons dans l’hémicycle fardés et perruqués de la tête aux pieds, les femmes mènent la danse depuis les appartements de la reine, lieu véritable du pouvoir. Mais également lieu de luttes féroces.

Avec l’arrivée de la nouvelle servante, Abigail Hill, qui s’infiltre rapidement dans les plus hautes sphères – c’est à dire dans la chambre même de la reine – le duo formé par la souveraine Anne et sa favorite Lady Sarah vole en éclats. La domination exercée par Lady Sarah sur la reine diminue en même temps que grandit celle d’Abigail. Le duo se transforme en un triangle dans lequel chacune devient tour à tour victime ou bourreau et dont les maîtres mots sont rivalités, manipulations et perversions. Ces trois arts sont maniés à la perfection par les trois actrices, aussi exceptionnelles en reine maladive et colérique au bord de la folie (Olivia Colman, lauréate de la Coupe Volpi à la Mostra et d’un Golden Globe pour sa performance) qu’en conseillère dominatrice et possessive (Rachel Weisz) ou qu’en arriviste faussement inoffensive mais réellement déterminée pas son ascension (Emma Stone). Relégués au second plan, les hommes deviennent les fantoches de cette guerre cruelle et exclusivement féminine. Et dont personne ne sortira indemne.