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Les BD du mercredi : Au-delà des décombres (Cambourakis), Isles (2024/ FP&CF) & Le dernier Lapon (Sarbacane)



Le mercredi c’est désormais trois albums sur lesquels nous portons notre attention. Trois livres qui font l’actualité, trois conseils de lecture, dans une diversité de genre et de format, pour aiguiser la curiosité de chacun !

Les voyages en train pourraient lui permettre de souffler un peu entre deux voyages pour se rendre à des dédicaces ou à des invitations diverses. Pourtant non. Zerocalcare ne possède plus ce droit légitime à des moments de pauses dans une vie devenue agitée en raison de sa notoriété. Les coups de fil s’enchainent ainsi à un rythme édifiant, jamais plus de deux minutes et quelques secondes avant la réception d’un nouvel appel ou d’un sms, sans qu’il puisse influer sur cet infernal cadencement. L’auteur qu’il est se doit de répondre à des sollicitations, qui sont autant d’attentes d’une partie de son lectorat. Les timides tentatives de refus qui traversent son esprit se heurtent ainsi très vite à une conscience plutôt efficace qui brandit bien haut la banderole « Trahison » à chacun des essais du dessinateur de se défiler. L’auteur qu’il est devenu, dont la voix et le message peuvent aussi sensibiliser le public à des causes humanitaires ou sociétales, répond de fait favorablement à tout un tas de rencontres, sans en connaitre parfois l’objet même, le plaçant au centre de traquenards bien ficelés. L’auteur de Kobane Calling accepte pourtant cet état de fait sans le remettre foncièrement en question. Le mariage improbable de l’un de ses meilleurs potes, franc-tireur reconnu, vient pourtant perturber la vie du dessinateur qui ne peut refuser l’invitation. L’occasion pour lui de revoir tout un lot d’amis qu’il a connu avant son succès qui vont le « forcer », en jouant sur la corde sensible, à accepter de s’inscrire dans un projet éducatif qui pourrait permettre de tirer certains d’entre eux des affres d’une misère qui gagne du terrain chaque jour. Lui qui a réussi, qui possède la notoriété, le contact facile avec le public, et l’adulation d’une bonne partie des 15-40 ans ne dit pas non, même s’il sait à l’avance les conséquences multiples et les ramifications chronophages qu’il implique… Dans Au-delà des décombres Zerocalcare pose un regard critique sur son statut d’auteur reconnu. Il l’analyse au regard de ce qu’il induit comme « dégâts » collatéraux. Lui le petit garçon un brin agité des quartiers populaires de Rome, ne demande qu’à dessiner, à porter des histoires qui peuvent aussi faire oublier la situation sociale tendue de l’Italie du vingt-et-unième siècle. Le succès qui est le sien aujourd’hui tend à organiser sa vie au-delà de ses aspirations. Avec un humour constant Zerocalcare décline un album sincère et autocritique qui présente aussi les difficultés d’une partie de l’Italie à émerger, à construire un avenir et à susciter l’espoir. Le rythme enlevé, fait d’un enchaînement de scènes parfois cocasses, participe à la fluidité d’un album qui se lit d’une traite !
Zerocalcare – Au-delà des décombres – Cambourakis – 2018

 

Avec Crépuscule paru chez 2024 l’année dernière Jeremy Perrodeau nous avait particulièrement séduits par sa capacité à poser des questions et à laisser le soin au lecteur de s’approprier le récit. Loin de la Terre dans les confins de l’univers le dessinateur mettait en scène des personnages, deux humains et deux androïdes, qui tentaient de retrouver une équipe de chercheurs disparus. La planète dont ils foulaient le sol se révélait, au fur et à mesure de leur avancée, porteuse d’un mal incurable représenté par des formes géométriques, cubes, cercles, triangles, rectangles qui venaient se greffer aux éléments naturels, branches, feuilles et herbes. Isles, le premier projet de l’auteur, publié par la petite structure FP&CF en 2013, porte en lui les éléments entrevus dans Crépuscule. Trois hommes débarquent d’un canot pneumatique sur une île sauvage à la végétation luxuriante. Ils se séparent très vite sur la plage chacun empruntant un chemin opposé pour accomplir une mission qui nous échappe totalement. Au fil de l’avancée du récit nous découvrons que cette île qu’explorent les trois hommes recèle des dangers insoupçonnés au premier abord. Si bien que tout un tas de questions vient à l’esprit : Quelle est l’objet réel de la mission des trois hommes ? Que cache cette île a priori paisible ? Le noir et blanc choisi pour développer ce récit permet d’accentuer le suspense, tout comme le dessin en lui-même au trait racé qui demande toute l’attention du lecteur qui devient observateur de ce qui se joue devant lui. Les réponses ne sont pas évidentes et finalement on ne peut que s’en réjouir tant elles permettent de libérer notre imaginaire. Un album épuisé qui permet, dans cette coédition soignée, de percevoir les germes de Crépuscule et la façon particulière dont Jeremy Perrodeau tisse sa toile narrative. Chapeau bas !
Jeremy Perrodeau – Isles – 2024/ FP&CF – 2018

 

Nous avons déjà pu apprécier les adaptations de polars nordiques au travers de la relecture inspirée de l’œuvre de Camilla Läckberg (Le tailleur de pierre, La Princesse des glaces et Le Prédicateur, tous trois chez Casterman) par Olivier Bocquet et Léonie Bischoff ou encore l’adaptation très fine par Sylvain Runberg de Millenium. Le dernier Lapon, polar écrit de la main d’Olivier Truc, auteur français installé à Stockholm depuis plus de vingt ans, possède cette attraction étrange des polars construits dans les grands froids autour d’une communauté qui mêle les mystères d’une culture autochtone (ici les Lapons) et des Scandinaves ruraux implantés dans un cadre hostile pour des raisons qui échappent parfois au commun des mortels. Si ce polar possède la saveur des romans d’Arto Paasilinna, des polars d’Arnaldur Indridason ou de, nous l’avons dit, Camilla Läckberg, il permet surtout une immersion dans une culture ancestrale méconnue, celle des Samis, qui fait l’objet d’une mesure de protection de la part de l’UNESCO en raison de l’exploitation industrielle de ses terres et du changement climatique qui touche le pôle Nord. La Laponie c’est la terre d’élevage des rennes. Le Dernier Lapon débute par la mort de l’un d’eux, Mattis, trouvé mutilé de ses deux oreilles. Au même moment un tambour ancestral chamane, rare, à forte valeur symbolique, récemment remis par un explorateur français à son peuple d’origine, est volé, sans qu’aucune piste sérieuse ne se dégage. Nous sommes à Kautokeino, une localité finlandaise de 3000 âmes une zone dans laquelle officie la police des rennes, et notamment Klemet et Nina qui vont enquêter sur la mort de Mattis. Mais ce fait divers tragique cache bien d’autres aspects qui échappent aux deux enquêteurs… Un peu dans la veine de La Forêt des renards pendus, roman d’Arto Paasilinna adapté récemment par Nicolas Dumontheuil chez Futuropolis, Le dernier Lapon se voit réapproprié par deux auteurs espagnols plutôt inspirés : Javier Cosnava au scénario et Toni Carbos au dessin. Les deux auteurs mettent en avant le drame qui touche une culture Sami qui peine à se perpétuer, le racisme débridé qui s’exprime de manière parfois brutale ou l’exploitation sauvage des terres lapones très riches en minerais rares. Les personnages créés par Olivier Truc sont habilement creusés, héros et seconds rôles compris, ce qui permet de faciliter la plongée dans cette histoire plus complexe qu’elle pourrait le laisser penser. Le traitement en teintes bleutés dans lequel les blancs rendent compte de l’atmosphère cotonneuse de la Laponie et du froid qui la parcours, restitue parfaitement le cadre d’une lande qui se dévoile sans far. Une réussite à tous les points de vue.
Javier Cosnava et Toni Carbos – Le dernier Lapon – Sarbacane – 2018