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4 cases en plus : Les Tourbières noires (4ème volet), la chronique !



Les sols lunaires de l’Aubrac teintés d’une douce couleur ocre offrent leur lot de mystères à celui qui décide de s’y aventurer. Parfois, au détour d’un chemin de terre en partie pavé, se déniche des fermes closes qui cachent de vielles histoires. C’est l’une d’elle que nous conte Christophe Bec.

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Les Tourbières noires

Les Tourbières noires de Christophe Bec – Glénat (2016)

Dans une sombre forêt se joue une partie de chasse des plus singulières entre deux hommes animés d’intentions bien différentes. Au détour d’un fourré un des hommes croit apercevoir une ombre et demande à l’autre de s’en approcher pour savoir ce qui s’y cache. Alors à porter de fusil et de dos le premier homme tire sur son compagnon de chasse puis demande à ses chiens de finir la grande œuvre. La mort vient de frapper celui qui s’est aventuré à s’envoyer en l’air avec la femme de l’autre.
Quelques années plus tard Antoine, un photographe paysagiste, sillonne les terres de l’Aubrac sur lesquelles s’est déroulé, sans qu’il le sache, ce meurtre sordide. Alors qu’il cherche un refuge pour la nuit, il s’égare vers une ferme isolée fortifiée qui arbore des barreaux impressionnants et dont les occupants se révèlent des plus étranges. Quels secrets se cachent derrière les murs épais de l’immense bâtisse ?
Le récit Les Tourbières noires devait à l’origine se décliner sous la forme d’un court-métrage, mais, faute de subventions suffisantes pour le réaliser, le projet fut repensé par Christophe Bec sous la forme d’un récit séquencé. Grace à toute la matière collectée pour le film, et notamment les prises de vues opérées sur l’Aubrac, l’auteur de Prométhée pouvait envisager de retravailler son récit en se servant de ce qui lui aurait peut-être manqué : les moyens. La copie qu’il nous propose multiplie donc les angles de vue et les cadrages. Elle met surtout en évidence un travail judicieux autour du huis-clos qui reste un exercice ô combien stimulant pour tout auteur voulant se mettre en danger par rapport au traitement du rythme.
Le choix de travailler sur des personnages peut-être plus « typés » que ceux dépeints dans la nouvelle La Peur de Maupassant, qui a été le déclencheur de cette aventure, rendait possible le choix de resserrer le casting pour axer le récit sur trois protagonistes creusés à l’extrême. Antoine, le photographe, reste l’étranger des lieux. Porté par l’Aubrac qu’il est venu photographier jusqu’à se laisser prendre par une nuit colorée d’un panel tout à la fois envoûtant et des plus inquiétants, l’homme se trouve pris au piège d’une ancienne malédiction. Baptiste, le vieux chasseur paranoïaque habité par la peur qui lui offre l’hospitalité semble cacher un secret bien lourd pour lui. Entouré de ses chiens, véritables molosses aboyant au moindre craquement de brindilles ou à la moindre effluve captée par des nasaux redoutables d’efficacité, il réduit ses mouvements aux cents pas accomplis dans la pièce de vie de son immense ferme fortifiée. Sa fille Mélodie véritable bombe improbable dans un tel lieu et dans un tel contexte, apporte à elle seule la lumière au récit. Arborant une robe-déshabillé d’un blanc immaculé, elle capte tout le spectre de lumière, rendant terne le décor qui l’entoure et qui n’avait d’ailleurs pas forcément besoin d’un effort supplémentaire pour affirmer son austérité. Mélodie apporte avec elle ses charmes et Christophe Bec, qui avait dès le projet de court-métrage souhaité un personnage féminin au fort charisme, ne manque pas de soigner son portrait en s’en servant pour inclure au récit un érotisme soft qui ouvre une veine, un sillon qui contrebalance la trame principale. Les trois personnages vont donc cohabiter ensemble le temps d’une nuit. Une nuit bien trop longue pour Baptiste qui tente de capter à l’extérieur les bruits de ce mort qui viendrait réclamer vengeance d’une fin sordide survenue moins de vingt ans en arrière. Une nuit peut-être trop courte pour Antoine qui parvient à saisir le malaise qui habite Baptiste sans en saisir toute la portée.
La tension et le suspense, moteurs d’un récit qui se devaient de ne pas faiblir de planches en planches, se trouvent ici dopés par le rythme insufflé sur chaque séquence. Le rendu se veut très cinématographique, multipliant les cadrages, les zooms et dézooms, les plongées et contre-plongées, les plans larges ou resserrés, les panoramiques. Le récit de Maupassant s’axe autour de la peur, ce sentiment qui se veut tout à la fois oppressant et tenace. Christophe Bec s’en sert surtout pour inclure une donne fantastique articulée autour d’une ancienne malédiction. En choisissant de ne pas montrer directement ce qui fonde la peur de Baptiste, il ménage ainsi totalement le suspense.
Sur la forme, le retour au dessin d’un auteur qui a depuis quelques années laissé de côté la planche à dessins, a sacrément alimenté notre curiosité. Le projet des Tourbières noires a été réalisé sur quatre ans. Quatre années où l’auteur, qui nous a avoué la souffrance que pouvait lui occasionner le travail continu au dessin sur dix ou douze mois, a confectionné ses planches par étapes à raison de deux à trois mois par an. Cela donne un encrage d’une redoutable efficacité qui verse dans le réalisme saisissant. Chaque planche, chaque case se voit ainsi dotée d’un luxe de détails qui donne toute sa dimension au récit. Un récit qui se veut classique dans sa structure narrative et son déroulé mais qui parvient à offrir au lecteur ce qu’il était venu chercher, une histoire où le suspense s’alimente de ce qui est offert sur chaque planche mais aussi de ce qui est suggéré et qui travaille l’esprit une fois refermé l’album. Il est des récits dont les intentions s’effacent de nos mémoires avec le temps. Les Tourbières noires ne fait pas partie du lot, car en affichant dès le départ les mystères liés à une région qui alimente nos imaginaires, Christophe Bec avait annoncé la couleur. Et cette couleur ne risque pas de se ternir avec le temps…

Christophe Bec – Les Tourbières noires – Glénat – 2016 – 14,95 euros