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A retenir de 2016 – Sélection BD (1/4) : Melvile 2, Le Club des Prédateurs, Le Roy des Ribauds T2…

Vingt récits pour 2016, c’est beaucoup et peu à la fois. Beaucoup car il est de coutume de dire « Et s’il fallait en garder qu’un ». Peu car cette année 2016 a été réellement la confirmation que la création, dans son exigence narrative et graphique, accouchait de très beaux projets. Nos vingt récits épousent un large spectre de genres (SF, fantastique, polar, conte, docu-fiction…) et de formats (du classique 46 planches à l’épais roman graphique de plus de 300 pages). Nous vous les proposons accompagnés des rencontres de leur(s) auteur(s). Bonne lecture ! 

En ce début d’année 2017, nous vous offrons donc un petit retour en arrière pour vous présenter les vingt albums qui ont fait 2016. Et pour commencer nous vous laissons découvrir notre sélection du premier trimestre 2016 :

– Melvile T2 de Romain Renard (Le Lombard)
– Le Club des prédateurs de Valérie Mangin et Steven Dupré (Casterman)
– Le Roy des Ribauds T2 de Ronan Toulhoat et Vincent Brugeas (Akileos)
– Le facteur cratophane d’Eric Liberge (Dupuis)
– Martin Eden de Denis Lapière et Aude Samama (Futuropolis)

 

Melvile 2 : L’histoire de Saul Miller

Le ciel nous livre parfois ses secrets et ce n’est pas son seul attrait. Car de sa simple observation peut naitre les rêves les plus fous. Des rêves qui alimentent des imaginaires à partager et libèrent nos sens. Saul Miller a longtemps transmis sa passion pour l’astronomie en enseignant cette noble matière à des étudiants que l’on suppose eux-aussi réceptifs et émerveillés. Aujourd’hui encore, bien des années plus tard, il lève la tête plus haut que l’horizon pour tenter de percevoir les amas de matière, étoiles lointaines à la lumière vive ou plus diffuse, qui dessinent le ciel à la nuit tombée. Il se souvient alors que l’homme n’a pas toujours eu son mot à dire dans la manière de percevoir un univers d’une richesse et d’une complexité sans pareille. Saul vit dans une maison isolée en périphérie de Melvile, bourgade jadis prospère devenue depuis quelques temps une ombre habitée d’âmes perdues qui cachent parfois de lourds passés pas toujours bien digérés. Saul est l’un de ces habitants. Pas des plus affables, il choisit ses amis et vit seul ou presque le reste du temps dans sa maison en bois qui représente le dernier bastion avant de s’engager dans l’immensité de la forêt sauvage qui surplombe Melvile. Les interminables marches qu’il entreprend parfois dans cet écrin de nature, le poussent jusqu’à ses plus proches et seuls voisins, Beth, une artiste qui réalise des installations en pleine nature et Daniel un jeune homme persuadé qu’une vie extra-terrestre pourrait bien s’être répandue dans la région… Alors que sa vie ne s’expose à aucun vent contraire, Saul va pourtant briser son lénifiant quotidien en acceptant de garder la petite Mia, fille d’une rare amie qui travaille tard dans un bar à la musique trop forte. Un de ces lieux peuplé d’habitués qui offrent encore un semblant de vie à une ville en déshérence. Le quotidien de Saul va dès lors se partager entre les moments passés avec la jeune fille et son observation du ciel et de la nature environnante. Jusqu’au jour où deux chasseurs tentent de pénétrer sur sa propriété pour emprunter un bout de route qui doit les mener sur un terrain de chasse…
Avec Melvile Romain Renard ne nous livre pas qu’une simple fiction ayant pour cadre une petite bourgade perdue quelque part en Amérique du nord ou ailleurs. Il nous raconte un lieu et les personnes qui y vivent ou y gravitent. Des personnes qui possèdent en commun des difficultés à communiquer, peut-être aussi parce qu’elles ne sont pas encore totalement en paix avec elles-mêmes et qu’elles cachent de lourds passés, de ceux qu’il est difficile de balayer d’un simple revers de la main. Saul Miller est l’un d’eux. Il a vécu à Melvile avant de partir à la ville pour y suivre des études universitaires. Il intègre ensuite la faculté comme enseignant dans le département d’astrophysique. Une réussite parfaite. Et pourtant, l’homme semble, bien des années plus tard, nébuleux sur la vie qu’il a menée loin de la maison familiale. Pour quelles raisons ? Romain Renard construit son récit avec cette double ambition de creuser suffisamment le cadre et le background de ses personnages pour atteindre une forme de réalisme troublant accentué par le rendu graphique qui se rapproche, dans la réalisation des décors et du cadre naturel, de la photographie, et de semer, tout au long du récit, des zones d’ombres qui viennent offrir un volet quasi-fantastique à certaines scènes, qui empruntent au courant pictorialiste (Gustave Marissiaux, Léonard Missone, Edward Steichen ou encore Alfred Stieglitz) qui vire au symbolisme (planches des pages 132 à 142), dans lequel l’apport de la lumière, parfaitement maitrisé, se fait essentiel. Ombres et lumières. L’auteur belge navigue entre les deux. Pour mieux nous perdre, d’où l’absence de certains repères, de temps (fin des années 80 ?) et de lieu (Amérique du nord ?), mais aussi pour mieux nous immerger dans son monde, au point de nous en rendre acteur. Pour cela l’auteur joue sur un tempo qui prend volontairement son temps se rapprochant de fait d’une construction plus littéraire. Peut-être l’influence des lectures assumées de Jim Harrison, Ron Rash ou du courant nature writing qui peut se lire notamment dans le traitement de la thématique écologique. Dans ce contexte Romain Renard ajoute un suspense qui se fait croissant, avec l’arrivée, dans la vie réglée de Saul, de perturbateurs « étrangers » représentés par ce duo de chasseurs qui va raviver de vieux démons. Une tension particulièrement sensible qui s’alimente des silhouettes aperçues à la nuit tombée depuis la fenêtre de la bâtisse de Saul.
L’histoire de Saul Miller n’est pas véritablement la suite du premier opus de ce triptyque. Elle forme en réalité un récit indépendant qui nourrit l’univers de Melvile et en révèle d’autres aspects géographiques ou d’autres personnages. Chaque volet apporte donc ses vérités et ses parts d’ombres, mais, au fil des planches, des parcours des hommes et des femmes, se dessinent les contours moins flous du drame à venir. Le récit graphique se voit compléter par l’application Melvile pour tablettes qui, à la manière d’un Google maps, offre des images, des photos de chaque lieu. Des histoires additionnelles viennent compléter la trame déjà offerte et la bande son atmosphérique, composée par Romain Renard himself, finit de nous emporter de façon durable vers cette bourgade de 478 âmes dont l’envie nous habite d’en savoir plus. Un univers singulier qui laisse au lecteur cette possibilité si rare de s’y projeter…
Romain Renard – Melvile T2 : L’histoire de Saul Miller – Le Lombard – 2016 – 22,50 euros  

L’interview de Romain Renard

Peux-tu nous dire ce qu’est Melvile, cette petite bourgade nichée aux abords d’une forêt quelque part en Amérique du Nord ?
C’est une petite ville qui, pendant des années, a vécu de l’exploitation du bois. Maintenant les scieries Tréjean ne sont plus qu’un lointain souvenir et la petite ville est devenue un village où, l’été, apparaissent quelques touristes citadins se fabriquant, avec leurs cannes à pêche et leur bottes de grandes marques, leur fantasme de vie sauvage le temps d’un week-end. C’est une petite ville tranquille et, mis à part ces quelques touristes, on n’y croise pas beaucoup d’étrangers. On pourrait dire qu’elle vit légèrement repliée sur elle-même.

Les deux premiers portraits que tu présentes, Samuel Beauclair dans le premier tome et Saul Miller dans ce second, décrivent des êtres aux lourds passés, un peu à un tournant de leur vie et qui se doivent aussi d’engager une introspection pour avancer. Peux-tu nous parler de ton intérêt pour ces personnages complexes qui se révèlent finalement humains et attachants ?
J’enfonce une grande porte ouverte, mais rien n’est simple dans la vie, c’est une évidence. Quand on raconte l’histoire d’un personnage, on ne peut pas se limiter aux traits de personnalité qui l’aideront dans une situation critique. J’aime croire que mes personnages ont vécus avant moi, j’aime écrire leur passé. Je n’utilise que vingt pour cent de leur passé. Mais les quatre-vingt restant influencent leur manière de parler, de se mouvoir, racontent également leurs silences, leurs réactions. Si je ne connaissais que la partie immergée qui me sert à l’histoire, je pense qu’à un moment donné, le lecteur n’y croirait plus. Et puis, dans la « vraie » vie, on met du temps à bien connaitre quelqu’un. Parfois après des années, un pan entier d’une histoire personnelle refait surface, et vous décodez cette personne d’une autre manière. C’est ce que j’aime raconter. Rien n’est simple. Il y a des sous-couches, il y a notre terreau, nos racines et il y a ce qu’on aimerait projeter au regard des autres. Parfois je me fais avoir à mon propre jeu. Comme je connais bien mes personnages, il m’arrive de bloquer sur une situation. Je me dis qu’il ne devrait pas réagir comme ci ou comme ça même si ça m’arrangerait bien. Ce qui est amusant ce n’est pas de construire une situation et de la raconter par des personnages qui seraient en quelque sorte des marionnettes, mais plutôt d’écrire l’histoire d’un homme et de le placer devant une situation imprévue. Et d’imaginer sa réaction et ce qui découle de ses décisions.

Peux-tu nous parler de la manière dont tu travailles sur l’univers de Melvile ? As-tu dessiné une carte précise de cette bourgade ? As-tu rédigé des fiches précises de chaque personnage qu’ils soient principaux ou secondaires ? As-tu élaboré une frise historique pour permettre à chaque évènement de s’emboîter avec les autres ?
J’avais déjà dessiné la carte pour le précédent et je m’en étais peu servi. Pour L’histoire de Saul Miller, cette carte est devenue essentielle pour moi. À tel point qu’on l’a intégrée sur les pages de gardes du livre. Comme pour mes personnages, je prends le temps d’imaginer leur environnement. Un lieu qui a existé bien avant l’histoire que je mets en scène. Et en cela, la ville, ou l’univers, influence les caractères des personnages. Ça ne se voit pas au premier regard, mais c’est là. Et je sais à chaque fois où mes personnages se situent. Ce n’est pas un décor. D’ailleurs, dans l’application qui accompagne le livre, cette carte est au centre d’histoires supplémentaires. Il y a des légendes, il y des anciennes coutumes, nous racontons tout cela dans l’accompagnement numérique. Et comme pour la ville, comme pour mes personnages principaux, les secondaires aussi, ont leur propre passé. Vous les découvrirez sur l’application dès le 22 janvier !

Dans chaque tome tu prends le temps de poser le cadre, le contexte. Tu travailles sur des tempos volontairement lents. Même si l’univers peut faire penser à une série comme Twin Peaks, peut-on dire que finalement tu es plus proche d’une construction littéraire ?
Je suppose. Je suis un grand lecteur. Mais l’idée n’est pas d’adapter une forme romanesque à la bande dessinée, mais plutôt d’essayer de voir jusqu’où le médium bande dessinée peut aller. Il y a un livre qui m’avait particulièrement frappé à sa sortie, je pense que c’était en 94 ou 95. Il s’agit de « L’homme qui marche » de Taniguchi. Ça m’a littéralement retourné. Je me disais, « alors comme ça on peut faire un livre qui raconterait pendant une centaine de pages l’histoire d’un homme qui marche ». Et, au-delà de ça, dans ses silences, dans ses contemplations, je faisais connaissance avec quelqu’un. À la fin du livre, je le connaissais. Le temps, c’est notre allié. Il faut prendre le temps pour bien connaitre quelqu’un.  

Tu laisses planer des doutes sur des situations et des contextes de l’histoire. Est-il essentiel pour toi que le lecteur, en plus de se forger son imaginaire à partir de ce que tu apportes comme matière, construise sa propre interprétation de ce qui n’est pas dit ?
Oui. C’est dans ce flou que chacun peut faire son expérience de lecture. Quand j’ai personnellement cette expérience de lecture, j’aime bien me dire « l’auteur ne le dit pas, mais moi je sais ». Et puis on y revient parce que quelqu’un d’autre propose une hypothèse différente. Là encore, ça fait vivre les personnages et leur environnement.

Dans ce second volet tu abordes le thème de l’astronomie. Le premier traitait de la filiation. Chaque opus est-il un peu le reflet de son auteur, de ses préoccupations du moment, de ses interrogations ?            
J’ai l’impression que les livres sont les reflets d’un auteur, bon, là encore j’enfonce une porte ouverte, mais c’est vrai. L’astronomie m’a toujours fascinée. En fait c’est plutôt la notion du temps astronomique qui me fascine. Comprendre que nous remontons le temps chaque fois que nous regardons le ciel me laisse rêveur. C’est là, autour de nous, nous en faisons partie et le plus beau, c’est que nous ne les rejoindrons jamais. Nous ne verrons jamais les mondes que ces étoiles lointaines éclairent. La lumière de certaines a mis plusieurs millions d’années avant de nous parvenir. Un temps où l’homme n’existait pas encore. Elles nous racontent ce temps dont nous étions absents, On ne peut que rêver en les observant. On ne peut que les fantasmer.

Les personnages que l’on rencontre dans Melvile sur chaque tome sont-ils amenés à se rencontrer par la suite ?
Oui. C’est déjà le cas dans celui-ci et c’était déjà le cas dans le précédent. Si vous reprenez le premier volume, vous remarquerez dans la scène du concert, derrière les personnages principaux, il y a déjà les chasseurs. Pareil pour les deux jeunes ados qui volent dans la petite épicerie, on le retrouvera dans le troisième. Ce sont des personnages très importants.

D’où te viens cette idée d’univers protéiforme nourrit aussi bien par le dessin, la vidéo, la musique et tous les contenus annexes ?
Parce que c’est ce que je fais. J’ai toujours fait de la musique en parallèle, et la vidéo m’a toujours attiré. Je me considère plus comme un narrateur, un raconteur d’histoires, plutôt qu’un auteur de bandes dessinées. Nous avons beaucoup travaillé sur la nouvelle application, « Chroniques de Melvile ». Quand vous la téléchargerez, vous aurez un aperçu plus large de la région, il y aura plus d’une vingtaines de nouvelles à découvrir, sous forme de vidéos, d’illustrations ou de textes. On pourra même habiter Melvile en achetant une maison ! Le prix est relativement abordable, il s’agira d’écrire une bonne histoire. Qu’est-ce que vous imaginez dans cette maison, qui y vit ? Si votre histoire est retenue, alors vous devenez résidant permanant de la ville. Et les prochains qui voudront venir y vivre, devront tenir compte de votre histoire. Il y aura déjà une maison à vendre dès la sortie, le 22.

T’engager dans la construction de Melvile tout en crédibilisant et en renforçant l’univers qui en découle suppose aussi de t’affranchir d’autres projets que tu aurais pu réaliser. As-tu lié aujourd’hui une grande partie de ta carrière à venir à cette bourgade de 478 âmes ?
Il y aura un troisième Melvile qui conclura toutes les histoires décrites en bandes dessinées et sur l’application. Et ça s’arrêtera là. J’ai d’autres projets en tête, certains sont bien avancés, d’autres restent encore  à l’étude. Pour l’instant je n’ai pas encore fini de raconter l’histoire de cette petite ville. Entre le deuxième et le troisième volume à venir, nous allons continuer à nourrir la ville d’histoires sur l’appli. Cela fera peut-être l’objet d’une publication dédiée, mais rien n’est  fixé à ce jour. À l’heure actuelle les possibilités de narrations que propose le numérique sont incroyables. Nous sommes au tout début de ces « nouvelles écritures » On explore le médium. Il reste tout à inventer. Encore et toujours, tout est une question de temps.

Peux-tu nous dire ce que sera Melvile dans les années à venir ?
Une ville habitée.

Le Club des Prédateurs

Londres 1865. En ce jour un peu particulier la masse de gredins se bouscule et joue des coudes. Devant la prison de Newgate se prépare l’exécution d’une jeune fille accusée d’avoir tué l’homme, poissonnier de son état, qui l’empêchait de voler les restes contenus dans ses poubelles. Geste inqualifiable dans une société qui entend bien faire respecter le droit et qui, révolution industrielle oblige, crée chaque jour des nuées de nouveaux pauvres. A contrario les néo-riches bedonnants déambulent dans la ville dans des coches luxueux, fiers de leur statut acquit. Monde de contrastes, monde d’injustices notoires, monde d’espoirs envolés qui, sans jamais remettre en cause le pouvoir en place voit les égouts verser leurs miasmes et répandre, le croit-on du moins, les maladies qui dévastes les quartiers les moins protégés de relents nauséeux, de microbes revanchards et de tout ce qui pullule dans les arrière-cours, les ruelles et les venelles reculées et non ventilées. Rien de bien réjouissant au programme et ce n’est qu’un début. Car dans cette société en mutation la frange de la population la plus miséreuse se voit contrainte de vendre la force de travail que représentent ses jeunes enfants… Pour tenter de vivre un jour de plus, peut-être deux, sait-on jamais, dans des conditions forcément déplorables. Devant cette prison foncièrement austère dont la façade s’élève comme un mur-écran qui affiche fièrement la puissance de la justice et surtout d’un Empire qui souhaite définitivement se préserver du crime, un jeune garçon prénommé Jack, ramoneur à la bouille noircie, croisera le regard d’une fillette de la haute, la jeune Liz. Ces deux jeunes que tout oppose vont pourtant se recroiser et peut-être démasquer celui qui se cache derrière le masque du Bogeyman…
Dans cette seconde moitié du XIXème siècle l’Europe entière a les yeux braqués vers l’Angleterre et sa fière capitale. D’abord en raison de la poussée démographique démesurée de la City qui déverse son flot de population dans des quartiers périphériques qui s’élèvent de manière pas forcément si désorganisée même si les rues dégorgent de ce flot nouveau alimenté par les famines irlandaises  du début de siècle et l’arrivée plus récente de migrants venus d’Europe orientale. Pour réussir à intégrer ces centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, les autorités londoniennes se décident à développer un réseau de transport inédit, le métropolitain qui, dès 1861, permet de relier les quartiers entre eux. Des efforts hygiénistes sont entrepris pour contenir les épidémies ravageuses (choléra en 1854 autour de Broad street, dysenterie, fièvre typhoïde…) apparues au tournant des années 1850. La révolution industrielle anglaise quant à elle possède toujours une longueur d’avance. C’est en partie les conséquences de cette industrialisation galopante qui agit sur la paupérisation accrue de la société britannique qu’a voulu explorer Valérie Mangin dans Le Club des Prédateurs. Elle le fait en juxtaposant deux mondes que tout oppose. D’un côté un peuple poussé à bout, martelé, plongé dans une lente agonie, de l’autre une bourgeoisie londonienne qui affiche une puissance chaque jour renforcée, se complet dans des soirées mondaines et des réunions de club où tout le gratin se presse. Cela donne à voir la dualité londonienne qui réalise pourtant la prouesse d’absorber les tensions qui pourraient germer en son sein et se muer parfois en véritables jacqueries urbaines. Pourtant il serait faux de croire que le peuple accepte son sort sans broncher. Au travers de Jack, jeune ramoneur qui vole, dans la rue ou dans les maisons où il est censé officier, c’est toute l’expression des tensions sociales qui s’expriment et ceux qui encore fournissent la force de travail de leurs enfants à l’usine locale qui les exploitent moyennant un verre de lait par jour, découvriront peut-être que le système n’est pas des plus juste en dépit des si belles apparences… Nos gamins des rues, eux, se font forts de démasquer le Croquemitaine, celui qui enlève les enfants pour leur offrir un sort bien triste. Mais qui peut bien être ce personnage étrange ? Jack et Liz, que tout oppose, tenteront de le découvrir et, s’ils y parviennent, seront au cœur de révélations bien sordides…
Au dessin Steven Dupré réalise une copie des plus aboutie. Découvert dans un registre plus léger (Kaamelott) il excelle dans la mise en ambiance de ce récit. Cela était d’autant plus essentiel au regard de l’angle d’approche choisi par Valérie Mangin qui décrit une période de l’histoire anglaise (l’époque victorienne) d’habitude explorée par le biais d’une bourgeoisie toute émoustillée de son aisance sociale. Les miasmes qui prolifèrent dans les moindres ruelles, la boue qui résulte d’un climat des plus austères, la tension qui couvre une population en sursis transparait remarquablement dans les moindres cadrages et dans un trait redoutable d’efficacité. La noirceur se lit jusque dans les entre-cases recouvertes d’un noir qui accentue l’oppression souhaitée par les deux auteurs.
Sur fond de chronique sociale en plein cœur de cette révolution industrielle anglaise peu regardante du sort d’un peuple affamé et si docile, Valérie Mangin et Steven Dupré livrent un récit sombre qui vire au morbide et à l’horreur, une extrapolation des pensées de Richard Francis Burton et du Dr James Hunt qui s’adonnèrent à des fantaisies bien troubles aux cours des années 1860. Un récit dont le premier volet captive de bout en bout et procure par son cliffhanger terminal ce surcroit de frissons qui caractérise les récits subtilement et savamment construits…
Mangin & Dupré – Le Club des Prédateurs – Casterman – 2016 – 13,95 euros

L’interview de Valérie Mangin


Comment est née l’idée de travailler sur Le Club des Prédateurs ?
J’avais très envie d’écrire une nouvelle histoire dans l’esprit de Petit Miracle, un conte fantastique réalisé avec Griffo il y a quelques années (http://www.mangin.tv/miracle.html). Le héros est un enfant né la tête séparée du corps avant la Révolution qui en vient à détester l’humanité et finit par inventer la guillotine. Il n’y a pas de fantastique proprement dit dans le Club mais j’ai voulu gardé l’idée de l’enfance confrontée à la monstruosité dans une société très dure et sans pitié pour les siens.

Le cadre de l’époque victorienne que tu choisis d’explorer est particulièrement riche. Sur le plan économique la révolution industrielle crée notamment un monde ouvrier qui vit dans les villes de peu ou de rien. Peut-on dire que le choix de l’époque n’est pas anodin de ta part ?
Non, le Club est une histoire d’exploitation extrême de l’homme par l’homme. Par elle, je voulais montrer ce qui se passait effectivement au 19è siècle d’une manière certes moins brutale mais tout aussi meurtrière. Je me suis donc placée volontairement au « pire » moment de la révolution industrielle. Le travail en usine est déjà très développé mais reste extrêmement dur pour les ouvriers adultes comme pour les enfants. A  9 ans, ils travaillent déjà 9 heures par jours avec seulement 1 heure de pause pour le déjeuner. Les grandes luttes qui déboucheront sur le droit du travail et la protection sociale n’ont pas encore eu lieu. Karl Marx, qui est à Londres à ce moment-là, publiera d’ailleurs le Capital deux ans plus tard.

Le choix de la ville, Londres s’est-il imposé dès le début et pourquoi ?
Oui. Cette cité est le symbole de l’époque victorienne. Elle apparaît comme telle dans de très nombreux récits gothiques. Elle évoque tout de suite dans l’esprit du lecteur une ambiance assez sombre et inquiétante. De plus, elle est la capitale de l’Angleterre, le pays où la révolution industrielle s’est développée le plus vite et est allée le plus loin. Elle représente donc tout ce dont je voulais parler.

L’album s’ouvre sur la pendaison d’une jeune fille qui a tué un homme qui la surprenait à fouiller dans ses poubelles. Tu abordes cette pauvreté de l’époque de front dès la première page. Peux-tu expliquer ce choix ?
La pauvreté est un des sujets clé de l’album. Elle conditionne le destin de la moitié des personnages. C’est à cause d’elle qu’ils volent ou sont obligés de travailler en usine. Mais à aucun moment, contrairement à aujourd’hui, elle n’est vue comme une circonstance atténuante. Si on est pauvre, c’est parce qu’on est un crétin, un paresseux, un ivrogne ou les trois et on ne mérite aucune pitié au contraire…  C’est ce contexte qui permet au Club d’exister : les prédateurs ont beaucoup de victimes potentielles à portée de main et des victimes que personne ne viendra défendre.

Dans cette ouverture tu mets surtout en opposition les femmes et les hommes du peuple et cette famille d’aristocrates venue observer la pendaison. Ton sujet dès le départ s’inscrit dans cette confrontation entre la société du bas et celle du haut qui se matérialise par cette rencontre improbable entre les deux futurs héros de cet album. Peux-tu nous parler d’une part de ce monde à deux vitesses que tu confrontes dès le départ et d’autre part de ces deux personnages que tout oppose ?
Les contrastes sociaux sont extrêmes dans le Londres victorien. Beaucoup d’industriels, de notables sont très riches alors que la plupart des ouvriers sont extrêmement pauvres. Liz et Jack qui se rencontrent à la pendaison sont chacun représentatifs de ces deux groupes que tout oppose. La jeune fille est bien nourrie, bien éduquée, elle n’a aucun souci dans la vie excepté subir les remontrances de sa mère. Pour elle, la mort de la petite voleuse n’est qu’un spectacle désagréable. Cela la gène mais elle ne remet rien en cause. Jack, le jeune ramoneur, est scandalisé au contraire. Lui connaît la faim. Il vole, il pourrait très bien être le prochain pendu. Cela l’incite à remettre en cause la domination des riches sur les pauvres mais, pour l’instant, ce ne sont que des mots. Il est totalement impuissant à faire changer les choses. Même ses amis dans la misère acceptent l’ordre établi.

Lorsque j’ai découvert ton album je finissais la lecture du roman de Sweeney Todd de James Malcolm Rymer. On y trouve beaucoup de similitudes notamment dans la description du cadre londonien et dans la manière d’amener le suspense. Ce roman a-t-il été une inspiration et d’une manière plus générale peux-tu nous parler de la matière et de la documentation qui t’a guidée dans l’écriture de ton récit ?
Je ne connais pas ce roman. Côté littérature, je me suis surtout inspirée des classiques de Charles Dickens, des Contes de Charles Perrault et bien sûr, de l’Humble proposition de Jonathan Swift. Sinon, il y a bien sûr l’Essai sur l’inégalité des races de Gobineau qui est le livre de chevet des membres du Club et qui justifie leurs actions. Sinon la plupart de mes sources sont surtout historiques. J’ai lu pas mal de choses sur la révolution industrielle, l’histoire des mentalités anglaises ainsi que des descriptions du Londres de l’époque.

Il est question dans l’album d’une société, d’un club privé qui donne le titre à l’album. Un club du même type avait été fondé par Richard Francis Burton et le Dr James Hunt vers 1863. A-t-il été une inspiration ?
Tout à fait, mais mes Prédateurs vont plus loin que les amis de Burton et Hunt. Ce qui était symbolique pour les uns devint une réalité bien tangible pour les autres.

Peux-tu nous dire la manière dont tu as travaillée concrètement sur cet album ? 
J’ai avancé d’une manière assez classique, je crois. Je suis partie de l’idée que « la révolution industrielle anglaise dévorait ces enfants ». J’ai essayé de la développer en m’appuyant sur ma documentation. Quand j’ai pensé avoir fait le tour de ses aspects, j’ai écrit le synopsis de l’album. Je l’ai montré à Reynold Leclercq, mon éditeur chez Casterman, ainsi bien sûr qu’à Steven Dupré. Comme ça leur a plu à tous les deux, je me suis lancée dans le découpage du scénario proprement dit. Je découpe case à case en décrivant les décors, en proposant parfois des cadrages, voire des mises en scène et en écrivant les dialogues. Steven réalise un board crayonné d’après ce scénario. Nous en discutons et, quand nous sommes d’accord, il réalise l’encrage.

Comment as-tu rencontré le dessinateur Steven Dupré et comment s’est organisée votre collaboration ?
C’est Reynold Leclercq qui m’a proposé de travailler avec Steven. Je connaissais son dessin sur Kaamelot bien sûr mais aussi sur Midgard. J’avais beaucoup aimé cette série, le concept (deux histoires présentées tête bèche qui se rejoignent au centre de l’album) comme sa réalisation. Notre collaboration a été facile, même si ce serait sympa de se voir plus souvent. Nous travaillons surtout par internet : Steven est en Espagne et moi en Normandie.

Sans déflorer le suspense qui se noue dans la dernière partie de l’album, tu abordes une thématique qui peut « déranger » les lecteurs les plus sensibles. Certaines scènes ont-elles été difficiles à écrire ou à dessiner ?
Ça a été assez facile pour moi comme pour Steven, je pense. Nous avons eu le temps de nous habituer à l’existence de ces scènes entre le moment où j’ai présenté le synopsis et celle où il a fallu les réaliser concrètement. Le choc était passé à ce moment-là.

Peux-tu nous parler de ce Bogeyman ?
C’est l’ogre des contes de fée. Littéralement, en français, c’est le croquemitaine, celui qui vient manger les doigts des enfants désobéissants. Dans l’album, c’est comme ça que les enfants appellent un psychopathe qui les poursuit. Sans doute parce qu’ils espèrent que leur histoire se terminera bien, comme tous les contes de fée.

Tu places le récit à hauteur d’enfants. Ce choix apporte un angle original au récit. Peux-tu nous en dire plus ?
Souvent, dans les thrillers mettant en scène des tueurs en série, l’histoire est racontée du point de vue du policier ou du criminel. Les victimes n’existent que pour se faire tuer. J’ai voulu montrer ce qu’elles pouvaient ressentir, comment elles vivaient ce qui leur arrivait et surtout qu’elles pouvaient être tout aussi intéressantes que leur bourreau. De plus, comme ce sont des enfants, leur perception des choses est encore teintée de merveilleux. Ils ne voient pas encore le monde de manière totalement rationnelle. Cela permettait d’instaurer une ambiance fantastique, un peu étrange et très naturelle en même temps.

Cet album lance une série. Peux-tu nous en dire plus ?
Nous avons prévu une histoire bouclée en deux tomes. Après, l’univers victorien est très riche. J’espère bien avoir d’autres occasions de le développer.

Le Roy des Ribauds T2

Titillé par le retour de Richard Cœur de Lion, le roi Philippe Auguste quitte Paris pour forcer un affrontement sur un terrain qu’il pense favorable. À ses côtés, ses proches stratèges et ses hommes de confiance dont Tristan, ce guerrier roturier dont le rôle de maintenir l’ordre dans un Paris qui grouille de gredins peu fréquentables en a fait un homme de main d’une redoutable efficacité, se défendent comme ils peuvent même si l’issue des combats tourne au fiasco. Une défaite telle que le roi manque de se faire prendre au piège d’un encerclement. Piège évité grâce à l’intervention de Tristan et de quelques soldats. Le pire a été évité, mais, loin de Paris, le Roy des Ribauds sait que les jeux d’influences dans l’ancienne Lutèce ont sérieusement été bousculés et l’ordre qu’il est censé maintenir entre les chefs de clans qui se partagent les territoires de la ville de manière officieuse, tend à basculer. Le plus dur sera de reprendre son rôle d’arbitre, d’instaurer la peur parmi les fortes têtes envieuses de libertés accrues et qui convoitent toujours plus de puissance et d’argent. Triste Sire se devra de tirer les bonnes ficelles et, peut-être, de reprendre contact avec un homme qu’il s’était juré de ne plus jamais croiser…
Le Paris de la fin du douzième siècle offre aux visiteurs de passage un bien sombre panorama de la capitale économique d’un royaume encore fragile. Ses ruelles étroites et malodorantes dans lesquelles tapissent des gredins prêts à tout pour rafler quelques oboles aux égarés malgré eux voit la mort se régaler du contexte ambiant. Paris, partagé entre quelques clans belliqueux qui contrôlent la vie nocturne, dont les tavernes et les bouges notoires, n’offre pas de longues et paisibles carrières à ceux qui défient chaque jour la faucheuse. C’est ce Paris trouble et sous tension que nous dépeignent avec une incroyable force expressive Vincent Brugeas et Ronan Toulhoat dans un récit qui met en avant le Roy des Ribauds, l’homme sensé apaiser les tensions et maintenir un semblant d’ordre dans une ville bariolée qui navigue entre enfers et purgatoire…
Vincent Brugeas et Ronan Toulhoat – Le Roy des Ribauds T2 – Akiléos – 2016 – 19 euros

L’interview de Vincent Brugeas

Tu l’expliques dans les annexes du premier tome, mais peux-tu revenir sur l’origine de ce personnage qu’est le Roy des Ribauds ?
Son origine, je n’en sais rien ! Tout ce que je sais, c’est que la charge du Roy des Ribauds a été crée sous Philippe Auguste et qu’il était chargé de commander la garde personnelle de ce dernier. En plus de cela, il devait s’assurer que les couloirs du Louvres restaient vides pour la nuit. Il avait aussi la possibilité d’imposer un impôt aux tripots et aux bordels… bref, un office idéal pour devenir le premier parrain de l’Histoire ! En découvrant cette charge, j’ai tout de suite su qu’elle conviendrait parfaitement à un personnage haut en couleurs, après, il me fallait décider deux choses :

– L’époque exacte… après tout, l’existence de cette charge couvre une grande partie du Moyen-Âge, de Philippe Auguste à Louis XI… Alors, quel roi ? Quelle époque troublée ? J’ai choisi Philippe Auguste afin de faire du Triste Sire, le premier des Rois des Ribauds… l’homme pour qui la charge avait été créée !

– De quoi mettre ce personnage extrêmement puissant sous pression… très rapidement…

RDR1Avec cette série tu plonges dans la fin du XIIème siècle à Paris. Que connaissais-tu de cette époque et que permettait-elle en terme narratif ?
Philippe Auguste est un roi qui m’a toujours fasciné, alors j’avais lu quelques biographies sur lui. Alors oui, je connaissais déjà assez bien cette période, notamment les incessants conflits entre Philippe Auguste et ses adversaires Plantagenêts que certains historiens surnomment « la première guerre de cent ans ». Cette période, moins « punitive » que la seconde pour le Royaume de France, mais tout aussi intense, était un écrin de choix pour les aventures du Roy des Ribauds. Cela correspondait aussi au Moyen-Âge Classique, celui de Robin des Bois, Ivanhoé, des tournois de chevaliers, etc… une très bonne manière d’immerger immédiatement le lecteur.

Peut-on voir dans le Roy des Ribauds un parallèle avec l’excellente série Rome, notamment dans la manière de dépeindre une ville sombre et mal famée mais aussi reposant sur des jeux de pouvoirs et d’influences de la part des chefs de territoires ?
Rome est bien sûr une inspiration importante, presque autant que Games Of Throne. Cela colle aussi à mon envie d’une histoire moins officielle, moins « propre » et peut-être par certains aspects, plus réaliste.

Tu construits un récit fictionnel qui pioche pas mal d’éléments de l’histoire. Était-il essentiel pour toi de jouer sur les deux tableaux ? De crédibiliser ce qui se joue sous nos yeux tout en usant des libertés de la fiction ?
Plus qu’essentiel, c’est surtout un jeu qui m’amuse énormément, mêler la grande et la petite histoire, cela donne du corps à nos personnages et puis ça permet des Deus Ex machina fortement justifié !! C’est aussi une manière de rythmer différemment le récit, en faisant intervenir des éléments extérieurs, éviter que nos personnages ne luttent qu’entre-eux.

RDR2Tu donnes à voir Paris par ses ruelles sombres et mal fréquentées. L’atmosphère du récit passait-elle par cette sensation d’oppression ?
Tout à fait. J’avais d’ailleurs parlé de « grottes naturelles, avec des maisons presque organiques qui se penchent les unes vers les autres » à Ronan. Les ruelles du Moyen Âge sont une aubaine pour ce genre de récit. Dans le tome 1, la ville semble accompagner le Triste Sire, ajouter à son aura. Pour le tome 2, je souhaitais qu’elle devienne dangereuse pour lui aussi, que la sensation d’oppression qu’elle dégage s’applique aussi au Roy des Ribauds.

Paris reste un personnage à part entière. Pour contrebalancer le poids de la ville, qui se fait lourd au fil des pages, le rythme est essentiel, peux-tu nous en parler ?
Le rythme découle d’une envie fondamentale : mettre le Roy des Ribauds sont pression de manière continuelle. Le Triste Sire est en effet un personnage puissant qui pourrait facilement devenir ennuyeux. Il faut donc lui mettre la tête sous l’eau, voir comment il va pouvoir se sortir de situations apparemment sans issue.

Le dessin de Ronan, très atmosphérique, soutien parfaitement tes intentions. Comment as-tu travaillé concrètement avec Ronan sur les deux premiers volets de cette série ?
Avec Ronan, c’est le dixième livre que nous réalisons ensemble, et je ne parle même pas du nombre de pages !! Notre technique de travail est donc désormais bien rodé. Je lui envoie un descriptif très détaillé, écrit un peu comme une nouvelle, de chaque chapitre. L’idée est d’apporter le maximum d’informations à Ronan, sur le décor d’une scène, les intentions des personnages, leurs sentiments, bref, un ensemble dont peut-être seulement 50-60% sera réellement visible une fois la planche terminée. Ronan peut ainsi piocher parmi les éléments qui lui semble les plus importants pour les mettre spécialement en avant.
Et en amont, nous parlons énormément avec Ronan, des personnages, mais pas seulement. Depuis quelques temps, nous discutons souvent de la symbolique que nous tentons d’insérer dans nos histoires, le rôle clé d’un personnage, le basculement d’un autre, de ce que ça dit, etc… Cela permet parfois d’avoir un œil neuf sur une scène, de donner les clés pour la réaliser d’une manière particulière.

RDR3Tu as choisi de mettre le personnage de Saïf en avant dans ce second tome. L’idée est-elle d’apporter des informations complémentaires par un regard ou un angle différent à chaque fois ?
C’était l’objectif en effet, mais un objectif secondaire, qui peut évoluer en fonction du récit. Dans le tome 2, Saïf m’apparaissait comme l’interlocuteur évident avec la cour des miracles, de par ses origines étrangères. Dans le tome 3, un focus sur Michel sera aussi évidence, vu ce qui lui arrive dans ce tome 2 !

Le monde que tu dépeins est empreint de violence dans et en dehors des rues. Pour autant c’est dans la complexité des personnages, leur passé trouble, les double-jeux, les négociations permanentes que repose toute la sève du récit. Recherches-tu un équilibre permanent entre ces scènes d’actions pures qui décrivent la violence d’une époque et les moments plus posés qui nourrissent les futurs déroulés ?
Avec Ronan, nous avions une ambition secrète : faire le moins de scène d’action possible. Les réduire au minimum afin qu’elle gardent leur impact sur le lecteur. L’idée était alors de garder un état de tension permanent, de donner l’impression au lecteur que tout pouvait exploser, au moindre instant. Cela retranscrit aussi à merveille le caractère lunatique du Triste Sire. Donc en réalité, je recherche plutôt un déséquilibre, réduisant le plus possible les scènes d’actions, mais lorsqu’elles arrivent, ce doit alors être une véritable explosion de violence, très rapide, mais brutale.

Peux-tu nous parler de ce monde du dessous celui du grand-père de Sybille, qui donne à voir des planches véritablement « enivrées » et « enivrantes » de Ronan ?
Je décris ici une sorte de « proto-cour des miracles ». En effet, la Cour des miracles tel qu’on la connaît date plutôt du XVI-XVIIème siècle. Les premiers gitans n’apparaîtront en Europe qu’au XVème siècle. J’ai imaginé alors une sorte de cour royale inversée, un miroir déformant, un monde des proscrits, des difformes, des malades… Un monde encore plus étrange et en-dehors de la société que le Roy des Ribauds lui-même ! Et surtout, un monde dont il provient et qui recèle des informations importantes sur son passé…

Peux-tu nous révéler un petit scoop sur la suite de la série ?
Il y aura une suite ??

L’interview de Ronan Toulhoat

Avec Le Roy des Ribauds tu plonges dans la fin du XIIème siècle à Paris. Que connaissais-tu de cette époque et qu’est-ce qui t’a plu dans ce projet ?
Au début, à part les grands classique du cinéma, quelques romans et mes souvenirs d’école, pas grand-chose. Mais faire une histoire dans le Moyen Âge avec mon pote Vincent, ça j’avais envie. D’autant plus que ce personnage on l’avait en tête depuis 2003, et je savais bien que Vincent en ferait quelque chose d’énorme. Donc depuis que Block 109 était sorti, je tannais Vincent pour qu’on le fasse.

Quelles sont les premières idées graphiques qui te sont venues en tête ?
Quand on a fixé la période, celle de Philippe Auguste, je me suis tout de suite plongé dans la doc et j’ai revu Kingdom of heaven (ainsi que Game of throne pour l’ambiance), ensuite on voulait faire du thriller, et là je savais aussi que je voulais un encrage puissant à l’américaine, avec une couleur en aplat venant souligner l’encrage. Quelques tests plus tard, l’ambiance était posée.

Peux-tu nous dire comment tu t’y es pris pour dessiner le Paris de cette époque ? Un Paris à l’architecture finalement peu connue ?
D’après la doc que j’en avais, en effet, le Paris de l’époque il en reste peu de trace. A part les grands principes architecturaux. Et quelques descriptifs trouvés dans un atlas de Paris au Moyen Âge. Du coup je me suis basé là-dessus pour recréer mes ruelles et mon Paris dans son ensemble.

Tu dessines les ruelles labyrinthiques et étroites de cette ville. L’atmosphère du récit passait-elle par cette sensation d’oppression que tu développes dans ton dessin ?
Absolument ! Renforcé par les descriptifs que j’ai lus de l’époque : des ruelles sombres, mal éclairées, ou souvent les toits des maisons se touchent presque…

Paris reste un personnage à part entière. Pour contrebalancer le poids de la ville, qui se fait lourd au fil des pages, tu réalises un découpage dynamique avec une recherche permanente de rythme. Peux-tu nous en parler ?
Ça c’est mon ADN naturel. Le choix du format et donc de la narration y aide beaucoup également. Mais Vincent comme moi-même aimons tenir la tension tout du long du récit. C’est un découpage « senti » avec les tripes et assez naturel pour ma part. Après évidemment il faut que ce soit lisible, et clair. Mais ça c’est le travail qu’on fait conjointement en story-board.

Tu utilises sur certaines cases des deux premiers volets de cette série, un effet Grand Angle qui agrandi l’espace. Peux-tu nous en dire quelques mots ?
J’aime ces effets dit de « fish eye ». A utiliser parcimonieusement mais qui font toujours leur petit effet. Cela participe aussi à une dynamique d’ensemble. Cela vient en partie du cinéma, du manga et du comics et permet d’accentuer des perspectives vertigineuse notamment. Et dans mon Paris où les ruelles sont comme des canyons c’est nécessaire !

Peux-tu nous parler de tes recherches sur les personnages, comment est né notamment Triste Sire, un personnage aux multiples facettes ?
Pas mal de recherches ont été nécessaires avant de le fixer. Son allure globale vient d’une idée de Vincent qui le voulait pas forcément beau. Il m’a orienté vers un acteur jouant dans la série Ripper Street, Joseph Mawle. Et je l’ai adapté à ma sauce pour s’orienter vers ce personnage austère, noir. Mais la difficulté était aussi de le montrer capable de bonté, et de chaleur paternelle…

Peux-tu nous parler de ce monde du dessous celui du grand-père de Sybille, pour lequel tu donnes à voir des planches véritablement « enivrées » et « enivrantes » ?
On savait aussi qu’on voulait un Paris quelque peu fantasmé, avec ses gangs et ses dessous cachés. La cour des miracles était le choix parfait. En ce qui nous concerne c’est une sorte de proto-cours des miracles recueillant tous les malformés, les rejetés du monde du dessus…. une société sous la société… gérée par un roi, le Grand coesre. Un personnage puissant dont le poids peut faire pencher la balance dans une lutte de pouvoir. Il était plus qu’intéressant de lier le Grand coesre à Tristan. C’est le monde de Tristan à l’origine. Celui d’où il vient et qu’il rejette. Ça on le saura plus tard… Pour ce monde du dessous, je voulais donc une société sous la société… quelque chose de fou, vivant hors des règles royales et religieuses… un monde où tout est possible pour ces mal aimés…. un environnement de catacombes et de restes de Lutèce était tout adapté… On est dans le royaume des morts, ou pourtant la vie déborde.

Dessiner 150 planches dans un laps de temps limité suppose de faire des choix, suppose aussi une méthode de travail rigoureuse. Peux-tu nous en parler ?
J’ai un dessin rapide à la base. Je suis capable de faire une page par jour. Ensuite le choix de pagination dit « à la comics » implique moins de case par page. Ensuite mon encrage très américain permet aussi de faire des choix tranchés en terme de cadrages (j’occupe ainsi une partie de la case par des ombres et des aplats noirs), enfin la couleur légère venant souligner cet encrage fort est aussi un choix narratif mais qui me permet aussi de gagner du temps. Le but étant toujours de rester cohérent. Au final cela donne un album en un an. Mais bien entendu je suis rigoureux. Pour ma part je suis à mon atelier de 8h30 le matin à 18h30 le soir en temps normal, plus en temps de bouclage…

Le facteur Cratophane

Parfois l’homme peut se trouver pris à son propre piège et quelques mots changés dans un décret canonique possèdent ce pouvoir mystérieux, voire mystique d’engendrer un nouveau monde pas si avenant que ça. Dans les dédales de cet entre-deux, ce Refrigerum dédié aux êtres nombreux morts en pêché, se retrouvent toutes les vermines aperçue sur Terre, ceux qui, durant leur vie, ont peut-être oublié leur innocence et leur dévouement en l’être suprême. Se faisant, ce nouveau royaume obscur parait, sur le papier, par trop étroit pour accueillir tous ces impurs maintenant promis à un exil éternel. Le Refrigerum devra donc s’organiser, se construire, s’échafauder à partir de peu et pour longtemps… Prologue à la quadrilogie Monsieur Mardi-Gras Descendres, le facteur cratophane, apporte des esquisses de réponses à l’univers construit par Eric Liberge il y a maintenant plus de quinze ans. Des éclaircissements offerts à grand coup de planches sombres faites de litres d’encres noires. Dans le dédale du Refrigerum la vie s’organise comme dans une société nouvelle en jouant d’influence, de pouvoir, de manipulations, de peu acquis et de batailles homériques entre squelettes prêts à tout pour reconstituer leur anatomie et parcourir, pourquoi pas et une dernière fois, les nuées du monde de jadis, celui où la chair recouvrait encore leurs corps devenus depuis si légers…
Il y a maintenant un peu plus de dix ans, Eric Liberge nous proposait la conclusion de sa série Monsieur Mardi-Gras Descendres. Une série qui venait de marquer incontestablement son époque mais qui finissait, aux yeux de son auteur, sur un goût d’inachevé. Il nous propose en ce début d’année et en un épais volume de 144 planches, le prologue de cet univers sombre, le Refrigerum. Descente dans les prémices de ce monde construit à base d’un texte modifié contre toutes les attentes par un conseillé occulte d’un pape jugé trop « mou ». Le facteur cratophane s’impose comme une fable mystique qui vient éclaircir l’univers sombre d’un auteur hors normes…   
Liberge –  Le facteur cratophane – Dupuis – 2016 – 25 euros

L’interview d’Eric Liberge

Tu présentes Le facteur Cratophane comme une introduction à Mardi-Gras Descendres. Est-ce pour toi un moyen de lever quelques-uns des secrets qui entoure les quatre tomes, ou bien est-ce ce désir de revenir encore une fois à cette œuvre d’une vie, avec tes réflexions sur la mort, sur l’au-delà, les incertitudes et peut-être l’apparition d’un chemin ?
Je crois que mardi-Gras DESCENDRES est mon creuset, le chaudron dans lequel je cuisine. C’est mon point de départ pour quasiment tout ce que je produis en tant qu’auteur, même si cela ne se passe pas forcément au Purgatoire – je ne parle pas là de mon travail avec d’autres scénaristes, où je dois forcément me mettre en retrait. Il était donc naturel que je revienne un jour  »chez moi », reconsidérer des thèmes qui me sont chers et constituent la base de ce que j’ai à dire et explorer par le biais de la bande dessinée. Ces réflexions dont tu parles n’auront jamais de réponses, à notre niveau terrestre. Pourtant elles nous concernent tous sans exception – c’est ce qui me fait courir.

Penses-tu que le lecteur qui ne connait pas les précédents albums puisse débuter par cette introduction, puis poursuivre avec l’intégrale à paraître aussi en mars, ou le mieux reste encore de suivre les planches dans l’ordre de leur création ?
Je ne sais pas vraiment. Il serait peut-être mieux de commencer avec  »Bienvenue », afin que la marche entre le tome1 et ce dernier album paru ne soit pas trop haute – il y a un énorme changement de style, donc cela pourrait perturber, certainement. Je vois le  »facteur cratophane » comme une pierre supplémentaire, faite avec mon style et mes préoccupations d’aujourd’hui. C’est le reflet de ce que je suis et pense en 2016, même s’il s’insère dans la continuité de Mardi-Gras DESCENDRES. S’il fallait suivre une logique de création, il faudrait le lire après l’intégrale.

Comment as-tu travaillé concrètement sur la construction de ce récit ?
L’envie de refaire un Mardi-Gras m’est venue en 2009, l’idée s’est constituée tout naturellement, car cette phase de construction, de naissance du Purgatoire – le REFRIGERIUM – manquait au tableau. Il a donc été assez facile pour moi de savoir que le récit tournerait exclusivement autour du facteur, et que l’album devrait faire joint avec  »Bienvenue ». Maintenant, je ne me rappelle pas exactement le nombre de phases que le scénario initial a traversé. Je sais que ce que vous lirez est très différent du script d’origine, que j’avais couché sur le papier – comme à chaque fois, d’ailleurs. Je me laisse une grande souplesse de travail. Je suis mon intuition pour traduire en scènes d’action ce que j’ai à dire. Sur un projet, je veux rèvasser, et ces rêveries produisent des scènes qui s’amalgament. Je ne fais pas forcément de crayonné poussé, je laisse les choses venir dans ma tête. C’est au moment où l’idée est mûre que je sens l’urgence de coucher la chose finale sur la planche. Parfois, je me trompe et je recommence – c’est que je n’avais pas assez rêvassé.

MGD3En relisant les premiers épisodes de la série et en les confrontant aux nouvelles planches, on découvre d’une part un trait qui a évolué, s’est densifié, notamment dans l’attention portée aux détails, mais aussi on découvre, c’est mon impression, un propos qui, même s’il peut apparaître obscur pour certains lecteurs arrive à une certaine maturité dans le questionnement et la recherche des pistes que tu as ouvertes il y a maintenant plus de 15 ans. As-tu aujourd’hui trouvé ce que tu cherchais lorsque tu dessinais les premières planches du premier tome ?
Tu as raison, mes propos ont sûrement mûri, car on n’est pas la même personne à 15 ans d’intervalle. Au tout début, je souhaitais faire un satyre de la Terre, à travers le miroir déformant de l’Au-delà, puis mon propos, mes questionnements se sont densifiés, si bien que je suis allé chercher des choses profondes, que la satyre toute seule n’aurait pas pu faire émerger. J’aime aussi, pour faire passer des messages, habiller des propos sérieux avec la dérision qui leur correspond, et cette attitude convenait parfaitement à Mardi-Gras. Donc dans ce dernier album, j’ai mis à peu près toutes mes convictions profondes. Certaines en affirmations, d’autres en questions, qui restent sans réponses.

Chaque lecteur qui décide de se plonger dans ce récit le fait avec ses propres idées, sa propre perception de la mort et de l’au-delà. Penses-tu que Le Facteur Cratophane peut apporter des réponses ou du moins ouvrir un angle d’approche dans la réflexion de chacun ?
Donner des réponses, non. Assurément pas. Là-dessus, je me permets d’être péremptoire. Bien malin est celui qui prétend savoir ce qui se passe de l’autre côté et brandir à lui seul la soit-disante volonté de Dieu. Les escrocs que sont les fondamentalistes sont, à ce titre, terrifiants de bêtise.  Je veux juste, avec mes cases, amener les gens à réfléchir – à quitter cinq minutes les griffes du monde de la matière, regarder le ciel et se demander  »Et si c’était vrai, qu’il y a peut être autre chose ». Voilà mon envie : amener les gens à considérer que le visible, l’argent, le corps, les biens matériels, ce n’est pas tout. Sortir un instant du rôle que nous nous sommes donnés, pour regarder au-delà de nos propres limites. C’est aussi valable pour moi. C’est une démarche spirituelle, que de s’ouvrir à ces autres opportunités. Comme un éveil.

MGD5Acceptes-tu le fait que ton récit puisse être perçu de différentes manières par des gens qui ont forcément des parcours et des réflexions différentes sur la vie et sur la mort ? Peut-il y avoir autant de lectures possibles que de lecteurs ?
Bien sur, je ne suis pas préscripteur de quoi que ce soit. D’ailleurs, Mardi-Gras a une base judéo-chrétienne. Cet univers ne parlera peut-être pas à un bouddhiste ou un musulman. Qu’importe, en fait, puisque les os parlent à tout le monde !

Le Purgatoire sans femme, est-ce possible ? Ici tu donnes un rôle clef à Pétronille qui représente cette peur de l’inconnu, qui s’accroche bec et ongles à sa chair. Peux-tu nous parler de ce personnage et de ce qu’il représente ?
J’ai effectivement beaucoup développé le personnage de Pétronille, qui deviendra Pétronille Fête-Dieu dans les 4 tomes déjà sortis. Cette jeune fille qui  s’accroche désespérément à la chair, c’est nous. J’ai pris énormément de plaisir à l’intégrer dans le récit. Certains y verront une figure facile de la vanité, eh bien soit – qu’ils y voient ce qu’ils veulent. Après tout, Pétronille est un miroir et l’on y voit le reflet que l’on veut.

Tu évoques à plusieurs reprises au travers de tes personnages la mort comme une liberté, un apaisement, une légèreté qui envahit le corps. Pour toi faut-il avoir peur de ce qui se passe après la vie ?
Si l’on va direct à Sainte Cécile, oui ! Mais je ne crois pas, donc il n’y a pas de raisons d’avoir peur. Je me suis énormément intéressé au sujet si particulier des NDE – EMI, les expériences de mort provisoire. Ces gens qui sont  »revenus de la mort ». Des témoignages tout à fait troublants sur le seuil de la mort, qui m’ont aussi beaucoup inspiré pour le facteur cratophane, et d’autres projets à venir. La mort est certainement une libération. J’aime plutôt la voir comme un passage, un sas vers autre chose. La vie ne s’arrête pas – elle continue dans un autre état

A contrario ce Purgatoire est aussi le lieu de machinations, d’endoctrinements, de manipulations, un univers où les squelettes se battent à coup de tibias volés à leur voisin de combat…
Ca c’est la parodie, le moyen de faire une satire de notre monde. Le premier degré de Mardi-Gras DESCENDRES. C’est la forme que j’ai donné à un monde où ceux qui n’ont pas compris la roue de hamster qu’est la vie sur Terre, la répliquent à l’identique dans un autre endroit de la création. Ils y sont retenus prisonniers par leur propre esprit bornét. Prisonniers de leur propre système de valeurs et de croyance.

MGD4Tu donnes ici un rôle très éclairant à Bosch. Peux-tu nous en parler ?
Tu veux dire Jeronimus ! Bosch, c’est le peintre du tunnel de lumière, un voisin de notre propos, d’ailleurs. Oui, Jeronimus est un personnage tellement intéressant et si peu développé dans les quatre premiers albums, qu’il a fallu le fouiller dans ce dernier album. C’est l’apprenti-sorcier repenti, celui qui veut réparer ses méprises. C’est un personnage un peu brutal, qui charrie avec lui tout un passé, inconnu du lecteur. Une belle direction, aussi, sait-on jamais ! J’aime beaucoup Jeronimus car il m’a permi de camper une espèce de  »blouson noir » de l’au-delà, avec ses mains cloutées et son corps entièrement rapiécé. Grapiquement, c’est assurément le personnage le plus difficile à dessiner. C’est pour cela que je l’ai rapidement affublé d’une tunique.

Peux-tu nous en dire plus sur les sources qui t’ont inspirées dans ton travail depuis le début. On sent une influence forte des auteurs de la fin du moyen-âge (et du début de la Renaissance), époque au cours de laquelle les hommes se préparaient toute leur vie à la mort…
C’est vrai, mais mon inspiration graphique vient principalement de DRUILLET. C’est lui qui a permi au verrou que j’avais dans la tête de sauter, et de m’autoriser à mettre sur papier tout ce que je voyais au fond de moi. Lui, et plus largement les auteurs de Métal Hurlant de la fin des années 70. Ces gens-là ont porté la bande dessinée à un niveau d’art majeur, où Mickey et les gros nez devaient désormais faire place à des héros plus réalistes, de la science-fiction, des histoires plus crues. Ensuite, spécifiquement pour Mardi-Gras, je m’éloigne de la BD et vais regarder chez Gustave DORÉ, le symbolisme, l’expressionnisme – car je suis convaincu que pour faire de la bande dessinée, il faut en sortir et regarder ailleurs.

Où en es-tu en tant qu’homme sur tes questionnements sur la mort et l’au-delà, sur la fin et ses possibles lumières ?
Mes questionnements ont pris ces dernières années quelques certitudes, qui resteront du domaine de l’intime. Mais plus généralement, je ne peux me résoudre à croire que la vie s’arrête brutalement avec la mort physique. Je réoriente d’ailleurs mes thèmes de travail autour de cette question sur MGD2mes prochains projets. Je crois que tout l’axe de mon travail est là – c’est mon thème de prédilection, quoi que je fasse, et j’espère que les éditeurs me suivront à l’avenir sur ce terrain, vraiment.

Ce prologue que tu nous livres aujourd’hui signifie-t-il que tu as maintenant bouclé la série ? Te reverras-t-on un jour dessiner des squelettes dans toutes les positions ?
Comme dit précédemment, il ne faut jamais fermer une porte définitivement. Ce qu’il me faut pour ré-envisager un prochain Mardi-Gras, c’est une idée bonne, qui justifie à nouveau un récit dans ce genre d’univers, sans lasser un public qui m’a jusqu’ici admirablement soutenu. Pour ma part, je pourrais dessiner encore des centaines de pages du même ordre, puisque j’y suis chez moi. Par contre, j’ai peur de la redite, de l’album de trop. Donc s’il y a un nouveau projet de cet ordre un jour, il sera forcément différent du reste, tout en y donnant une continuité. Et comme toujours, certains m’en voudront d’avoir fait différent, et d’autres pas assez. On ne peut jamais contenter tout le monde. Il me faut juste la bonne idée, et faire ensuite, en bon égoïste, l’album qui me plaira, à moi.

Martin Eden

Ces deux-là n’auraient jamais dû se rencontrer. Lorsque Martin Eden franchit la porte de la demeure du jeune homme à qui il vient de sauver la vie lors d’une rixe, il ne s’attend sûrement pas à rencontrer Ruth, la sœur de celui-ci. Pourtant, dans l’espace d’un salon et d’un temps suspendu, les premiers regards et les premiers mots sont échangés. Le coup de foudre se produit sur le champ. Attiré par la délicatesse, l’attention, la réserve et la beauté – renforcée par une curiosité intellectuelle qui accompagne le milieu dont elle est originaire – de la jeune femme, Martin Eden se jure de saisir sa chance. Pour lui plaire il lira de manière compulsive les titres forts de la littérature classique, et prendra lui-même la plume pour tenter de produire des œuvres qui pourront finir de la séduire. Mais dans cette Amérique puritaine engoncée dans sa représentativité des classes, l’amour de Martin et de Ruth ne pourra pas dépasser le stade du flirt. L’éloignement renforcé par l’étiquette « socialiste » attaché au jeune auteur qui publie ses premiers textes se révélera sans espoir de retour…
S’approprier l’œuvre de Jack London n’est pas mince affaire. Et dans le lot des textes majeurs de l’auteur américain Martin Eden affiche une complexité renforcée par les thématiques abordées. Car dans cette histoire autobiographique à l’apparente simplicité se cache une déclinaison de sentiments d’une rare densité. Le bonheur qui se décline en joie, insouciance, admiration, enivrement trouve son pendant dans la tristesse, la rancœur, la colère, le bouleversement qui parcourent les deux héros. Et entre ces émotions apparait toute une palette de nuances à mettre en avant pour ne pas défigurer le texte. Dans ce contexte l’image se doit d’être expressive et le texte d’une discrétion à même de soutenir ce qui est donné à voir. Aude Samama accomplit sur ce projet un travail remarquable. Les regards de Ruth lors de la première rencontre avec Martin en disent plus que dix pages de textes. Si l’on considère que le récit s’approchant au plus près des personnages se décline dans des cadres restreint (voire répétitifs) on comprendra que la mise en volume et le trouble des sentiments n’étaient pas évidents à retranscrire. Denis Lapière démontre ici toute sa capacité à construire le récit, à en tirer tout l’essentiel pour faire vivre les images que renforcent la peinture d’Aude Samama. Un album qui deviendra une référence…
Samama & Lapière – Martin Eden – Futuropolis – 2016 – 24 euros

L’interview d’Aude Samama 

A venir dans notre prochain article, les présentations des albums du 2nd trimestre 2016 :

– L’aile brisée d’Antonio Altarriba et Kim (Denoël) – Interview inédite !
– Stupor Mundi de Néjib (Gallimard)
– Buck d’Adrien Demont (Soleil)
– Homicide de Philippe Squarzoni (Delcourt) – Interview inédite !
– Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe de Roger Seiter et Jean-Louis Thouard (Editions du Long Bec) – Interview inédite !


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