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A retenir de 2016 – Sélection BD (4/4) : Les Voyages d’Ulysse, Notre Amérique, La délicatesse…



Le dernier trimestre 2016 nous offre six récits majeurs qui viennent prouver toute la diversité et la richesse de la force de création du neuvième art. Des récits sensibles ou plus humoristiques, le début d’une prometteuse série et une vraie surprise graphique. Bref ce dernier trimestre qui n’accouche pas traditionnellement d’albums chocs, déroge cette année à la règle… pour notre plus grand plaisir ! A noter que chacun des titres est accompagné d’une interview inédite, cela valait la peine d’attendre un peu !

Les Voyages d’Ulysse

L’Odyssée attire décidemment les auteurs de bande dessinée – voir les récentes adaptations d’Harambat ou de Dorison/Herenguel -, car le mythe possède cette attache qui le relie tout à la fois au récit d’aventure pur et à cette reconquête de soi qui marque indubitablement les esprits. Dans cette revisite moderne et inspirée Emmanuel Lepage, qui revient pour l’occasion à la fiction, signe avec Sophie Michel au scénario une adaptation soignée du texte. Le dessin capte le regard dès que l’on feuillette l’album. De larges planches, parfois doubles, à couper le souffle, qui ne doivent pas, nous l’imaginons, déplaire à son éditeur, le galeriste Daniel Maghen. La composition du récit, travaillé autour du mythe d’Homère, possède suffisamment de liens avec l’œuvre originale et suffisamment de distance pour nourrir l’imaginaire. Ici Ulysse se décline au féminin au travers du personnage singulier de Salomé. Une jeune femme qui commande un bateau baptisé Odysseus et lit, le soir venu, à la lumière d’une lampe, des passages du texte antique à ses hommes d’équipage. Pour des raisons que nous ne déflorerons pas, la jeune femme part à la quête du peintre Ammôn Kasacz avec l’aide de Jules Toulet, peintre et carnéttiste qui, lui-même, tente de retrouver sa muse Anna. Deux êtres en quête, blessés, habités d’une once de nostalgie qui les fait naviguer vers d’improbables destins. Jules connait le peintre tant recherché par Salomé et se propose de l’aider à le retrouver si elle l’embarque sur son bateau. Salomé négociera le trajet en Méditerranée contre une toile par semaine. Marché conclu. Début des pérégrinations. De ports en ports, d’haltes en haltes notre duo se rapprochera du peintre perdu, retrouvera des œuvres sur les murs de collectionneurs d’art ou dans des lieux improbables, jusqu’à effleurer le peintre…
Les Voyages d’Ulysse fait suite aux Voyages d’Anna publié chez le même éditeur il y a tout juste dix ans. Un récit construit sous la forme d’un voyage initiatique duquel les personnages ne resteront pas indemnes et qui les aidera à grandir encore. Sur le fond, Sophie Michel construit un scénario qui va à la rencontre du texte original. Texte original reproduit par séquences sur des calques accrochés aux cahiers de l’album et qui accompagnent la lecture sans pour autant couper son élément épique. Elle parvient à donner corps à des personnages qui s’épaississent au fil des planches et nous deviennent étrangement familiers. La forme, elle, conjugue le dessin très poétique et hors du temps d’Emmanuel Lepage à des reproductions de dessins du maître René Follet, plus nerveuses et immédiates. Le contraste des deux donne à l’ensemble textes/dessins de Lepage/reproductions de Follet une cohésion et une complémentarité qui accentue la portée même du récit. Une densité visuelle conjuguée à un texte fin admirablement mis en page par Vincent Odin, graphiste qui avait déjà œuvré sur les Voyages d’Anna. Ce pavé qui a reçu le Grand Prix de l’ACBD cette année démontre la force d’expressivité d’un auteur, Emmanuel Lepage, au sommet de son art graphique. Un plaisir de lecture inégalée…
Lepage/Michel/Follet – Les Voyages d’Ulysse – Daniel Maghen – 2016 – 29 euros

Interview des auteurs

 

Notre Amérique

L’armistice vient sonner la fin d’une guerre qui a copieusement nourri la faucheuse. Mais bien des choses sont encore en jeu sur des terres où défilent fièrement des troupes américaines venues s’offrir un tour de piste un brin irrévérencieux pour des hommes, d’un camp comme de l’autre, qui ont souffert quatre ans dans la boue et le sang accompagnés de rats, de froid et de peur. Dans les mouvements d’hommes une rencontre improbable entre deux hommes va changer le destin de l’un et de l’autre. Julien est français et assiste dans la cour d’une caserne alsacienne à la reddition de troupes allemandes qui déposent les armes aux pieds d’Américains aux uniformes impeccables. Le commandant de cette division allemande passe une dernière fois en revue ses hommes. Parmi eux un soldat lève le bras en l’air en signe de défi, comme pour mieux signifier ses espérances à venir… Les deux feront le chemin ensemble vers Paris où un destin nouveau les attend dans une époque bouillonnante qui n’a pas encore perdu l’espoir d’un avenir meilleur…
Notre Mère la guerre avait démontré de manière saisissante tout l’intérêt d’une collaboration entre Kris, scénariste attiré par le récit historique et Maël dessinateur qui aime à saisir ces instants sensibles où peu de choses semblent se jouer et qui, pourtant, sont s’y essentiels à notre compréhension. La guerre achevée, un autre combat reste à mener. Celui qui doit permettre, alors que se dessinent des futurs pas toujours stimulants pour les femmes et les hommes du peuple, qu’un idéal de vie revienne accompagner les rêves du lendemain. Des révolutions chatouillèrent ainsi les grands états de ce monde entre deux guerres mondiales qui n’épargnèrent pas, notamment, cette vieille Europe enfermée dans un riche passé maintenu au formol. Les deux auteurs décident de placer leur récit au moment de l’armistice pour créer le lien avec Notre Mère la guerre et étirer encore plus cette histoire du début du vingtième siècle. Le récit est habité de l’esprit de John Reed, journaliste américain, sympathisant communiste, qui suivit de très près la révolution russe de 1917 et en livra, dans Dix jours qui ébranlèrent le monde, un témoignage qui devait servir de base à la pensée de nombre de révolutionnaires en devenir. Il dresse le postulat de départ à partir duquel tout bascula : « The property-owning classes were becoming more conservative, the masses of the people more radical. » (Les classes possédantes devenaient de plus en plus conservatrices, les masses laborieuses de plus en plus radicales.). Kris et Maël se posent, au travers de leurs personnages, en observateurs d’un monde en bascule. Si le voyage de départ devait mener les héros vers l’est dans une Allemagne meurtrie, ils  opèrent, bien malgré eux un voyage au plus long cours vers l’ouest. Ils y découvriront une autre révolution bien moins dans les feux des projecteurs, celle qui secoue le Mexique depuis novembre 1910 et qui arrive, en cette fin d’année 1917, à un nouveau virage. Récit de révolution donc, d’un monde qui s’embrase de part et d’autre de l’Atlantique, habité par les espérances et l’esprit d’hommes prêts à donner leur vie à l’histoire. Sur le fond le message est donc clair bien qu’il nous réserve, comme dans ce premier opus, pas mal de surprises. Sur la forme le dessin de Maël se fond totalement dans le récit. Il donne à voir une ambiance et un cadre, ceux de l’après Grande guerre, avec une force d’immersion rare et une forme de poésie qui épouse parfaitement l’esprit de révolution en jeu ici. Si le premier tome laisse le lecteur devant une histoire en marche, les tomes à venir devraient gagner en densité et en rythme. Le début d’une saga révolutionnaire qui devrait marquer les esprits…
Kris & Maël – Notre Amérique – Futuropolis – 2016 – 16 euros

Interview de Kris

 

La Délicatesse

Un homme rencontre une femme dans la rue. Ils sont jeunes, peut-être un peu maladroits. Le charme opère pourtant, un peu comme si chacun avait la sensation étrange de connaitre l’autre depuis toujours. Puis tout s’enchaîne comme dans un rêve, mariage, promesses de lendemains heureux… Jusqu’au terrible accident de l’homme renversé par une voiture et qui laisse seul une jeune femme qui vacille et manque de totalement s’effondrer. Elle devra renforcer sa capacité de résilience pour apprendre à se reconstruire et, malgré tout, avancer de nouveau dans une vie qui ne lui a pas fait que des cadeaux. Réapprendre à vivre, réapprendre à aimer, en faisant fi du regard de l’autre qui se fait parfois si sclérosant…
Cyril Bonin excelle dans ce type de récit qui se rapproche au plus près des personnages et notamment lorsqu’il s’agit de décortiquer le destin de femmes confrontées à des situations particulièrement tragiques ou anxiogènes. Ici, son héroïne, qui pensait avoir stabilisé sa vie en rencontrant François, un jeune homme dont elle tombe amoureuse dès les premiers instants, va devoir surmonter le tragique exercice de la reconstruction suite au décès de celui-ci percuté par une voiture alors qu’il effectuait son jogging. Cyril Bonin reste donc en quelque sorte sur son domaine de prédilection avec un récit adapté du roman La Délicatesse de David Foenkinos. Du roman il conserve l’histoire d’amour improbable de Nathalie avec Markus, ce gestionnaire de dossiers, a priori invisible aux yeux de tous, mais qui va progressivement s’ouvrir. Au milieu de cet amour naissant il pose son regard sur Charles, le DRH amoureux transi un brin pathétique qui compose le tableau mis en place par l’auteur du  Potentiel érotique de ma femme. Dans l’adaptation de Cyril Bonin tout se joue dans les regards saisis sur le vif qui dépeignent les hésitations, la peur, la joie, la pudeur et toutes les déclinaisons possibles à partir de cette palette d’émotions et d’états. Le travail opéré par le dessinateur sur les trois personnages principaux qui composent cette histoire est en ce sens purement saisissant. Il se détache pourtant du roman par son rythme. Là où le romancier accumule les courts chapitres, les phrases brèves et directes, le dessinateur se donne du temps. Il pose ainsi sa caméra sur des scènes choisies et en tire toute la substantifique moelle. Avec, et c’est – étrangement – le titre de ce récit, délicatesse. Et à vrai dire cette adaptation nous permet de revenir sur la bibliographie de l’auteur pour nous rendre compte qu’elle est avant tout empreinte de cette délicatesse qui, ici, dans l’adaptation du roman éponyme de David Foenkinos, prend un sens tout particulier. Le portrait intime qu’il dresse de Nathalie tout à la fois fragile, émouvante et pleine d’espérances, d’envie de reconquête de soi et d’un bonheur trop tôt enfui résonne comme cette phrase tirée du roman et qui résume pas mal de ce qui se joue : Notre horloge corporelle n’est pas rationnelle. C’est exactement comme un chagrin d’amour : on ne sait pas quand on se remettra. Au pire moment de la douleur, on pense que la plaie sera toujours vive. Et puis, un matin, on s’étonne de ne plus ressentir ce poids terrible. Quelle surprise de constater que le mal-être s’est enfui. Cette surprise, donne ce sel à la vie. Un sel que Cyril Bonin excelle à mettre en lumière avec cette façon à lui d’ausculter nos sentiments. Un grand récit d’un grand auteur. 
Cyril Bonin – La délicatesse – Futuropolis – 2016 – 17 euros

Interview de Cyril Bonin

 

Le marathon de New York à la petite semelle

Le métier de dessinateur ne laisse que peu de temps à d’autres activités. Rivé sur sa table à dessin le créateur d’histoire passe autant de temps dans l’imaginaire qu’il crée que dans la vie réelle. Comment alors prendre soin de soi, de son corps et donc de sa santé ? Difficile. Pour Sébastien Samson, la rupture d’un train-train installé depuis des années se brisera lors d’un repas entre amis. Sa femme pratique la course de fond depuis toujours et ses amis qui s’adonnent comme elle au douloureux exercice du marathon viennent souvent à la maison. Les conversations tournent toujours un peu autour des entrainements et des courses à venir. Chacun parle de ses objectifs et de sa quête du Graal. Un Graal représenté par le fameux marathon de New York, le mythe absolu du coureur de fond qui, dans une ville cosmopolite au possible, va mêler ses foulées à celles de dizaines de milliers de sportifs venus des régions les plus improbables du globe. Sébastien écoute, admiratif de l’effort de ses amis mais un peu frustré d’être en dehors du cercle. Lorsqu’est évoquée l’idée que le petit groupe de sportifs dont il ne fait pas partie s’inscrive à la fameuse course, Sébastien prend la parole pour dire qu’il en sera… Au début sa femme, comme ses amis, ne comprennent pas tout à fait le sens des propos de notre dessinateur sédentaire. Il va très vite clarifier ses idées en affirmant avec assurance qu’il souhaite courir les 42 km 195 de l’épreuve mythique. Il ne sait pas encore ce qu’il l’attend. Car la pratique du marathon suppose un entrainement rigoureux et répété et une hygiène de vie très différente de celle qui était la sienne jusqu’alors. Le jeune homme va pourtant déjouer les pronostics en s’imposant une préparation digne de ce nom qui va lui offrir la possibilité de croire en ses chances de finir l’épreuve et de garder en mémoire les moments passés sur le parcours qui sont autant d’images gravées à jamais dans sa mémoire.
Le récit sportif reste un genre peu développé hormis via des séries humoristiques construites la plupart du temps sous le mode de la planche-gag. Ici Sébastien Samson nous invite à découvrir un récit qui prend la forme du témoignage. Celui d’un homme qui va se préparer et courir l’épreuve mythique que tout fondeur rêve d’afficher sur son CV, le marathon de New York. Sur le papier le récit tiré de ce pitch de départ pourrait laisser perplexe. Qu’est-ce qui saurait nous attirer dans ce témoignage, qui reste avant tout une histoire personnelle ? Pourtant passées les premières planches, le lecteur se trouve absorbé par l’histoire. Justement car le dessinateur prend l’exercice avec pas mal d’autodérision, avec une distance salutaire à base d’un humour communicatif et surtout il sait parler à ceux qui, comme lui, ont abandonné depuis longtemps l’idée de refouler leurs chaussures de running. Si l’humour tire le récit il n’est pas sa seule force d’attraction. Avec une réelle virtuosité, le dessinateur parvient à livrer des témoignages saisissant sur l’effort consenti, sur les doutes rencontrés, sur, aussi, le rapport du sportif au monde qui l’entoure. Lui, dessinateur enfermé la plupart de sa journée dans son atelier, va s’ouvrir au monde qui l’entoure. Il va (re)découvrir ainsi la région dans laquelle il vit en parcourant des chemins qu’il prend enfin le temps d’observer. Il va aussi, dans le défi imposé, découvrir ses limites tenter de les repousser sans jamais tomber dans un dépassement de soi destructif. Car Sébastien Samson sait très bien qu’il va souffrir sur le long parcours qui l’attend. D’un point de vue formel, l’album se divise concrètement en deux grandes phases, celle de l’entrainement et celle de la course. Cette seconde partie a été dessinée en partie grâce aux films captés sur une mini-caméra sportive portée sur le front et qui vont offrir au dessinateur, après la course, une autre vision à son ressenti et élargir son champ de vision. L’intérêt de ses images captées est palpable dans des planches à la densité et à l’émotion réelles qui mettent en avant tout ce qui se passe autour de la course, dans les boroughs traversés, qui se fondent d’une véritable liesse populaire. Un rapprochement improbable de communautés ethniques et sociales qui tombent les codes imposés par la société pour vivre et accompagner les sportifs dans leur effort. Un récit qui s’impose comme une référence du genre.
Sébastien Samson – Le marathon de New York à la petite semelle – La Boîte à bulles – 2016 – 24 euros

Interview de Sébastien Samson

Sauvage ou la sagesse des pierres

Un couple serré dans un appartement niché sous les toits d’un immeuble d’une grande ville (nous le supposons) décide de partir se mettre au vert. Mais il est parfois difficile de se déconnecter du monde, et les smartphones ou tablettes accompagnent le couple dans son périple sagement organisé et planifié à l’avance. La montagne peut cacher de véritables pépites, elle peut aussi révéler sa part sauvage, pour nous rappeler d’où nous venons et ce que nous avons oublié. Dans son escapade le couple se perd malgré tout. Le début d’une autre aventure…
Nous connaissons Thomas Gilbert pour sa série jeunesse phare Bjorn Le Morphir publiée chez Rue de Sèvres (après un passage chez Casterman pour les quatre premier opus). Nous le connaissons moins pour l’univers parallèle qu’il construit autour de quelques récits plus intimistes qui sont l’occasion pour lui de réfléchir à certains faits de société, comme il a pu le faire avec Vénéneuses, récit publié il y a un an chez Sarbacane et qui interroge sur l’adolescence en perte de repères et du regard et de l’intérêt de l’autre. Avec Sauvage ou la sagesse des pierres il part à la recherche de notre part animale, celle qui nous rattache à ce lointain passé où l’homme, alors simple hominidé devait composer avec les éléments, avec cette nature encore préservée qui recelait tant de richesses et de dangers. Un couple part en randonnée, un peu par défi, pour se retrouver, s’éloigner de ce monde connecté duquel il ne se déconnecte pas. Au milieu d’une nature « première », le couple se verra séparé et la femme empreinte d’une envie de se rapprocher de cette part endormie en elle. Elle le fera jusqu’à se mettre en danger, jusqu’à se décharner, et risquer la mort. L’univers construit flirte ainsi, dans la rapide aliénation de la femme, sur une vague onirique. Entre rêve et réalité, entre perception, ressenti et palpable. Thomas Gilbert excelle dans cette descente au cœur de la nature, de la part sauvage nichée encore en nous. Le dessin se fait très instinctif, avec un trait jeté sur la feuille, un trait charbonneux à peine relevé de séquences d’un rouge saisissant. Le dessinateur sonde ainsi avec une efficacité redoutable ce rapport à la nature dans une société qui a depuis longtemps fermé les yeux sur elle pour ne plus la voir comme source nourricière, porteuse de vie, mais comme un décor de carte postale, un décorum, dans lequel on aime parfois se perdre – mais si peu – sans pour autant remettre en cause nos modes de vie et notre société ultra-technologisée. L’auteur fait mention en début d’album à Nicolas Bouvier et son Usage du monde, un livre qui a marqué une génération dans lequel l’écrivain et photographe suisse met en avant, à travers un récit de voyage publié en 1963, son ouverture au monde extérieur avec cette faculté de prendre son temps, qui contraste de manière criarde avec notre époque contemporaine basée sur un autre rapport au temps. Il faut vouloir prendre le temps d’observer le monde pour le comprendre, en saisir les moindres nuances et sa relative fragilité. Ainsi, et c’est un des sujets développés par Thomas Gilbert, si l’homme acceptait de se décentrer pour saisir qu’il n’est qu’une des composantes de l’univers qu’il construit, il pourrait peut-être avancer vers une meilleure compréhension de l’alchimie du monde… Un récit essentiel.
Thomas Gilbert – Sauvage ou la sagesse des pierres – Vide Cocagne – 2016 – 25 euros

Interview de Thomas Gilbert

Jamais je n’aurai 20 ans

Banlieue de Barcelone à la fin des années 70. C’est le branlebas de combat dans une petite communauté familiale qui a décidé de partir pique-niquer dans une proche forêt. Les enfants restent des enfants et entreprennent de jouer à la guerre avec des fusils de bois, des casques ronds et une énergie débordante. La bataille qui oppose les « gentils » et les « méchants » est filmée par un parent pour garder des souvenirs à se diffuser bien plus tard. Au cours de cette bataille épique un groupe d’enfants est fait prisonniers et ses membres sont attachés à un arbre avec des cordes. De quoi prolonger un peu plus le jeu. Rien de bien troublant a priori sauf qu’Isabel, la grand-mère qui observe en arrière-plan de la scène, ne supporte pas d’en voir plus. Soutenue par son époux elle laisse pourtant échapper une larme quand celui-ci demande d’arrêter le jeu… Bien des années plus tôt en 1936 à Melilla, ville espagnole en Afrique du nord, Isabel exerce le métier de couturière. Plutôt belle, elle fait chavirer le cœur d’Antonio, le poissonnier, mais l’attirance n’est pas réciproque. Les relations qu’elle entretien avec ses amis la fait se rapprocher du CNT et, plutôt, de Jaime, l’artilleur. La guerre sera terrible et la croyance en un monde meilleur n’accouchera que d’une dictature qui se maintiendra par la terreur et la surveillance rapprochée de ceux qui ont osé défier le régime. Pour Isabel et Jaime, les astuces pour survivre, développer un commerce prospère, vont aller de pair avec une vigilance de tous les instants. La vie pour ceux qui ont osé s’opposer à Franco ne sera définitivement pas la même que celle du peuple trop tôt soumis, d’autant plus lorsque ces mêmes opposants ont décidé malgré tout de rester vivre en Espagne plutôt que de prendre l’exil…
La Guerre d’Espagne intéresse autant les romanciers que les auteurs de BD. Pourquoi ? Par la tragédie vécue durant un conflit qui a marqué plusieurs générations et par les conséquences qui en ont découlées, à savoir une dictature militaire exercée par un homme qui va profondément meurtrir son peuple. Une population désireuse de vivre simplement sans la peur de tomber un jour dans les mains d’une police attachée au régime qui n’a rien à envier aux milices françaises de la deuxième guerre mondiale. Antonio Altarriba dans deux récits poignants, L’art de voler et L’aile brisée, nous a offert une vision de cette période trouble de l’histoire au travers le destin de son père et de sa mère. Jaime Martin nous livre avec Jamais je n’aurai vingt ans un témoignage de la même veine autour de l’histoire personnelle de ses grands-parents. Il le fait avec l’idée de mettre en relief l’histoire personnelle de ses grands-parents et celle d’un pays troublé de longues années après la fin de la guerre. On repense alors à cette séquence d’ouverture de l’album, dans les années 70, quand Isabel laisse échapper une larme. Poignant et terriblement efficace.
Jaime Martin – Jamais je n’aurai 20 ans – Dupuis – 2016 – 24 euros

Interview de Jaime Martin

Comment est née l’idée de travailler sur ce récit ?
Je connaissais l’histoire dramatique de ma grand-mère depuis l’adolescence. Au fur et à mesure que je grandissais elle me la racontait avec plus de détails. Mon grand-père par contre ne parlait de la guerre qu’à travers des anecdotes. Quand j’ai connu plus tard la vraie dimension de ce que mes grands-parents ont vécu, cela m’a énormément touché. Ce n’était plus qu’une question de temps avant que je ne décide de faire une BD de cette histoire familiale. Familiale, mais aussi universelle, parce que les guerres existent depuis toujours, et que c’est avant tout le peuple qui souffre de ses conséquences.

Peux-tu revenir sur ce prologue dans lequel tu présentes une scène qui ouvre au passé de tes grands-parents ?


Gamins, avec mes cousins et mes frères, j’ai joué dans deux films (un de vikings et un autre de guerre) tournés en super 8 par mes oncles Ricardo et Francisco. Le scénario était toujours le même : les méchants capturaient mes cousines et les bons les libèraient. Lors du tournage du film de guerre mes grands-parents étaient présents, et ma grand-mère n’était pas à l’aise. Nous n’avons compris que bien plus tard l’origine de cette « gêne » lorsqu’elle nous a expliqué ce qui s’était passé bien des années plus tôt. C’est à ce moment-là qu’une image s’est formée dans mon esprit impossible à effacer. J’imaginais de jeunes morts sur un chemin poussiéreux, en couleurs ocre, entourés d’une grande tache de sang.

La guerre d’Espagne a donné lieu à pas mal d’albums de BD, sur les migrations de population vers la France, sur la guerre elle-même. Peu par contre, hormis peut-être les deux récits d’Antonio Altarriba (L’Art de voler et L’aile brisée), ne reprennent le parcours du peuple espagnol sous la dictature franquiste. Peux-tu nous dire quelques mots de tes grands-parents et de leur parcours ?
Ils ont vécu sous une épée de Damoclès, en souffrant du harcèlement de policiers franquistes et de la Guardia civil. Leur tord avait été de ne jamais adhérer au régime de Franco. Ils ont subi de fait des plaintes arbitraires et ont vu la mort en face à de nombreuses reprises. Ils ont dû aussi brûler les souvenirs liés à l’époque de la république et de la guerre civile… Malgré tout ils réussirent à élever leurs trois filles dans une atmosphère de bonheur, sans subir les rigueurs extrêmes de l’après-guerre. Leurs amis et leurs proches assassinés sont restés à jamais dans leur mémoire. Lorsque la démocratie est revenue en l’Espagne, ils ont vu d’anciens fascistes devenir subitement démocrates et faire partie du parlement. Et ils ont assisté incrédules au spectacle de politiciens issus de la dictature qui contribuaient à la rédaction de la nouvelle constitution. Mon grand-père a vécu toute sa vie à 500 m du lieu où les phalangistes ont essayé de l’assassiner, près d’un terrain vague où ont été fusillés des républicains. Certains mouraient sur le coup, d’autres après une longue agonie qui durait jusqu’à l’aube. À côté de chez eux il y avait un marché où l’on achetait des animaux morts pour les cuire et en faire de l’engrais pour l’agriculture. Les femmes rentraient à six heures du matin dans cet endroit et les phalangistes les avaient interdits de parler ou de guérir les  mourants qui partaient dans l’autre monde comme des chiens. Dans ce même terrain vague, depuis 1990, se trouve le service médical du quartier. Il est fou de penser que ce lieu de mort soit devenu plus tard celui où mon grand-père allait se faire soigner.

Ta grand-mère ne savait pas lire. Elle a fait pas mal de concessions sur sa vie mais a toujours su tirer le meilleur parti de chaque situation notamment dans le développement de l’activité de la petite entreprise de récupération de verre. Cette force et cette faculté d’adaptation ont-ils permis à tes grands-parents de vivre mieux que la moyenne des gens sous le régime franquiste ?
Peut-être. Ils étaient les plus riches des pauvres. Ils ont travaillé dur. Ma grand-mère a fait une fausse couche parce qu’elle ne pouvait pas arrêter de travailler. Mais jamais ils n’ont abandonné leurs idéaux et ils ont essayé de partager un maximum de choses avec leurs voisins.

Au niveau graphique, quelles sont les premières images qui se sont imposées à toi ?
Depuis l’enfance, je garde deux images associées aux premières histoires que mes grands-parents m’ont racontées sur la guerre. Ma grand-mère m’expliquait souvent comment les phalangistes ont assassiné les amis qui étaient les leurs à cette époque. Elle expliquait cela en racontant toutes les bonnes choses qu’elle avait appris avec eux. J’ai toujours eu l’image de ces garçons morts sur une route poussiéreuse, entassés. De très jeunes garçons, sans aucune méchanceté. Ma grand-mère disait toujours qu’elle ne pouvait pas comprendre ceux qui ont cru en Dieu, ce Dieu qui a permis un tel carnage. Je garde aussi en tête l’image d’un soldat mort par un jambon tombé du ciel. Je l’ai entendu cette anecdote lorsque j’étais adolescent. C’est une des rares histoires que mon grand-père nous a raconté de la guerre. Cette anecdote m’a toujours raisonne comme un mélange de drame et d’humour absurde. Une bonne représentation de ce que peut être une guerre grotesque.

Si le récit montre des moments tragiques de la vie dans l’Espagne de Franco ton approche reste résolument optimiste. Tu tentes de conserver de chaque situation, chaque scène le côté positif qui en découle. Est-ce un choix de ne pas tomber dans un récit totalement sombre ?

Oui. Il y avait tellement de drames dans le récit, que j’ai fait tenter de trouver les moments les plus “humains”, pour ne pas mettre le lecteur dans un état dépressif ! J’ai parlé longuement avec mes tantes afin de retrouver ces bons moments. Il y en avait, évidemment. Malgré toute cette horreur, ils ont vécu des moments heureux, qui leur ont permis de surmonter cela et de ne pas sombrer. 



La petite histoire de tes grands-parents croise la grande histoire, celle de l’Espagne meurtrie de 1936 au début des années 60. Est-ce ça qui t’intéressait le plus dans ton travail : rendre compte de l’intérieur de la vie du peuple espagnol durant les années franquistes par l’œil de tes grands-parents ?


Oui, le récit historique raconté du côté de la population est toujours, à mon avis, plus intéressant. C’était cela qui m’intéressait. La grande histoire est souvent racontée du point de vue de ceux qui ont organisé les événements et pas du point de vue de ceux qui ont souffert.

Comment as-tu travaillé concrètement sur ce récit ? Peux-tu nous parler de la phase de recherche, de collecte d’information. Du choix à opérer entre ce qui pouvait être dit et ce qui se devait d’être préservé ?
Je savais qu’un jour, il y aurait une bonne BD derrière tout ça. Quand j’étais en train d’écrire « Les guerres silencieuses » ma mère disait qu’il serait plus intéressant de travailler sur l’histoire de mes grands-parents. À ce moment-là je n’étais pas préparé, j’avais besoin d’essayer quelques trucs : reconstruire l’ambiance de la dictature, la caserne, Barcelone et sa banlieue durant les années 50-60… Après « Les guerres silencieuses », je crois que j’étais en mesure d’aborder ce projet. J’ai transcrit des souvenirs, réalisé des entretiens avec mes tantes et mon père, mon frère a pu interroger mon grand-père (qui a, enfin, expliqué sa démarche dans la guerre civile et ses conséquences). Avec cette matière j’ai commencé à écrire le scénario. Il y a beaucoup d’anecdotes qui illustrent la difficulté de ces années. J’ai mis de côté celles qui étaient plus personnelles, qui parlaient d’autres membres de la famille, de leurs relations, etc. J’ai procédé de la même manière pour les anecdotes qui parlaient d’éléments déjà traités dans l’histoire. Je sais ce que je veux exprimer, donc je trace une ligne avec un point de départ et un point final. Dans cette ligne, j’ajoute des petites anecdotes ou des histoires qui mettent le lecteur dans le contexte, en expliquant plus en détail, ou en nuançant, ce qui se passe entre le début et la fin. La documentation graphique a été prise avec beaucoup de soin. Des uniformes, des avions, des canons, la ville de Barcelone d’après-guerre, la ville de Melilla avant la guerre… Dans la guerre civile espagnole, même la désorganisation est importante : les véhicules provenant de différentes sources, les vêtements hétérodoxes de miliciens, etc. Mon frère a refait en voiture le même parcours qu’avait fait mon-grand père pendant la guerre. Il a visité les mêmes villages et paysages en faisant des photos très utiles pour moi. Après, j’ai réalisé le storyboard sur un carnet ou des feuilles papier. Ensuite, j’ai numérisé cela pour faire l’encrage puis la couleur sur Corel Painter.

Tes grands-parents étaient tous les deux engagés au CNT pour Isabel et dans les troupes républicaines pour Jaime. Cet engagement ne les a jamais quittés. Que retiens-tu de leur parcours, des risques qu’ils ont pris pour leur idéal de société ?
Leur courage, la fermeté de leurs idées et leur générosité, parce que, malgré le fait qu’ils aient perdu la guerre, ils ont lutté pour les prochaines générations.
 


Quel est le regard de la société espagnole sur les années franquistes ?
Les jeunes génération, celles nées après 1975 ont-elle le même rapport à l’histoire que celles qui ont vécus la dictature ?

 C’est très différent. Celles qui sont nées pendant l’après-guerre et qui ont vécu la dictature (la génération de mes parents) savaient ce qui avait précédé et qui était Franco. Les enfants de cette génération (la mienne) ont connu la dictature par nos parents. Et, bien sûr, nous avons entendu parler de la guerre par nos grands-parents. Par contre, pour les générations plus jeunes, nées de parents qui n’ont pas vécu la dictature, la situation est bien différente. Certains pensent que Franco était président de l’Espagne…



On sent par le biais de mouvements populaires cette envie en Espagne, aujourd’hui, peut-être plus qu’ailleurs de ne pas tout accepter. Le passé de ton pays incite-t-il à dire parfois non à la construction d’une société qui peut tendre vers un néo-conservatisme destructeur qui ne laisse que peu de perspective pour la jeunesse ?
Absolument. Par contre, la loi électorale en Espagne qui repose sur le système d’Hondt, favorise les grands partis et rend très difficile la percée d’alternatives comme Podemos. Aujourd’hui l’Espagne est plutôt à gauche, mais c’est la droite qui gagne les élections.



Que retiens-tu de ton travail sur ce projet ?
Je suis satisfait du résultat. Au début j’avais peur car je raconte une longue période de l’histoire des personnages, et c’était dur de faire le tri entre ce qui devait être dit et ce qui ne le devait pas. Il fallait aussi ne pas se tromper en faisant une BD trop dense et difficile à lire. Je suis fier d’avoir réussi, à mon avis, cet équilibre : être fidèle à l’histoire familiale, montrer une fresque de l’Espagne de 1936 à 1960 et essayer de plonger les lecteurs dans cette histoire, plus actuelle et internationale qu’on en le pense. Je trouve aussi que le dessin exprime pas mal les différents états des personnages. La douleur, la tendresse, la rage, la violence de la guerre et l’amour aussi.