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Algérie, pour ne pas oublier…



Il est des épisodes de l’histoire, de notre histoire, qui dérangent. Certains ferment les yeux ou tournent la tête vers d’autres volets moins sensibles, d’autres heureusement décident d’affronter ces erreurs du passé pour permettre d’avancer vers un avenir qui en sera peut-être exempt. La guerre d’Algérie, et par extension l’ensemble de la période de décolonisation française, amorcée dès la fin du second conflit mondial, reste une période tout à la fois sensible, trouble et particulièrement dramatique à plus d’un titre. La sortie récente de quatre albums abordant le conflit algérien ne pouvait que nous laisser sensible à l’idée de décortiquer cette période sombre de notre histoire commune… 

 

Nous sommes en 1962. La guerre d’Algérie vient juste de s’achever mais les séquelles sont encore bien présentes en France mais aussi en Algérie où la plus grande désolation règne. Devant le peu d’avenir qui se présente au bled, certains choisissent de partir vers Paris, un eldorado où bien des amis, ou membres de la famille ont réussit. Pour preuve les cartes postales envoyées en Algérie arborant des photos de splendides et vastes demeures dorées. Soraya débarque donc à Orly avec ses deux enfants en septembre 1962. Elle vient rejoindre Kader son époux qui s’est installé quelques temps auparavant aux portes de la capitale, à une époque où les migrations massives, dopées par la forte croissance des Trente glorieuses, post second conflit mondial, permettaient à des travailleurs étrangers de venir s’installer en France. L’activité soutenue demandait une main d’œuvre peu regardante sur les conditions de travail et les heures à effectuer. Les algériens, portugais, espagnols devenaient donc des publics cibles pour permettre à cette croissance frénétique de se poursuivre encore et encore. Mais si les industries florissantes tiraient un bénéfice substantiel de cette main d’œuvre bon marché, les conditions d’accueil de ces ouvriers non qualifiés n’avait pas vraiment été envisagées. Bon nombre de ces travailleurs utiles à l’économie française se trouvaient donc parqués dans des bidonvilles gigantesques situés aux portes de Paris. Personne ne voulait les voir. Personne ne pensait qu’il aurait été préférable de construire des logements décents pour accueillir ces hommes et ces femmes venus accroitre les richesses de l’industrie française. Car les travailleurs des bidonvilles n’étaient pas du genre à se plaindre, à demander plus qu’un travail et un salaire leur permettant d’envoyer dans leur pays de l’argent pour leur femme et enfants restés au bled.

Soraya débarque donc à Orly en ce septembre 1962. Le taxi qui la dépose à l’entrée du bidonville repart rapidement vers l’aéroport, la laissant dans cet environnement surnaturel. Très vite elle comprend le décalage substantiel qui existe entre l’eldorado décrit par son époux et la triste réalité de terrain. Les conditions sanitaires des logements de fortunes, dans lesquels habitent les travailleurs étrangers (pas d’eau courante, pas de chauffage, des toits percés laissant passer l’eau de pluie, des cahutes pas plus grandes qu’un studio d’étudiant…) et du bidonville (problème d’enlèvement des déchets, entassements des cabanes, sols en terre impraticables par temps de pluie…) paraissent aujourd’hui inconcevables. Aidé des témoignages et des photos collectés par Monique Hervo dont des extraits figurent en fin d’album, le dessinateur Laurent Maffre livre un témoignage  poignant sur les conditions de ces travailleurs et familles placés dans le bidonville de la Folie au 127 rue de la Garenne. Il montre un univers où la solidarité, l’entraide, le partage deviennent des valeurs essentielles pour survivre. L’auteur de ce récit démontre aussi et surtout l’incapacité des pouvoirs publics à changer les choses, à essayer de proposer des alternatives même à moyen terme pour permettre de résorber le problème du logement. La scolarisation des enfants, l’accès à des emplois stables rémunérés correctement sont encore pures utopies. La corruption administrative elle, existe bel et bien, tout comme le racisme ambiant… Ce récit sur un sujet peu abordé par ailleurs, construit entre documentaire et fiction s’affiche comme un incontournable tant pour permettre de comprendre la souffrance de ces familles parquées, tels des animaux, dans des bidonvilles gigantesques que personne ne voulait voir, que pour saisir la portée d’une époque à la croisée des chemins. Une époque faite de la montée progressive d’un racisme et des prémisses d’une crise identitaire et sociale en gestation…

Laurent Maffre – Demain, demain – Actes sud BD & Arte éditions – 2012 – 23 euros  

  

Fin novembre 1944, à quelques mois de l’armistice, un décret gouvernemental est adopté pour permettre la scolarisation des enfants français musulmans d’Algérie. C’est grâce à ce décret que Marie, pleine d’illusions et de cette soif de porter les valeurs de l’éducation sur les terres retirées de l’empire part en direction de Sétif. A peine débarquée elle fait connaissance de quelques personnalités dont Jean-Louis, l’inspecteur d’académie qui va la guider dans ce nouvel environnement, Lucien Casanova, propriétaire terrien animé d’une violence envers les autochtones surtout s’ils ne respectent pas certaines « valeurs » et quelques autres figures locales. La prise de poste dans un cadre bucolique se fait en « douceur ». Marie craignait beaucoup de cette première expérience loin de chez elle, elle va pourtant prendre à cœur sa mission de transmission du savoir et s’affirmer au fil des jours. Si les enfants scolarisés dans son école sont issus pour la plupart de famille de propriétaires terriens ou d’aristocrates colons français, elle n’hésite pas à faire entrer dans sa classe des enfants d’autres origines, comme Amor, le berger des Lauriers blancs qui, curieux, essaye de comprendre ce qui se passe dans ce lieu qui ne lui est pas ouvert. En parcourant les campagnes retirées à vélo, la nouvelle enseignante va porter la parole de l’éducation dans des zones encore fermées pour pousser les familles à scolariser leurs enfants et leur laisser la possibilité de s’élever socialement. Elle va se heurter à une forme d’incompréhension et de résistance : L’icoule bour les zafas ? Ça va pas, non ! C’est pour les francisses, pas nous ! Regarde la miséria. Le françaoui, c’est pas notre langue, c’est celle des roumis. Peut-être que Marie est arrivée trop tard dans un pays qui prend conscience, avec l’écho de la libération de la France, de son statut et de la possibilité de le changer pour affirmer sa capacité à s’administrer librement et à défendre ses valeurs, ses traditions et son histoire. Dans les sous-sols les tracts du PPA sont imprimés par milliers pour sensibiliser les populations et organiser des foyers de résistances et de manifestations. Le climat ambiant devient de plus en plus délétère et les parents de colons retirent leurs enfants de l’école de Marie. La jeune femme va dès lors observer un monde qui se dirige dans une crise profonde d’où il sera difficile de se relever. Un monde fait d’incertitudes mais aussi d’espérances… Azouz Begag, auteur à succès, ministre délégué à la promotion de l’égalité des chances en 2005, nous offre là son premier récit en BD sur une thématique qui lui est chère, l’éducation. Avec le dessin réaliste de Djillafi Defali empreint de chaleur, Begag donne avec Leçons coloniales une vision teinté d’émotions sur le massacre de Sétif de mai 1945. Un épisode dans la prise de conscience du peuple algérien de la nécessitée de lutter pour son autonomie. Incontournable.

Begag & Defali – Leçons coloniales – Delcourt – 2012 – 16,95 euros

 

Il est des dates qui restent dans les esprits. Le 17 octobre 1961, fait partie de celles-là. Octobre noir titre l’écrivain Didier Daeninckx pour son album sombre sur les évènements qui se sont déroulés à Paris en cette soirée de révolte et d’expression d’une souffrance de la part des algériens de France. Replaçons le contexte. Tout juste quelques jours auparavant, le Préfet de police de Paris, Maurice Papon, diffuse un communiqué dans lequel il précise des restrictions sévères en matière de circulation pour les travailleurs algériens : Il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne de 20h30 à 5h30 du matin… plus loin il est dit qu’il est très vivement recommandé de circuler isolément, les petits groupes risquant de paraître suspects aux rondes et patrouilles de police. Belle forme syntaxique pour énoncer qu’il n’y a aucun interdit mais que si un accident devait se produire, la police et l’administration chargée de faire appliquer l’ordre serait de toute façon dégrevés de toute responsabilité.  Une véritable provocation s’il en est à laquelle le FLN ne pouvait ne pas répondre. Une manifestation s’organise alors pour dénoncer le climat toujours plus tendus dans lequel se trouve placée la communauté algérienne. Nous sommes quelques mois seulement avant la ratification des accords d’Evian et les algériens de France se trouvent en quelque sorte portés sur le front d’un conflit d’un autre temps. Celui qui doit mettre un terme à une colonisation des plus avilissante pour le peuple algérien.

Les années 60 sont aussi celles de l’explosion du rock. De nombreux groupes amateurs et futurs pro répètent dans les caves parisiennes à la recherche d’un son, d’une liberté trop longtemps retenue. Le rock s’impose comme l’expression du malaise de la société. Un malaise qui se lit à l’échelle mondiale au travers de la guerre au Vietnam, du pouvoir de l’argent, de l’industrialisation outrancière et lobotomisante, du maintien de toutes les formes de colonialisme et d’asservissement des peuples. Mohand est la voix de l’un de ces groupes, les Gold star. Alors qu’il regagne la chambre dans laquelle il vit près des bords de Seine, il assiste à une véritable exécution d’un algérien seulement fautif d’être ce qu’il est. L’homme est jeté dans le fleuve après avoir était roué de coups. Son corps flottant sera repêché plus tard dans l’indifférence la plus totale. Mohand découvre en live le sort qui lui est peut-être réservé un soir au détour d’une ruelle sombre. La manifestation du FLN s’organise, elle se déroulera sans autorisation car inutile de demander une autorisation préfectorale pour manifester contre les restrictions  de cet organe de plus en plus obscur…

Violence du rock qui exprime avec force son non avilissement à la société du fric, du pouvoir et des interdits. Violence des matraques et des armes à feu utilisées non pas pour dissuader mais bel est bien pour exprimer le racisme même plus latent d’une  société répressive qui joue au jeu de la mort dans une indifférence notable. Des corps resteront sur le carreau, ils ne sont pas l’unité ajoutée à un chiffre déjà trop élevé de victimes mais des noms, des hommes et des femmes qui ont pourtant quittés leur pays pour faire prospérer la France des Trente glorieuses. Un témoignage essentiel mis superbement en ambiance par Mako. Récit sombre de la nuit qu’il devient essentiel de mettre dans la lumière…

Daeninckx & Mako – Octobre noir – Adlibris – 2011 – 13,70 euros

  

Les massacres parisiens à l’encontre des manifestants algériens au soir du 17 octobre 1961 restent dans toutes les mémoires. En raison du déchaînement de violence dont il a été fait preuve ce soir-là et du nombre de victimes bien trop nombreuses pour épuiser notre devoir de mémoire. Les évènements survenus quelques mois plus tard, le 8 février 1962, toujours à Paris, ne bénéficient pas de la même couverture historique et de la même mise en avant médiatique. Pour autant, le déchainement de violence de la part des forces de l’ordre reste le même, créant le trouble définitif sur une période sombre de notre histoire.

Le travail de Désirée et Alain Frappier sur l’album Dans l’ombre de Charonne mérite plus qu’une mise en avant. Les deux auteurs de ce récit ne sont pas historiens, ils n’avaient, avant de s’imprégner de ce sujet que des souvenirs épars de cette période et du conflit algérien. Le désir de raconter les évènements du 8 février 1962 provient d’une rencontre avec un personnage clef, Maryse Douek-Tripier, jeune lycéenne ayant participé à la manifestation pacifiste de Charonne. Une rencontre, un témoignage, la résurgence de souvenirs, d’images, de douleurs. Et cette envie de la part des deux auteurs de faire revivre ces moments, de les resituer dans l’histoire générale de cette période, de comprendre les pourquoi, qui ne trouvent que trop rarement de réponses, et surtout de ne pas oublier pour transmettre aux générations futures les négatifs d’une déraison par trop marginalisée par le défilement du temps et sa capacité à masquer/effacer les horreurs d’une époque trouble de l’histoire de France, celle de l’empire colonial et de sa disparition dans la douleur. Vaste chantier pour des non-initiés qui vont tout d’abord devoir domestiquer l’histoire pour mieux transcrire l’évènement et saisir sa portée. Travail de collecte d’informations : le témoignage de Maryse tout d’abord puis celui ingrat de la plongée dans les archives, les livres d’histoire, la presse d’époque, les fonds de photographies… et la nécessaire mise en perspective pour faire de ce récit conté sous forme d’essai dessiné un ouvrage qui « tient la route », qui puisse tout à la fois apporter une pierre à l’édifice et faire délier les langues, briser les œillères et susciter le dialogue, l’échange, le débat qui seuls peuvent jeter un regard neuf sur ce moment « oublié » de notre histoire contemporaine.

Cet essai fait indubitablement mouche à plus d’un titre. Sur le fond, les deux auteurs arrivent à poser les bonnes questions, celles du rôle des autorités (préfectorales et au-delà…), celles de la désinformation quasi générale opérée par la presse qui, dans une hallucinante cohésion, juge les faits sans prendre le recul nécessaire pour ne pas sombrer dans l’émotionnel qui inéluctablement les déforme, celles enfin du rôle de chacun dans cet effroyable tragédie de l’histoire. La forme surprendra peut-être. Récit graphique fait de collages de pavés de textes, de coupures de presse, d’histoire dans l’histoire, de dessins parfois très sobres pour s’attacher au fond et au déroulé dramatique et surtout ne pas sombrer dans la tentation romanesque qui en détruirait la portée, Dans l’ombre de Charonne conjugue tout à la fois sobriété et richesse du propos.

En cette année 2012, soit cinquante ans après les évènements, cet album doit se lire pour comprendre et surtout ne pas oublier…

Désirée & Alain Frappier – Dans l’ombre de Charonne – Mauconduit – 2012 – 18, 50 euros

 

A écouter l’interview réalisée avec les auteurs :

Juste avant que ne se lance l’exposition des planches de l’album à la Bibliothèque Faidherbe (11ème) courant du mois de février 2012, nous avons rencontré les deux auteurs de ce roman graphique pour évoquer avec eux leur travail sur ce récit. Une belle rencontre, un échange où il est question du rapport à l’histoire, de colonialisme/décolonisation, d’atteintes aux droits et à la liberté individuelle, de forme aussi et notamment de la façon de raconter l’histoire en l’intégrant dans une perspective à plus grande échelle. Il y est question aussi du travail de Maximilien Le Roy, Dans la nuit la Liberté nous écoute et du sondage édifiant qu’il reprend sur les bienfaits du colonialisme selon un échantillon représentatif de la population française… Dans la nuit, au final, un peu un écho à l’Ombre de Charonne…