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Dandy des champs contre dandy des villes, les mystères de Whaligoë



Angoulême reste un formidable moyen de rencontrer en peu de temps tout un lot d’auteurs de BD, qu’ils soient scénaristes ou dessinateurs, et donc de pouvoir aborder avec eux leurs travaux récents et à venir. Un moyen pour nous de vous proposer quelques news, beaucoup de fraîcheur dans les réponses spontanées des auteurs qui se livrent sans arrière-pensées. Bref un moment privilégié pour parler 9ème art et parfois bien plus que cela… Aujourd’hui laissons-nous prendre par le spectral Whaligoë…

 

 

Mystères des landes reculées de l’Empire britannique sous un ciel forcément pluvieux. Un coche s’avance à bâtons rompus sur des chemins plutôt lourds et cabossés. Au croisement d’une route un panneau indique plusieurs directions, des lieux improbables, sortis dont ne sait où. Peu-importe ici ou ailleurs pour l’homme qui descend de voiture une fois arrivé au cœur du hameau qui porte le nom de Whaligoë.

Quelques années auparavant, dans ce lieu perdu d’Ecosse, où la rudesse côtoie une pauvreté toujours plus dure, Branwell, un adolescent du cru lance son coq dans l’arène. Les joutes entre gallinacés font fureur dans les granges isolées de la région et le peu d’argent gagné d’un dur labeur se perd plus vite que de raison. Mais l’espoir de voir la donne s’inverser incite à toujours plus miser. Pour Branwell, et malgré les réserves de sa sœur Emily, la soirée ne sera pas faste. Pas de place pour les loosers, le coq sera vite saigné à la sortie de cette arène surchauffée.

Aujourd’hui donc, le village, et son unique échoppe, une auberge pas très rafraichie, serviront de halte pour la nuit à ce couple de londoniens forcément en décalage avec cet environnement d’accueil. Peu importe. Lui, dandy déchu, ex-poète dont l’inspiration s’est égrenée aussi vite qu’un sac de blé percé, fuit la ville où, semble-t-il, il aurait des comptes à rendre. Il est accompagné dans sa fuite par une femme passablement fanée qui garde en elle les traces d’un passé plus glorieux. Une fois dans leur chambre, le couple engage une conversation vive puis l’homme se dirige vers le cabinet de toilette pour se raser de près. Alors qu’il s’apprête à commettre l’inéluctable et peut-être dernier geste héroïque de son existence devenue triste, l’homme aperçoit par la fenêtre, en contrebas de sa chambre, une femme spectrale qui s’allonge sur une tombe du cimetière champêtre. Une apparition qui remettra à plus tard le geste ultime…

Sous fond de mystères épais tissant une ambiance fantastique, Whaligoë prend le lecteur dès les premières planches. La raison de ce kidnapping bédéphile est à chercher dans le contexte construit par les deux auteurs. Le scénario laisse planer suffisamment de doutes sur les personnages eux-mêmes et sur ce qui se trame dans ce village reculé dont il semble impossible de fuir. Mais là où Yann arrive à captiver c’est dans cette énigme littéraire qu’il entretien avec le lecteur. Car à Whaligoë résiderait un autre auteur adulé en son temps et qui aurait lui aussi trouvé refuge dans ces campagnes sans âme. Par des références appuyées à Edgar Poe mais surtout à Emily Brontë (ses sœurs et son frère) dont l’auteur revendique l’influence dans son écriture, Yann referme doucement les possibilités de fuite et nous prend dans une spirale dont le rythme ne cesse de croître. Le dessin quant à lui trouve, en la personne de Virginie Augustin, le pendant d’un scénario rudement bien mené. Tout à la fois mystérieux, frais, suggestif il pose un cadre et un contexte tendu qui s’affirme au fil des pages. Les dialogues savoureux, la poésie décalée et grossière qu’essaye péniblement de rédiger le dandy des villes sur les hauteurs de la falaise qui s’étend à la périphérie du village, apportent une dose d’humour qui évite de tomber dans le pédantisme que souhaitait éviter Yann. Il y parvient et plutôt de belle manière. Reste pour nous le plus difficile… attendre la sortie du second et dernier volet de ce poème mystérieux dans lequel rôde un climat sombre et soyeux, comme les plumes d’un corbeau juché sur le haut d’une armoire et qui crie à qui veut un « Plus jamais » terrifique et lancinant…

Yann & Virginie Augustin – Whaligoë – Casterman – 2013 – 12,95 euros

 

Interview de Yann 

Comment est né ce projet ?
C’est un vieux projet qui date d’une vingtaine d’années qui attendait dans un tiroir une rencontre avec un dessinateur ou une dessinatrice dont le style aurait pu se prêter au traitement graphique que je souhaitais, et surtout qui attendait quelqu’un qui soit enthousiasmé par l’histoire. Au départ j’avais contacté Benjamin Lacombe qui est un dessinateur adorable et intelligent qui avait aimé l’histoire, mais graphiquement il le traitait un peu trop sous un style « illustration ». Il a tenté de réaliser quelques planches mais il n’a pas voulu poursuivre car il était peu familier avec le découpage BD, avec le rythme que cela impose…

Comment s’est donc opéré le choix de Virginie Augustin qui elle-même n’était pas familière de ce genre de récit puisqu’elle est issue plutôt de l’heroïc fantasy ?
Je passe beaucoup de temps dans les librairies à regarder et feuilleter des bandes dessinées et je suis tombé un jour sur Alim le tanneur. Lorsque j’ai vu cet album je me suis dit instantanément que c’était ce dessinateur (qui s’avérait être une dessinatrice) qu’il me fallait. Je l’ai contactée, le scénario l’intéressait mais elle avait d’autres travaux en cours. J’ai donc attendu qu’elle ait plus de temps pour lancer le projet avec elle.

Peux-tu revenir brièvement sur la trame de Whaligoë ?
En fait il s’agit d’une fable. Je sais que la mode est aux contes de fées mais là il s’agit d’une fable avec un petit conflit imagé. Au début on s’était posé la question de faire l’album en animalier et puis finalement nous avons gardé les animaux pour les combats de coqs. On a aussi placé dans le récit des grouses, des corbeaux… le tout pour coller à l’un des thèmes de l’album qui est la plume car nous sommes au XIXème siècle et les gens écrivent encore à la plume d’oie. Concernant la trame je dirais que dans l’album on assiste à une opposition entre le dandy des villes et le dandy des champs. Un couple de vieux cabots, de vieux dandys un peu usés, has been, s’enfuit de Londres après un scandale de mœurs pour éviter la prison, la ruine. Ils filent à travers la campagne en calèche le plus loin possible jusqu’en Ecosse, et ils s’arrêtent un peu n’importe où. Pour eux n’importe quel village fait l’affaire, et là, en l’occurrence c’est Whaligoë. Le soir le dandy décadent décide de se suicider au rasoir mais il aperçoit un spectre dans le cimetière qui s’étend en contrebas, et il se dit : Après tout je peux attendre un jour de plus, ça pourrait être un début de romance, de renaissance. De son côté sa muse, sa compagne, son épouse, on ne sait pas exactement, va se passionner pour une brute un peu rustique mais séduisante. Bref il va y avoir un conflit psychologique entre ces deux dandys pour l’amour de cette femme, le tout sous fond de mystère littéraire.

Tu places dans l’album pas mal de clins d’œil à la littérature (Poe, Brontë…) et à la peinture (Fuseli) du XIXème siècle. Peux-tu nous dire ton intention ?
En fait c’est un peu le côté comedia dell’arte. J’ai voulu placer de l’humour dans le récit, car ce qui me faisait un peu peur dans ce type d’histoire était de tomber dans le pédantisme car le dandysme lui est souvent associé. Je voulais que l’on puisse rire par moment pendant la lecture de l’album. Il y a une portée dramatique surtout dans le second volet du récit et c’est pour ça que j’ai voulu aussi inclure  une certaine forme de dérision et d’ironie, du fiel qui coule…

Il y a justement dans le récit cette scène qui crée un décalage où l’on voit le dandy, poète qui a perdu son inspiration, essayer d’écrire près de la falaise en retrait du village et où il rencontre Emily qui lui parle de façon plus crue, plus directe en se moquant un peu des mots qu’il couche sur le papier…
C’est un peu le contraste entre ce que j’appellerai le « fauxculisme » littéraire de la ville et le côté plus rustique, plus franc, plus brutal de la campagne.

Dans ce premier volet il y a peu de pauses, le rythme est assez soutenu, c’était essentiel de garder un mouvement permanent au fil des pages ?
C’est un peu le principe des 46 pages. Il faut beaucoup utiliser les ellipses qui permettent de rythmer le récit. J’avais peur de tomber dans le théâtre filmé et d’être du coup ennuyeux, j’ai donc souhaité maintenir un rythme fort pour que le lecteur n’ai pas le temps de souffler malgré les répliques qui sont parfois pseudo-littéraires. J’ai passé pas mal de temps à essayer de fabriquer un faux poème ridicule pour montrer justement le côté « bout du rouleau » de l’auteur qui effectivement fait n’importe quoi. J’ai du coup mélangé des fragments de poèmes que je trouve ridicules et pédants pour arriver à montrer cette décadence.

La couverture fait apparaitre une jeune fille spectrale, comment s’est opéré le choix de placer ce dessin en avant ?
C’est une accroche énigmatique. Tout l’album tourne autour de cette apparition. Est-ce un spectre ? Ou juste une femme qui s’allonge sur une tombe dans un cimetière ? On ne sait pas. C’est le mystère, un peu comme les marques de pas dans la neige dans Tintin au Tibet où on attend de voir le Yéti qui heureusement n’apparait qu’à la fin. Là on va chercher à savoir qui est cette femme mystérieuse.

Cela est amplifié par ce huis clos qui s’installe progressivement dans le récit…
Il est clair que les personnages ne vont plus pouvoir quitter Whaligoë. Ils se sont arrêtés là et ils n’en repartiront plus. Je voulais qu’à la fin de l’album on comprenne que tout aller ce régler dans ce petit village, je ne vais pas révéler la fin du tome 1 mais le lecteur découvrira qu’ils seront obligés d’y rester.

Ce huis clos, peut-il s’avérer rédempteur en ce sens qu’il va pousser les gens à se parler, se questionner, se comprendre ?
Bien sûr ce huis clos va s’avérer positif. Pas forcément pour tout le monde mais pour certains il va s’agir d’un nouveau départ, d’une renaissance, pour d’autres d’une fin de route. 

Peut-on parler un peu de ce mystérieux écrivain Ellis Bell ?
Il ne faut pas trop en dire car il s’agit un peu du terreau du récit. Le dandy et sa muse découvrent qu’il y a un écrivain mystérieux qui a également eu son heure de gloire à Londres et qui se serait réfugié lui aussi à Whaligoë. Ils veulent le rencontrer. Qui est-il ?

Ellis Bell était le pseudonyme d’Emily Brontë. Cette auteure est-elle une inspiration pour toi ?
Oui je suis effectivement passionné par les sœurs Brontë et par leur frère Branwell qui était un écrivain raté. Il y a quelque chose qui m’a frappé en lisant les biographies des sœurs Brontë, c’est un tableau qui aurait été peint par leur frère où il s’y représente avec ses trois sœurs à côté. Au dernier moment, on ne sait pas pourquoi, il se serait effacé de la toile donnant un aspect spectral à ce visage gommé sommairement. Je trouve ça génial pour un scénariste, ça fait un peu rêver… Cela ouvre des questionnements : Pourquoi a-t-il fait ça ? Pourquoi a-t-il effacé son visage ? Et je peux dire que dans ce mystère il y a un fond sérieux pour notre histoire.

Peux-tu nous donner quelques éléments du tome 2. Le huis clos va-t-il devenir de plus en plus oppressant, le rythme va-t-il encore s’accélérer ?
Effectivement le huis clos va être de plus en plus oppressant. Le récit débute le lendemain matin, je voulais garder un rythme encore plus accéléré jusqu’à l’échéance finale.

Propos recueillis par Seb le 02/02/2013