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La BD du jour : Deux biographies sinon rien, Glenn Gould et Sartre chez Dargaud !



Ils ont incontestablement marqué leur époque – le vingtième siècle – d’une empreinte indélébile dans leur domaine de compétence, Glenn Gould dans la musique classique et l’interprétation incarnée des œuvres de Bach (notamment) et Jean-Paul Sartre pour la défense d’un courant de la philosophie d’après-guerre, l’existentialisme qui devait marquer nombre de penseurs regroupés au sein de la revue Les Temps modernes. Deux biographies sensibles à la force expressive indéniable qui nous ouvrent aux deux auteurs et nous invitent à en savoir plus, ne serait-ce que pour saisir la force de leur implication.

GG
Couverture

Glenn Gould, une vie à contretemps de Sandrine Revel – Dargaud (2015)

Un homme sur un lit d’hôpital semble se diriger vers une salle d’opération. Il s’agit du pianiste adulé Glenn Gould, un génie de son temps, victime d’une attaque cérébrale. A son chevet nous retrouvons son agent Ray Roberts qui fut l’un des rares à pouvoir approcher et garder une amitié sincère avec le pianiste. Glenn Gould fait partie de ses génies rares qui développèrent une oreille parfaite dès le plus jeune âge. Sa mère aimait à lui faire découvrir les notes qu’elle jouait au piano, pour tester son écoute et son attention. Il deviendra très vite un interprète de talent et, en raison de son jeune âge, convoité par toutes les salles de concert qui tenaient là le grand talent de demain. Si l’artiste possédait une compréhension inégalée de la musique, il n’en développa moins des phobies et des manies qui devaient lui valoir non seulement les reproches des puristes (en cause notamment sa tenue sur le piano, jugée inconvenante) mais aussi une vie troublée qui le malmena jusqu’à ses derniers jours. Le pianiste au seuil de basculer vers un ailleurs insondable voit sa vie retraversée sous l’œil de Ray Roberts qui expose-là la face cachée d’un homme habité par la musique et qui mena toute sa vie durant un combat contre lui-même…
Comme tous les génies le pianiste Glenn Gould a traversé son temps tel un ovni. Incompris par beaucoup pour ses extravagances il était adulé pour sa maitrise technique et la sensibilité qu’il plaçait dans les morceaux qu’il interprétait. Jamais un interprète n’avait jusqu’alors pu maitriser les Variations Goldberg avec une telle aisance en plaçant jusqu’à son âme même dans la musique. Car cette pièce de Bach nécessite outre une maitrise totale de la technique au clavier, un sens de l’harmonie, du rythme et du contrepoint comme peu d’œuvres le demande. Il est dit souvent que le soliste qui s’attaque à cette pièce ne sera plus le même après son interprétation, celle-ci, autour des variations et des arias, sonnant différemment par l’effet du temps qui amène le musicien à sculpter sa vision de la pièce par l’effet de l’expérience et du vécu. Pour Glenn Gould, Les variations Goldberg auront pour mérite de faire exploser aux yeux du monde son talent. L’œuvre gravée sur CD est l’un des enregistrements les plus vendus dans le monde de la musique classique. Au-delà des Variations Goldberg, Sandrine Revel nous donne à voir non seulement l’artiste de génie, mais aussi l’homme qui se cache derrière le piano. Un homme avec ses faiblesses, ses phobies et une perception du monde qui lui échappe parfois. Hypocondriaque Glenn Gould se nourrissait de boites de médicaments qu’il amenait dans une valise partout où il se rendait et n’ingurgitait qu’un seul repas par jour, ce qui, à ses yeux, était déjà presque trop. Il avait aussi un rapport difficile avec le public. Car se produire sur scène relevait pour lui d’une forme d’exhibitionnisme, la musique étant l’expression d’une intimité profonde difficile à partager. Fragilisé par son mode de vie l’artiste devait décliner jusqu’à subir une hémiplégie qui le paralysa en partie. Sandrine Revel livre un récit poignant, un portrait hors du temps d’un artiste majeur de son siècle. Un de ceux qui ont fait avancer la musique en repoussant les limites connues. En prenant le parti d’un portrait dressé par son agent de toujours, la dessinatrice donne à voir un homme un brin anachronique mais passionné par l’atemporalité de la musique seule capable pour lui de forger et sculpter les émotions les plus vives. Le découpage subtil ne vire jamais au voyeurisme et ne tombe jamais dans le pathos. Bien au contraire la dessinatrice s’immisce avec pudeur dans la vie du pianiste avec une économie de verbe, avec un dessin d’une expressivité rare. Alors que les biographies se noient souvent dans des panégyriques peu engageant, Sandrine Revel parvient à contourner le piège et à offrir une vision personnelle et sensible de l’artiste. Incontournable !

Sandrine Revel – Glenn Gould, une vie à contretemps – Dargaud – 2015 – 21 euros

Sartre couv

Sartre de Ramadier & Depommier – Dargaud (2015)

Jean-Paul Sartre est né sans connaitre son père, disparu lors d’un voyage maritime par une fièvre jaune dévastatrice. Il fut donc élevé par sa mère et son grand-père qui le plaça très tôt (trop tôt ?) dans le fief des fiefs de l’éducation parisienne, réservé aux fils de bons bourgeois, le lycée Montaigne. Le jeune Sartre n’en brille pas spécialement dès son entrée, mais qu’importe, la curiosité du gamin pour les livres qui occupent une grande partie du bureau familial aura sur lui une influence directe. Il dévore ainsi Flaubert et tant d’autres qui forgeront son goût pour la curiosité littéraire et intellectuelle. On le retrouve quelques temps plus tard alors qu’il quitte le prestigieux lycée Henri IV pour se rendre dans la non moins côté Ecole Normale Supérieure. Il y forgera ses premières rencontres d’importances avec le futur gratin intellectuel de Paris. C’est à cette époque qu’il fera LA rencontre essentielle de sa vie en la personne de Castor, Simone de Beauvoir. Une rencontre libre qui le changera car il trouve en la jeune femme de l’époque une épaule et une oreille pour développer et structurer ses premières  pensées qui le porteront naturellement vers la création du mouvement existentialiste…
La grande force des deux auteures restent sans conteste leur faculté à faire de Sartre un auteur accessible, de par la présentation de l’homme qu’il a été avec ses forces et ses faiblesses mais aussi en proposant une relecture accessible de sa pensée. L’homme qui fut obscur pour nombre de ses contemporains se voit ici « revisité » sous un angle qui met en avant sa faculté d’écoute, son désir de ne pas se compromettre avec une bourgeoisie trop rigide et trop figée pour accepter le changement et l’évolution du regard sur une société malade qui devait pourtant faire l’effort de renaître après la tragédie de la seconde guerre mondiale et de la période d’occupation, et aussi, et surtout, sous l’angle des rapports qu’il devait entretenir avec les intellectuels de l’époque, Camus, Nizan, Merleau-Ponty, Malraux, Boris Vian et, bien évidemment, Simone de Beauvoir. Trente-cinq ans après sa mort Mathilde Ramadier et Anaïs Depommier nous livrent un portrait sans concession, qui parvient, bien qu’il épouse le parcours de l’écrivain dans son entièreté, des bancs Normale Sup à la création de l’existentialisme et à son apport à la revue Les Temps modernes, à ne pas tomber dans une vision trop vulgarisante de son action et de sa pensée. Le propos trouve un relais subtil dans le traitement graphique qui se veut épuré, d’une grande lisibilité tout en gardant sa force d’expressivité. Le trombinoscope astucieux placé en fin d’album permet au lecteur de se familiariser avec les principaux personnages qui ont traversés la vie de Sartre et que l’on retrouve en cours de récit. Un album qui peut se lire comme une ouverture à la compréhension de l’œuvre et de la trace laissée dans la pensée contemporaine par un auteur et un homme totalement dévolu à son action, désintéressée et sincère.

Mathilde Ramadier et Anaïs Depommier – Sartre – Dargaud – 2015 – 17,95 euros