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La création en musique : Réflexion sur une pratique (2ème partie – L’approche pluridisciplinaire)



L’approche pluridisciplinaire s’inscrit comme l’une des meilleures façons d’aborder son art différemment, avec une vision nouvelle, une stimulation et une ouverture qui lui permettent de s’affranchir des codes inhérents à sa propre pratique pour ouvrir de nouvelles portes. Elle amène de fait une réflexion sur les moyens de transmettre son acquis, sur sa vision de l’art et sur la nécessité de se mêler à d’autres réflexions en cours. L’approche pluridisciplinaire possède donc une force inestimable : celle de repousser toujours plus loin les limites de la création.

 


Les projets pluridisciplinaires ont toujours existés. Parfois considérés à tord comme des projets sans lendemain, ils démontrent toute leur pertinence à l’heure du développement des nouveaux médias. Leur multiplication ses dernières années prouve en tout cas l’intérêt d’une telle approche. Ainsi la musique côtoie indifféremment et avec réussite la littérature (et pas uniquement la poésie), les arts plastiques (sculpture, photographie, peinture…), la bande dessinée, la danse, le théâtre, la vidéo et le cinéma (ciné-concerts), la nature… Dès lors que deux artistes (ou plus) décident de partager leurs pratiques, une nouvelle œuvre peut voir le jour. Elle sera le résultat d’une réflexion commune. Une telle approche n’est pourtant pas sans dangers, le principal étant bien entendu de s’effacer, de s’abandonner à des concessions esthétiques ou philosophiques, de perdre son identité au profit de l’œuvre en construction. Rien de tel dans les quatre projets que nous vous présentons aujourd’hui. Deux sont tirés d’une expérience réunissant musique et texte (Nous n’avons fait que fuir de Bertrand Cantat avec une musique de Noir Désir et Des millions de morts se battent entre eux de Krzysztof Styczynski avec une musique de Serge Teyssoy-Gay, guitariste de Noir Désir) ; les deux autres sont des expériences musique et art plastique (l’une s’attache à redécouvrir le tableau de Gustave Courbet, De l’origine du monde, l’autre est une variation musicale autour des Nymphéas et des sculptures d’Alain Kirili). Autant de mises en bouche pour partir sur les sentiers sinueux et jubilatoires de l’approche pluridisciplinaire…


Krzysztof Styczynski – Des millions de morts se battent entre eux Caedere – 2008
Bertrand Cantat – Nous n’avons fait que fuir – Verticales – 2004


Nous sommes le 21 juillet 2002, le groupe Noir Désir présente, en tournée, Des visages des Figures. De passage à Montpellier à l’invitation du festival de Radio France et en compagnie de l’écrivain Krzysztof Styczynski il fait une pose afin de livrer, lors d’une carte blanche, deux OVNI musicaux dont le retentissement aurait dû dépasser le simple cloître des Ursulines dans lequel ces deux longs textes/poèmes criés, éructés, possédés ont été joués. Nous connaissons tous l’engagement du groupe, ses coups de gueule, ses provocations salutaires dans une société qui tend toujours plus vers une uniformisation voulue rassurante de la pensée. Dans cette ambiance délétère, lorsque l’aseptisation gagne du terrain chaque jour, tel un désert ou un cancer, Nous n’avons fait que fuir et Des millions de morts se battent entre eux s’affichent comme des bouffées d’oxygène, des jouissances auditives pures. Pour cela il faut vouloir recevoir de véritables claques, ravaler son amour propre, prendre conscience que de ce bousculement peu naître de nouveaux horizons, de nouvelles façons d’appréhender le monde. Dès lors que nous y sommes réceptifs, une partie du chemin qui nous rapproche de la réalité et nous éloigne du mirage de nos vies épurées, lissées, semble franchit, et dans le bon sens ! Ainsi soit-il !

Nous n’avons fait que fuir est une bombe amorcée par Bertrand Cantat. Ce texte acéré, troublant, d’une densité rare, bourré de sous-entendus tendus, de répliques à crier à demi-voix, a été écrit par le chanteur pendant la tournée de Noir Désir, il injecte son poison subversif pour âmes asservies et résignées au pire. Donc essentiel…

Et puis t’auras du boulot,
Jusqu’à ce qu’il n’y en ai plus,
Faut pas rêver oh, faut pas rêver…
Tiens-toi bien à ta barre :
L’horizon c’est des conneries inventées par les utopistes,
Si tu veux la porte,
Elle est là !!!
Des millions de gueules grandes ouvertes,
Qui ont plus faim que toi,
Mais qui sont pas plus fortes que toi,
Car si tu collabores,
Car si tu persévères,
Nous te protègerons de notre bras armé,
C’est que nous on aurait voulu qu’on nous parle gentiment,
Pas qu’on nous mente,
Non… mais qu’on nous parle gentiment,
C’est pour changer des marteaux,
Pour changer des enclumes,
Puis bien sûr, ça recommence,

 

Des millions de morts se battent entre eux provient quant à lui de la plume tout aussi acérée de Krzysztof Styczynski qui a suivi Noir Désir durant la tournée de 2002. Le livre-disque publié par Caedere reprend le texte mais propose une version réenregistrée en 2006 avec l’apport de la voix de Margarida Guia accompagnée de la guitare de Serge Teyssot-Gay. Le texte se veut un préliminaire à une œuvre en cours de construction, Les Cités désunies. Ce projet initié par les deux hommes ouvrait la soirée du 21 juillet 2002, il posait l’ambiance, l’orientation du flot à venir. D’une écriture tout aussi dense, jouant sur les jeux de mots, les interjections, les métaphores, les allégories sombres, il multiplie les vérités difficiles à entendre car bouleversant l’ordre des choses. Long antépoème se déclinant sur (presque) une heure il s’affiche comme une œuvre authentique, criée dans l’urgence d’un moment, avec cette liberté qui fait si peur car livrée dans un brouillard qui pourrait nous enfermer… il en restera des mots et des sons, ces mots et ces sons qui nous libèreront un jour de cet obscurantisme ancré trop solidement dans nos âmes.

Un jour nos enfants auront honte de ce que nous sommes Je l’espère je l’espère – Une phrase de silence… ZZZRRR… Et une de bruit – Le mythe du paradis c’est après LA MORT – Se reposer dimanche grâce à Dieu aux grévistes Saint-Dicat et aux virus – Où sont les enfants de ceux qui disaient NON ? – La tyrannie soft des démocraties et le droit de dire NON / sous le coup de matraque – Notre vie devait être magnifique – Sur un lit de feu nous dormons – Administrer nos faits et gestes – Le sacrifice monétaire imposé par des châtelains-politiciens dont nous n’avons que faire – S’intégrer c’est : ce désintégrer .


Tony Hymas – De l’origine du monde – 1 CD Nato – 2010
Kirili et les Nymphéas – Hommage à Monnet – 1 CD + 1 DVD Mutable Music – 2008

Construits autour de deux œuvres majeures de la peinture française, les projets de Tony Hymas et Alain Kirili se rapprochent par leur désir de titiller notre imaginaire, de lui faire faire ce grand saut dans l’inconnu. Leur réalisation est cependant différente. Là où Tony Hymas part d’un tableau ayant défié la chronique de son temps et en menant une réflexion autour de ce qu’il suggère aux artistes et auteurs de notre époque (musiciens, graphistes, dessinateurs…), Alain Kirili reprend la formule qu’il explore depuis près de vingt ans maintenant : celle d’inviter des musiciens à construire dans l’instant une œuvre à partir de ces sculptures et de ce qu’elles renvoient de tension, de force et d’imaginaire.

Mais revenons à Tony Hymas. De l’origine du monde a donc été construit comme un élément fédérateur des perceptions de créateurs de notre temps. En invitant des improvisateurs rôdés à l’exercice de l’approche pluridisciplinaire (la harpiste Hélène Breschand, le violoncelliste Didier Petit…), des voix qui prennent aux tripes (Violetta Ferrer et Nathalie Richard), et en liant le tout avec un texte de Baudelaire, une chanson de Christian Tarting, des extraits de chants de la commune de Paris et bien d’autres choses encore, Tony Hymas arrive à son but, celui de mêler autant de vision de la liberté en création, de l’affranchissement par l’art en faisant fi de l’origine ou de l’appartenance de chacun à une école. En ce sens nous repensons à cette citation du peintre qui habite le projet du musicien aujourd’hui : Quand je serai mort, il faudra qu’on dise de moi : celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté. Cette liberté se retrouve à la base du projet, même si elle ne saurait s’affranchir d’une structure, d’un repère désigné, celui du tableau du peintre d’Ornans. Le livret qui accompagne cet album prolonge son écoute. Textes de Manuel Jover (l’un des meilleurs spécialistes du peintre), Jean Rochard, illustrations de Zou, de Simon Goinard Phelipot, Stéphane Courvoisier, Daniel Cacouault, Nathalie Ferlut… autant de scénarii et d’œuvres construites comme des échos au tableau réaliste de Courbet. Le livre-objet devient de fait un véritable manifeste en l’honneur d’un peintre, d’un tableau, d’une vision de l’art et de l’approche libre. En s’affranchissant de codes, en refusant le compromis, Courbet, homme engagé en politique (il fut très actif dans les évènements de la Commune) et dans son art, reste une inspiration et une vision esthétique qui dérange donc qui devient on ne peut plus nécessaire à notre société sclérosée…

Le projet d’Alain Kirili, nous l’avons vu, est différent dans son approche car il revendique la création dans l’instant comme moteur de l’œuvre à construire/déconstruire. Le sculpteur n’en est pas à sa première expérience de mêler ses sculptures à la musique. Il a travaillé par le passé avec la plupart des improvisateurs les plus essentiels des dernières années. Steve Lacy, Cecil Taylor, Archie Shepp, Billy Bang, Joe McPhee, Matthew Shipp, Mark Dresser, Sabir Mateen… ont tous participés à des installations du sculpteur. En apportant leur expérience, leur sensibilité et leur perception de l’art et de l’œuvre découverte dans l’instant, ils prolongent de fait le travail et la vision du plasticien. L’œuvre créée, éphémère, s’impose comme unique car elle joue sur la sensibilité du moment. Le travail d’Alain Kirili autour de Monnet reprend sa thématique de l’urgence qui lui est chère : Jazz et Sculpture se créent dans l’urgence. Le risque extrême est la condition minimum de la création, le critère absolu du musicien et du sculpteur… Cette mise en danger permanente est le moteur du plasticien, la partager avec des musiciens prêts à se mettre à nu apporte une dimension nouvelle à son travail. D’autant plus que si le travail préliminaire de sculpture est déjà réalisé, l’installation et la mise en musique laisse aux artistes la possibilité de s’accaparer l’œuvre et de la conjuguer, la mêler et l’enrichir des visions de chacun. Kirili sait que son œuvre n’est qu’un tremplin vers une mise en perspective. Son travail initial n’étant que le moyen de s’accaparer une nouvelle liberté. Dès lors l’œuvre n’est véritablement  achevée que lors de sa réécriture par les musiciens et artistes présents lors de l’installation. Le projet de Kirili autour des Nymphéas de Monnet poursuit cette perspective, en partant de l’œuvre monumentale du peintre, en laissant les musiciens improviser autour, puis en les dirigeants vers les sculptures créées. Jerome Bourdellon, Dalila Khatir, Roscoe Mitchell et Thomas Buckner se prêtent au jeu. Certains ont déjà travaillé avec le sculpteur tous laissent leur empreinte vers l’édification d’une nouvelle porte ouverte vers la liberté de créer. Le CD est accompagné d’un DVD d’un peu moins de trente minutes réalisé lors de cette soirée au Musée de l’Orangerie à Paris, elle permet de saisir le processus de création des artistes invités et de revivre un grand moment d’art brut.

Les quatre projets présentés ici mettent en valeur un art taillé dans le vif, comme un cri, un appel à la liberté que certains essayent sans conteste de nous priver peu à peu car il est synonyme de réflexion sur la vie et la société dans laquelle l’homme prend place. Priver de sa sensibilité, de sa force de contestation, de création, de sa capacité à déchiffrer le sens des choses, l’homme deviendrait un pantin désarticulé… Ces projets proposent des alternatives, des options de vie, ils sont la vie !


A lire et écouter

Lydie Salvayre – Contre – Verticales – 2002 – 50 pages (+ 1 CD) – 8, 50 euros
Lydie Salvayre – Dis pas ça – Verticales – 2006 – 49 pages (+ 1 CD) – 14, 50 euros
Attila Jószef – A coeur pur : Poésie Rock – Seuil – 2008 – 115 pages (+ 1 CD) – 21, 50 euros
Bertrand Cantat – Nous n’avons fait que fuir – Verticales – 2004 – 64 pages (+ 1 CD) – 12 euros
Krzysztof Styczynski – Des millions de morts se battent entre eux – Caedere – 2008 – 15 euros
Tony Hymas – De l’origine du monde – Nato – 2010 – 1 CD (livret de 112 pages) – 17 euros
Thierry Savatier – L’origine du monde : Histoire d’un tableau de Gustave Courbet – Bartillat – 14 euros
Romain Goupil – Gustave Courbet, les origines de son monde – 1 DVD Arte – 2007 – 9, 90 euros
Kirili et les Nymphéas – 1 CD + 1 DVD Mutable Music – 2008 – 30 $ en import
Kirili et les Nymphéas – RMN – 2007 – 47 pages – 8 euros
Alain Kirili – Mémoires de sculpteur – ENSBA – 2007 – 18 euros

A consulter

www.myspace.com/editionscaedere