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La Première guerre mondiale : Destins d’hommes sacrifiés… (1ère partie)



Pour finir notre focus sur la première guerre mondiale nous vous proposons sur deux rendez-vous la présentation de dix récits qui traitent de thématiques plus particulières que celles évoquées jusqu’alors : la folie occasionnée par les combats, l’aviation utilisée comme moyen d’appui aux forces au sol, le service médical des armées… Seront présentés aussi quelques destins, des portraits d’hommes du rang inconnus ou pas qui permettent de se plonger dans le quotidien peu enviable des poilus…

UNE

vies_tranchees_les_soldats_fous_de_la_grande_guerre_couvertureLa première guerre mondiale fut le théâtre malheureux de bien des expérimentations. Les nouvelles armes mises en circulation, notamment les mitrailleuses, les obus et les gaz, devaient meurtrir les chair comme jamais. Les blessés de la face autrement dénommés gueules cassées, renvoyèrent dès novembre 1918 une image forte de ce que purent être les souffrances sur le front, tout comme l’atteste aussi le nombre d’amputés des membres. La question des fous et leur image dans la guerre bénéficie quant à elle d’un déficit d’information et de considération, comme si ces soldats, qui contractaient sur les points névralgiques du conflit des troubles psychiques ou psychiatriques parfois violents (délire de persécution, hallucination, dépression mélancolique, démence…), ne pouvaient pas bénéficier du même degré de reconnaissance. Ils furent des milliers touchés dans l’âme par cette guerre. A trop côtoyer la mort, à trop surprendre, dans les tranchées ou sur le no man’s land, ces corps étêtés ou démembrés qui pullulent à mesure que l’artillerie adverse cale son tir, peut aussi surgir, et alors que l’isolement fini de parachever son grand travail de sape, des troubles profonds qui perturbent l’état psychique du soldat. Un état qui ne tient souvent qu’à un fil tendu qui se brise à la moindre secousse. Une aliénation programmée pour les moins blindés de ces jeunes hommes envoyés sur un front qui déverse quotidiennement la mort sur des centaines, des milliers d’hommes massés dans la boue et dans la peur de l’instant à venir…

Projet collectif reposant sur le vécu, l’expérience et les recherches menées par Hubert Bieser, historien des pratiques soignantes, sociales et éducatives en psychiatrie, cet album présente le parcours de soldats égarés qui ont définitivement ou partiellement quitté psychiquement notre monde. Cela donne une forme parfois volontairement éclatée, les récits s’entremêlant autour du parcours de l’un d’eux, Emile P, que l’on suivra sur l’ensemble de l’album, qui convient parfaitement à ce récit d’hommes qui ont levé les voiles vers des ailleurs angoissants et impalpables. Jean-David Morvan, qui coordonne les récits, parvient à trouver le bon rythme de séquencement dans lequel se nichent les dessinateurs Cyrille Pomès, Manuele Fior, Daniel Casanave, José Luis Munuera, Florent Sacré… L’album offre ainsi une rare densité, le propos développé laissant transpirer toutes les tensions vécues et supportées par ces soldats marginalisés par l’armée, parfois considérés comme de simples simulateurs, baladés d’un hôpital à l’autre, et qui ne retrouvèrent pas forcément l’état mental qui était le leur avant-guerre. Un des rares albums qui présente ce sujet de front donc essentiel.

Collectif (sous la direction de J-D. Morvan) – Vies tranchées – Delcourt – 2010 – 19,99 euros

 

14 18Dans une ferme réquisitionnée pour servir de camp temporaire à l’unité de Pierre et de ses amis les soldats se reposent et échangent leur point  de vue sur le conflit. L’optimisme débordant des premiers instants laisse place progressivement à une réalité plus concrète et quelques-uns, malgré les menaces d’antipatriotisme, vont jusqu’à affirmer haut et fort que l’ennemi allemand pourrait faire bien mieux que de résister. Pierre de son côté reste admiratif des dessins saisis sur le vif par Maurice au point de lui proposer de les regrouper plus tard dans un livre pour témoigner de ce que furent les combats. Combats qui d’ailleurs vont aller se densifiant. Les combats au corps à corps avec les soldats allemands vont changer les esprits et le regard de tous…

Lors du volet d’ouverture de cette ambitieuse série sur la Grande guerre avaient été évoqués les premiers moments cruciaux du conflit, de la mobilisation aux premières marches vers l’ennemi, accompagnés des premiers contacts meurtriers avec les troupes allemandes avancées. Dans ce second volet, Corbeyran et Le Roux poursuivent toujours la présentation de cette guerre de mouvement mais en orientant leur propos sur la relation des soldats à leur hiérarchie directe, représentée ici par un sergent borné à l’esprit peu ouvert. Pour les huit amis que nous suivons depuis le début cette découverte que, au-delà des tensions et des combats à venir, les relations avec le commandement ne vont pas vraiment être au beau fixe, jette sur eux un véritable froid, d’autant plus qu’une vie semble posséder bien peu de valeur. Les shrapnels, ces obus à balles particulièrement dévastateurs inquiètent les hommes, tout comme l’évidente force de l’armée allemande qui ne sera visiblement pas, comme il avait été espéré, battue avant Noël. Les chiffres plaident pour eux bien plus que pour l’armée française bien trop engluée dans ses certitudes et en déficit flagrant de matériel à tous les niveaux. Dans les hôpitaux mobiles qui s’élèvent à l’arrière du front les médecins tendent à suspecter les soldats de mutilation volontaire et les renvoient bien vite se faire occire comme il se doit sur les champs de bataille… A l’arrière les femmes attendent les nouvelles de leurs hommes, nouvelles qui, si tant est que cela soit possible, les rassure un minimum même si résonnent dans les villages les échos des  premiers morts.

En prenant le parti de revisiter la Grande guerre de l’intérieur, sans forcément axer l’action sur une bataille précise ou un moment clé du conflit, Corbeyran et Le Roux jouent sur l’affect et donnent à voir ce que pouvait être le quotidien de simples poilus confrontés à l’inimaginable. Du coup le récit fait indéniablement mouche. Si pour l’instant, malgré les premières escarmouches, le récit semble manquer de rythme, il profite de ces instants avant la boucherie pour creuser les personnages qui nous deviennent familiers et pour lesquels l’attachement opère. Une série à suivre sur les quatre prochaines années.

Corbeyran/Le Roux – 14 – 18 T2 : Les chemins de l’enfer (sept. 1914) – Delcourt – 2014 – 14,50 euros

 

Le frontLe bruit qui rend fou tout autant que le silence qui n’est qu’un entre-deux traumatisant pour le soldat tapi au creux de la tranchée. L’infirmerie n’est pas plus rassurante avec ses wagons de mutilés, de gazés qui expulsent une souffrance difficile à contenir. L’attente au cours de laquelle le film d’une vie se trouve exposé à une vitesse supersonique ne parvient pas à cadencer le pas sur le No man’s land parcouru sans autres finalités que de se faire dégommer par le feu d’une mitrailleuse boulimique. Les visages masqués de lunettes rondes et de nasaux effrayants rappellent que la guerre reste cette grande piste aux obséquieuses expérimentations.

A l’arrière des lignes le soldat ne trouve pas forcément le repos. Il se dit que son retour en première ligne arrivera bien trop tôt. Il se dit aussi que nombre d’amis tombés en son absence n’aura fait que croître de manière exponentielle. La mort appelle la mort et elle n’est pas avare. Elle emporte avec elle ces inconnus de la Nation. Inconnus qui sont pourtant les époux ou les fils de ces femmes restés dans les fermes et qui grelotent au fond de leur couche de paille dans l’attente d’un signe, d’une nouvelle.

Nicolas Juncker donne à voir tout cela dans un noir et blanc d’une grande maitrise. Les vignettes consignées dans cet album carré de petit format s’enchainent sans dialogue. L’expression du soldat face à l’horreur n’en devient que plus saisissant. L’horreur exposée sans commentaire nous rappelle que même en dehors des combats l’attente, sur ou en dehors du front, tétanisait les corps qu’une course sur le No man’s land ne pouvait parvenir à désengourdir totalement. La vie en suspens ne possède définitivement pas la même valeur…  

Juncker – Le front – Treize étrange – 2014 (rééd.) – 8 euros

 

jean corentinLorsque l’ordre de mobilisation est diffusé début août 1914 jusque dans les villages les plus reculés de France, il touche principalement les « actifs », à savoir les derniers appelés sous les drapeaux qui sont au nombre de 900 000, les réservistes, des hommes de moins de 35 ans qui fournissent le gros des troupes soit plus de deux millions de soldats. S’ajoutent des grognards de la guerre de 70, toujours prêts à botter le cul aux Allemands, et qui ont un contentieux à régler avec eux et de jeunes hommes qui du haut de leur 17 ans devancent l’appel sous les drapeaux pour accomplir leur devoir envers la nation. Jean-Corentin Carré aurait pu faire partie de ceux-là sauf que le jeune homme est plus jeune encore lorsqu’éclate la guerre. Son père, mobilisé de la première heure, part vers le front en 1914. Jean-Corentin voudra lui emboîté le pas. Mais en raison de son jeune âge il est recalé au centre de recrutement. Il décide alors de partir vers Pau où il ment sur son identité et sur son âge pour pouvoir enfin porter l’uniforme. Pas forcément une force de la nature Jean-Corentin joue sur ses atouts, une intelligence supérieure à la moyenne des autres soldats du rang et une motivation réelle de servir son pays. Plongé dans la redoutable guerre des tranchées, il se fera un nom, sera nommé caporal et se verra offrir une permission de trois jours qu’il utilisera pour revenir voir sa mère…

Pascal Bresson livre avec Jean-Corentin Carré un récit prévu en trois tomes sur la vie de celui qui fût le plus jeune soldat engagé dans la Grande guerre. Le premier tome de ce récit brasse la première partie du conflit jusqu’à l’opposition sanglante de la côte 193 en décembre 1915. Le scénariste présente par un judicieux jeu de flashbacks les raisons de cet engagement précoce. Il donne à voir un soldat volontaire dont le patriotisme féroce pousse aux plus insensées exploits sur le no man’s land. Au dessin Stéphane Duval et Lionel Chouin assurent le tempo et permettent à ce premier volet de conserver un intérêt constant tout du long. Un triptyque à suivre…

Bresson/Duval/Chouin – Jean-Corentin Carré T1 – Paquet – 2014 – 13, 50 euros

 

LES GODILLOTSNous sommes à l’été 1918. La fin de la guerre est proche et les Godillots participent à la mise en place d’une manifestation qui doit mettre à l’honneur un des As de l’aviation française, Alexandre d’Esterrat. Une conférence de presse, exercice hautement redouté par le capitaine du Goéland, est organisée sur  l’aérodrome de Tancy-sur-Marne, en présence d’une presse nombreuse et curieuse. Une des journalistes piquera au vif d’Esterrat en faisant allusion au fait qu’il ne peut s’enorgueillir d’un palmarès aussi ronflant que le lieutenant Fonck qui totalise deux victoires dans les airs de plus que lui. Il n’en faut pas moins au farouche pilote pour s’engouffrer dans son zinc avec pour destination les lignes allemandes… Sauf que dans l’avion à deux places (une pour le pilote et l’autre pour le mitrailleur) s’est assis un jeune garçon qui sera dès lors propulsé dans les airs…

En trois volets la série Les Godillots démontre toute son efficacité. L’une des rares en tout cas à évoquer la Grande guerre avec un humour omniprésent tout en restant  relativement précise dans les thèmes qu’elle présente. L’association Ollier et Marko fonctionne à merveille. Les deux possèdent à la fois cette légèreté de ton et cette envie de donner du rythme au récit. Chaque épisode s’inscrit donc comme un bon moment à passer. Ici nos héros habituels, Bichette, Palette et Le Bourru sont à la fête pour tenter de sauver d’Esterrat dont l’avion à perdu son train d’atterrissage. Un épisode toujours aussi agréable à lire et qui démontre que l’on peut aussi traiter de la guerre autrement !

Ollier et Marko – Les Godillots T3 – Bamboo – 2014 – 13,90 euros