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La Vision de la guerre en BD (6ème volet) : Témoignages au cœur de l’horreur

 

Au cœur de l’horreur les liens qui nous rattachent à ceux qui nous sont proches sont essentiels car ils participent à cette lutte permanente contre une aliénation qui guette et emporte avec elle les derniers soubresauts de sensible. Le témoignage sur le vécu possède tout à la fois cette étrange faculté de nous rapprocher des êtres qui diffèrent ou annihilent la lente plongée dans la folie et de donner la matière – palpable et terrifiante – aux générations futures pour éviter de sombrer dans les mêmes dédales destructeurs et sans fin. Pour autant ces témoignages ne semblent prendre toute leur portée qu’une fois confrontés à de nouvelles atrocités. Alors que doit-on penser finalement de ces textes ? Sont-ils de simples souvenances d’un passé gravé, telle une stèle, dans les manuels scolaires ou doivent-ils montrer l’exemple, crier et mettre en lumière nos erreurs pour éviter de les reproduire avec encore plus d’imagination morbide ? Nous aurons la faiblesse de croire en leur portée même si l’histoire possède son lot renouvelé d’infamies. Michel Dufranne dans Triangle Rose (Soleil- Quadrants) nous donne à lire, dans un récit qui navigue entre fiction et documentaire, un des aspects oubliés du second conflit mondial, à savoir les atteintes faites aux homosexuels en Allemagne. Il nous interroge ainsi sur la capacité de l’homme à perpétrer l’horreur. Pour Florent Silloray, tout juste primé à Quai des bulles, auteur du marquant Carnet de Roger (Sarbacane), les mots retrouvés de son grand-père, prisonnier de guerre en Allemagne dès le début de la guerre, possède cette subtile aptitude à nous émouvoir. Une émotion qui ne vire jamais à la sensiblerie mais participe à révéler des pans entiers de la grande histoire. Enfin le très beau projet Paroles de Poilus, paru chez Soleil il y a un peu plus de deux ans, revoit le jour en poche dans la collection Librio. Témoignages de tranchées mais pas uniquement, mis en dessin par quelques auteurs désireux de révéler toute l’horreur de destins taillés dans le vif. Des projets majeurs qui doivent nous interpeller tous…

 

La guerre a toujours été le point de départ du développement d’atrocités commises au nom de l’intérêt général. La crise économique ambiante, l’étranger qui porte sur lui et en lui les maux de tout un peuple, la race à préserver au nom d’une supériorité qui nous échappe… tout est prétexte à l’assouvissement de délires les plus innommables. Le paragraphe 175 du code pénal allemand condamne l’homosexualité. En se basant sur ce vieux texte hérité des lois prussiennes, le IIIème Reich va perpétrer l’une des plus sauvages et sanglantes « ratonnade » de l’histoire. Pour Michel Dufranne qui tombe sur ce sujet, l’évidence de le développer via un récit illustré mi-fiction, mi-documentaire, s’impose car il participe à la révélation de quelques maux à ne plus cacher pour comprendre l’époque dans laquelle nous vivons.
Andreas vit à Berlin dans les années 30. Une vie bien calée, avec comme point d’orgue un travail de dessinateur publicitaire qui le fait créer des affiches et visuels pour le gouvernement en place. Une stabilité et une réussite sociale qui force le respect. Pourtant cette existence modèle pour la plupart des allemands de l’époque, touchés par une crise sans précédent, stigmate de l’agitation boursière de 1929, va s’effriter comme château de carte. Car tout aussi installé et admiré qu’il est, Andreas possède un secret qui va le conduire à sa perte : il est homosexuel. Si les préférences sexuelles en Allemagne – et ce même si le paragraphe 175 du code pénal est toujours en vigueur – peuvent s’afficher lors de soirées mondaines, le durcissement du régime, qui condamne tout ce qui peut représenter à ses yeux une atteinte à la pureté de la race, va amplifier le phénomène de restriction de droit et la condamnation – quand il ne s’agit pas d’exécution pures et dures – des homosexuels de l’époque. Un climat malsain qui gangrène la société s’installe alors progressivement. Privé de son emploi, dénoncé par la gardienne de son immeuble, Andreas va connaitre une véritable descente aux enfers dont le point ultime sera sa déportation dans un camp de travaux forcés.    
Michel Dufranne tisse à travers la vie d’Andeas un raccourci de ce que fut le destin de plusieurs dizaines de milliers d’homosexuels sous le régime du Kaiser. Tout en décortiquant la société de l’époque, il arrive à créer un climat opprimant parfaitement relayé par le dessin tout en finesse de Milorad Vicanović. Les couleurs virent, au fur et à mesure que l’histoire se développe, vers des gris de plus en plus volatiles. Triangle Rose parvient ainsi à mettre en exergue un pan de l’histoire ignoré des historiens. Il réussit aussi et surtout à reconstituer le cadre d’une société en pleine déliquescence dans laquelle la peur, la haine et les valeurs humaines disparaissent peu à peu, gommées par un régime dictatorial des plus pernicieux…  

Michel Dufranne/Milorad Vicanović/Christain Lerolle – Triangle rose – Soleil/Quadrants – 2011 – 17 euros 


Interview de Michel Dufranne 

Avec Triangle rose, vous abordez un sujet peu connu du grand public à savoir le statut, les discriminations et les tortures/atteintes faites aux homosexuels allemands sous le IIIème Reich. Comment est né ce projet ?
La question que je redoute tant et à laquelle je n’ai aucune envie de répondre… Pour ceux qui connaissent le livre, je résumerai la situation par “Il y a vingt ans, j’ai rencontré la fille d’Angela”. Pour les autres, disons qu’il y a vingt, lorsque j’étais plein de morgue et d’arrogance et que je pensais tout connaître sur la Second Guerre Mondiale j’ai découvert qu’une personne “proche” – décédée depuis lors – était le fruit d’un viol correctif et avait été élevée par un père “Triangle Rose”. Cette “révélation” m’a mis une claque et j’ai commencé à m’intéresser au sujet. Puis, les années (et la maturité) aidant, j’ai eu envie d’évoquer le sujet afin d’honorer la mémoire des ces nombreux “oubliés”, mais j’ignorais encore comment… Le temps passant, je suis devenu scénariste de bande dessinée, j’ai trouvé des comparses qui étaient eux aussi sensibles et intéressés par le sujet et je me suis lancé en me disant que vingt ans c’était déjà bien comme temps de maturation…

Vous démontrez, au travers de ce sujet, que la bande dessinée peut s’immiscer dans des thématiques « difficiles » qui reposent et se fondent sur des aspects historiques et sociaux. Comment avez-vous travaillé pour garder un équilibre entre fiction et « documentaire », pour que les éléments historiques servent directement l’intrigue ?
Sincèrement, je ne sais pas… La vraie difficulté est de répondre aux contraintes externes : nombre de pages, délais de réalisation, accessibilité du code “bande dessinée” lui-même, etc. Pour le reste, et quelques soient mes séries historiques (p.ex. Souvenirs de la Grande Armée, pour le Premier Empire), mon intention est et reste d’être au plus près de l’humain. Je n’ai pas envie de parler d’une période de l’histoire, j’ai envie de parler des hommes et des femmes qui ont vécu cette période de l’histoire. Le titre de ma série napoléonienne est assez éloquent à ce propos car je veux évoquer des “souvenirs” ce qui présuppose des déformations, des oublis, des filtres humains appliqués à des événements que l’on voit généralement de façon macroscopique. Pour “Triangle Rose”, la démarche est identique ; c’est d’abord et avant tout l’histoire d’un homme, de ses amis, de son environnement… Le réalisme documentaire ne sert qu’à emballer le récit pour lui donner plus de force et remettre en perspective l’humanité du personnage.
Je pense que cette démarche s’inscrit doublement dans mon passé. D’une part, je ne suis pas historien de formation, mais psychologue. D’autre part, mon père était adolescent dans les Ardennes belges en 1944, autant dire que toute ma famille m’a abreuvé de récits de cette période. Bien qu’ayant parcouru la région d’est en ouest pendant des années, je suis incapable de parler de la “Bataille des Ardennes”, par contre je peux indiquer les lieux où tel fermier a vu ses vaches sauter sur des mines, où les enfants on trouver des cadavres, ou la maison ayant appartenu à un collaborateur… Bref, dès mon plus jeune âge, j’ai été bercé par la “Grande Histoire” vue par le petit bout de la lorgnette de ceux qui l’ont subie.

Quelle a été votre part de recherche documentaire pour mener à bien ce projet ?
Bien que le sujet soit assez peu traité, vingt ans d’intérêt conduisent à accumuler pas mal de documents au final. Je dis toujours à mon épouse, lorsqu’elle me demande de déplacer mes piles de documents, que je ne peux pas car je ne voudrais pas déclasser ma doc qui s’étend de “Days of the Masquerade” à “Wegen der zu erwartenden hohen Strafe” (avec les incontournables livres de Heger, Seel ou plus récemment Brazda). Outre les livres traitant du sujet il faut ajouter les DVD documentaires ou fictionnels ayant pour cadre le sujet (p.ex. “Bent” ou “Anders als di Andern”, évidemment) et tous les livres, albums de photos, catalogues d’exposition, films de propagande, etc. traitant de l’Allemagne pré/post/nazie.

Andreas jouit d’une situation sociale enviable : dessinateur dans une agence qui participe à la propagande du IIIème Reich. Cette situation lui fait-elle croire qu’il peut échapper au destin qui l’attend ?
De nombreux témoignages (et pas seulement de Triangles Roses) tendent à montrer que pour beaucoup les nazis étaient perçus comme un “moment politique” positif dans une République de Weimar au bord de la guerre civile, voire comme un “mauvais moment” à passer ; rare étaient ceux qui percevaient la “bête immonde”. Faire travailler Andreas (indirectement) pour le NSDAP avait pour objectif de mettre en avant cette ironie de l’histoire. Par ailleurs, le cas des homosexuels est particulier car le “fameux” Paragraphe 175 existe déjà, mais sa mise en application est des plus laxistes voire inexistantes. Berlin est dès lors une capitale d’une rare tolérance vis-à-vis de l’homosexualité ; dans l’esprit de certains il n’est donc même pas question d’impunité, tant la loi semble obsolète.

Même s’il existait depuis un certain temps, le régime nazi s’approprie le « Paragraphe 175 »  pour renforcer les atteintes envers les homosexuels Pouvez-vous nous en dire plus sur cet article du code pénal allemand ?
Le Paragraphe 175 est une vieille loi prussienne qui est reprise par Bismarck lors de l’unification de l’Allemagne (1871) qui condamne à une peine de prison les relations sexuelles entre personnes de sexe masculin ou entre des humains et des animaux. Les Nazis, dans un premier temps, font appliquer les peines, puis allongent la durée desdites peines, puis déplacent la peine de la prison vers le KZ, puis… Dans l’esprit nazi les homosexuels (hommes) nuisent à la race, donc tout est permis à leur égard… (C’est pour cette raison que la cible du P175 ce sont les Allemands ou les partenaires non-Allemands d’Allemands ; un homosexuel salve n’est pas un danger car, par “définition idéologique”, c’est déjà un sous-homme.)

A la fin du conflit, même si cette purge est révélée à tous, vous montrez que les atteintes envers les homosexuels se poursuivent, puisque les dédommagements pour ces victimes du régime nazi n’existent pas. La situation qui suit directement la chute du IIIème Reich a-t-elle été difficile à vivre psychologiquement pour la population homosexuelle ?
Je n’y étais pas, mais vu tous les commentaires et témoignages lus, je pense que c’était pire encore. Pour paraphraser l’un des (rares) témoins qui s’est exprimé, il se demandait si le plus difficile avait été de survivre au KZ ou de vivre le reste de sa vie en étant le “pédé des camps” pour ses voisins. De fait, les homosexuels ne sont pas reconnus comme victimes du nazisme, puisque les Nazis “n’ont fait que” mettre en application un loi qui existait avant eux et qui existera encore longtemps après eux (1994). Au regard de la loi, les homosexuels étaient des criminels avant, pendant et après le nazisme… donc, ils n’étaient pas victime.

Graphiquement le dessin se noirci de plus en plus au fur et à mesure des planches. Vous n’hésitez pas à montrer des scènes fortes, comme les rassemblements populaires avec signes nazis, les défilés de rues, et vues sur les camps. Le dessin est en osmose parfaite avec le récit qu’il soutien. Il donne à voir des moments forts lorsque le dialogue est plus clairsemé et se fait plus neutre dans les moments où les dialogues dominent. Comment avez-vous travaillé sur les enchainements du récit et l’équilibre entre texte et dessin ?
Je pense que cette osmose est la traduction d’une excellente ambiance de travail entre tous les partenaires (dessinateur/coloriste, coloriste, éditeur et scénariste). Chacun était vraiment impliqué dans le travail, personne ne cherchait à tirer la couverture à lui ou à imposer ses vues ; tout le monde travaillait dans une direction : rendre le récit le plus parfait possible. J’ai initialement élaboré un “chemin de fer” avec les temps forts du récit et les moments où les teintes changeraient. Suite à quoi je rédigeais séquence par séquence, avec, pour une fois, un découpage assez lâche pour que Milorad puisse lui-même proposer les cadrages et le tempo qui lui semblaient les meilleurs. Sur storyboards, on discutait avec Corinne (notre éditrice) du rythme du récit, des points de vue, des dialogues… bref de tout. Des discussions très libres où chacun pouvait faire valoir son point de vue, acceptait de changer, proposait des alternatives… Une vraie collaboration. Je pense que l’osmose que vous évoquée vient de ce travail.

Quelles ont été les plus grandes difficultés dans la réalisation de ce projet ?
Se lancer, écrire les premières pages, définir le projet… En fait, tout a été difficile dans ce projet car il demandait un réel investissement et énormément de travail pour trouver le ton juste, les bonnes informations, les bonnes sources, les bons documents, le bon rythme, etc. Et que je m’étais mis une épée de Damoclès : ne pas trahir la mémoire des victimes et des (peut-être) survivants.

Que retenez-vous de cette expérience ?
Beaucoup de souffrance dans l’écriture, une très bonne ambiance de travail, et de belles joies sur les premiers retours de lectures. Deux images, rapportées de Berlin, resteront aussi associées à ce projet. Une simple photo souvenir devant l’ancien El Dorado (aujourd’hui devenu un magasin bio). Et un grand moment de solitude devant ces cars déversant des flots de touristes en face du (petit) mémorial aux Triangles Roses, et aucun de ces touristes n’accordant un regard à ce “bloc” tant ils sont pressés de traverser la rue pour se rendre sur le (grand) mémorial de la Shoah.

 

 

A l’origine il y a un projet publié chez Soleil sous forme de coffret en trois volumes : Paroles de poilus ; Paroles d’étoile ; Paroles de Verdun (2009). Et puis, au vu du succès et afin de permettre à chacun de découvrir une approche originale des horreurs de la guerre de 14-18, la collection Librio propose en poche une version « allégée » reprenant douze lettres issues du premier volet de ce projet illustrées par autant de dessinateurs. Le concept est simple : donner libre cours à des artistes graphiques dans la relecture de ces quelques lettres. Dopées par une sensibilité qui exhale toute la portée des textes souvent durs et crus, mettant en lumière la plupart des travers de la première guerre mondiale, Paroles de Poilus version poche arrive à ses fins, offrir une vision de la grande guerre au travers des écrits de ceux qui l’ont vécu de l’intérieur. Les textes sont retranscrit tels quels avec, ça et là, quelques fautes d’orthographe ou de style, donnant à l’ensemble ce côté « authentique ». La diversité des approches et le choix des récits permettent une compréhension des peurs et des atrocités partagées par nombre de militaires envoyés à l’abattoir dans des tranchées pullulants de rats, de maladies et de terreurs face à la mort qui tombe à gauche et à droite sans prévenir. De la folie des hommes, les récits gardent le côté humain. Pas de surenchère ni de voyeurisme les auteurs de ces lettres veulent simplement partager avec leurs proches leur vie au quotidien, rester au plus proche sans pour autant cacher ce qu’ils perçoivent ou ressentent. Les dessinateurs se glissent dans ce projet avec une délicatesse notable. Sans jamais tomber dans l’extrapolation ou les non-dits ils partent du texte auquel ils donnent vie, l’enrobant de leur perception et de leur envie de comprendre un monde déliquescent qui échappe à bien des hommes. Au final ce projet séduit par son côté pédagogique incontestable mais aussi par ce qu’il offre de visions de troubles et d’agitations sur les champs de batailles et les tranchées dans lesquelles une vie, quoiqu’éphémère, essayait de s’organiser. Une humanité au cœur d’un charnier qui marquera les esprits et les corps sur plusieurs générations.

Collectif sous la direction de Jean Wacquet – Paroles de Poilus – Librio – 2010 – 4 euros

 

Lorsque Roger meurt en début d’année 2003, Florent Silloray ne sait pas encore qu’il va découvrir, quatre ans plus tard, un pan entier du passé de son grand-père. Il ne sait pas non plus qu’il en fera un album mêlant son dessin aux textes de son aïeul. Un moyen de se rapprocher de celui qu’il a admiré, peut-être méconnu, mais sûrement aimé. Toutes les familles possèdent des histoires ayant trait de près ou de loin à la guerre de 39-45. Des moments vécus ou rapportés. Des interrogations soulevées avec toujours beaucoup d’émotion. Roger aussi avait connu la guerre. Pas de grands faits d’armes rapportables qui teintent les yeux des enfants et alimentent leurs rêves. La sienne se résume à une capture rapide, avec les membres de son unité, par l’armée allemande. Ces moments vécus, Roger les consignes dans un carnet à l’aide d’un crayon à mine ; ils vont défier le temps et nourrir l’histoire. Celle d’une famille, d’un petit-fils prêt à mettre ses pas dans les siens plus de cinquante ans après, celle d’une nation et d’historiens qui découvrent dans ce témoignage des aspects méconnus de la petite histoire, celle des prisonniers de guerre transférés dans des camps de travaux. Après un travail de fourmi pour déchiffrer ce carnet découvert par hasard en 2007, Florent Silloray va partir sur les chemins pour essayer de revivre ou tout du moins ressentir les émotions qui ont pu envahir son grand-père plongé dans un océan de doutes et de peurs légitimes. Il consigne ainsi sur un carnet de croquis des négatifs de lieux les plus divers traversés par Roger : gares, fermes, croisées de chemins… Il en capte toute une sève nourricière pour la construction de son album. Après avoir recoupé un nombre suffisant d’informations en France, Florent va passer de l’autre côté de la frontière. Aidé de Thomas un allemand francophone, le dessinateur va parachever son enquête de terrain. Il découvrira aussi que le carnet de Roger peu aider la communauté scientifique à compléter ses connaissances sur la vie dans les camps. Revenu en France Florent Silloray travaillera à la phase ultime de ce projet amorcé près de quatre ans auparavant, la scénarisation du carnet qu’il double d’un récit parallèle mettant en lumière sa propre enquête. Les deux récits se chevauchent parvenant à nous faire ressentir l’émotion qui transpire à la découverte d’un nouveau lieu traversé par le soldat capturé. Avec Le Carnet de Roger Florent Silloray propose un album majeur qui aborde des thèmes qui lui sont chers, la transmission, la mémoire, le respect pour un être qu’il a admiré tout au long de sa vie et dont il n’a conservé longtemps qu’une image diffuse. Avec modestie et un profond respect pour Roger, Florent revisite l’histoire, la propulse dans des sphères à peine esquissées, sans voyeurisme, ni trahison, mais avec l’envie de raconter un destin qui fût anecdotiquement celui de près de deux millions de soldats français. Un éclairage nouveau sur des destins tragiques au cœur de la seconde guerre mondiale. Essentiel !

Florent Silloray – Le Carnet de Roger – Sarbacane – 2011 – 25 euros

 

Interview de Florent Silloray

Lorsque tu découvres au printemps 2007 le carnet de ton grand-père, quels ont été tes premiers sentiments ?
Un vrai choc car c’est un pan de la vie de mon grand-père longtemps tenu secret qui s’ouvre. De plus l’extrême précision des infos qu’il contient le place très vite comme un document historique important. Et puis ensuite la frustration de ne pas avoir pu échanger avec lui autour du carnet. Je ne sais pas encore à la première lecture que j’entrais dans cette aventure qui allait me mobiliser durant 4 ans et demi. Ironie de l’histoire, c’est à quelques semaines près le temps que Roger sera détenu dans les stalags.

Est-ce que tu as pris conscience tout de suite que tu étais en possession d’un document historique rare capable de révéler des aspects ignorés, ou peu connus des historiens, à savoir ceux de la vie en captivité de soldats français au cours du second conflit mondial ?
Je ne l’ai découvert que plus tard dans mon enquête. C’est en rencontrant un historien allemand, M. Oleschinski au DIZ de Torgau dans le land du Brandenbourg (centre d’infos sur les prisonniers de guerre) qui est spécialiste de la question et dont j’ai vu les yeux s’allumer dès que j’ai sorti les copies laser couleur des pages du carnet. Même si des milliers de prisonniers français ont rempli des carnets durant leur captivité, la transmission des infos qu’ils contiennent vers les historiens n’est pas souvent effectuée. Je me rappelle cette rencontre avec le professeur Oleschinski ou ce dernier relevait des détails inconnus de lui, concernant l’organisation de l’arrivée au stalag des prisonniers, très précisément décrits par Roger. Je lui ai déposé l’intégralité du carnet sous forme de copie couleur afin que lui et ses étudiants puissent l’exploiter. De son côté il m’a ouvert grandes les portes  de ses archives photos cruciales pour la réalisation de certaines planches du « Carnet ».

Quand as-tu pris la décision de travailler sur un album qui retracerait le parcours de ton grand-père ?
Quelques jours après la découverte du carnet, le sujet s’est imposé. Je tenais un grand sujet. Le premier déchiffrage du carnet, qui fut parfois un travail de Champollion, me tenait en haleine. Roger traversait les grands lieux du début de la seconde guerre mondiale. Il commence la guerre là où les allemands font leur percée dans les Ardennes et est libéré du stalag à quelques kilomètres du lieu de jonction entre les fronts russes et américains en 1945.  Il a été plus long de choisir comment j’allais le traiter. Un roman, un texte illustré ? La BD s’est imposée peu à peu car lors des premières lectures du carnet, des idées de planches me sont apparues. Après il a fallu trouver la bonne structure , le bon plan, et puis convaincre Frederic Lavabre mon éditeur pour qui j’avais déjà réalisé plusieurs titres jeunesse. C’était mon premier projet BD. Sarbacane m’a suivi sur ce coup de poker et m’a soutenu en me laissant une grande liberté de création.

Même si tu en transcris les grandes trames dans l’album, peux-tu revenir sur les différentes étapes de ton travail de recherche. Quelles ont été pour toi les plus grandes difficultés pour mener à bien ton travail ?
Il y a eu tout d’abord le déchiffrage du carnet manuscrit au crayon papier. Certains mots par frottement des pages avaient presque disparu; Une fois ce travail minutieux  réglé, j’ai pu constituer une cartographie du récit, essentielle pour préparer et mener l’enquête in situ. Il y a eu ensuite le long travail en archives civiles et militaires afin d’accumuler de la documentation (plusieurs milliers de photos, gravures et coupures de presse de l’époque), consulter un grand nombre d’ouvrages sur la période et le sujet des prisonniers de guerre. Une fois ce corpus réuni j’ai pu commencer l’enquête à proprement parler. Tout d’abord à Nantes et sa banlieue dans les décors de la vie civile de Roger, puis en Lorraine et dans les Ardennes françaises et belges. Pour finir  en ex-Allemagne de l’est en novembre 2010, avec mon traducteur Thomas Zehetbauer qui fut d’une aide très précieuse. La grande difficulté a été de recouper 60 ans plus tard des évènements  de l’itinéraire de Roger. Mon grand-père n’était pas un affabulateur mais je me voulais me couvrir historiquement. Il a fallu aller chercher une à une les infos comme un reporter de terrain. Difficile mais passionnant ! Et puis il y a les costumes et les décors de l’époque. Les bons uniformes, les bons véhicules, les ustensiles justes, les bâtiments en arrière-plan avec cette règle : pas d’anachronisme !

As-tu pensé, au cours de tes recherches, que tu n’arriverais pas à achever ce projet, soit par manque d’informations, soit parce que tu ne retrouverais pas les lieux et les cadres dans lesquels a évolué ton grand-père ?
Au contraire, la chance a accompagné toute l’enquête : j’ai pu retrouver, en y mettant le temps, beaucoup des lieux précis qui ont accueilli les anecdotes du carnet de Roger. Le lieu de sa capture ainsi que des fermes ayant servi de casernement pendant la drôle de guerre dans les Ardennes françaises, le site du stalag IV D de Mühlberg, la fosse de la mine de lignite et la briqueterie de Domsdorf en Allemagne. Tous ces lieux historiques auraient pu disparaitre avec les années ou être si transformés qu’ils auraient altéré les sensations de « pèlerinage ». Cette chance était un signe qu’il fallait malgré le poids du projet et la fatigue, aller jusqu’au bout du chemin.

Du point de vue de la construction, l’album alterne les passages issus du carnet de Roger avec des volets mettant en lumière les étapes de ton enquête de terrain. Le contrepoint était-il essentiel pour maintenir un rythme, tracer une direction, et peut-être éviter de raconter une simple histoire vécue au cœur de la guerre, en mettant en évidence l’importance du carnet comme pièce unique gardienne d’un moment de vie ?
Le récit entremêlé du parcours de Roger et de ma propre enquête sur ses traces 60 ans plus tard, s’est imposé peu à peu. Je ne voulais pas raconter les années de guerre de façon linéaire. J’ai essayé de monter ça comme un film avec des  » flash-back » afin que le lecteur soit immergé de suite dans ces deux histoires parallèles en ne sachant pas de suite qui est qui et où tout cela le mène. En effet le carnet seul témoin matériel et lien entre moi et Roger a un rôle de pivot dans l’histoire, à la fois talisman, testament, carte routière, relique familiale,… J’ai toujours aimé disséquer les montages et le scénario des films qui m’ont marqué. Cet état d’esprit doit transparaître dans la construction du récit. Certains lecteurs m’ont même fait remarquer que « le carnet  de Roger » ressemblait à un long story board…

Le grand format de l’album te permet d’aller dans le détail de certaines scènes en multipliant les angles de vue. Etait-ce pour toi un plus indéniable pour maintenir la tension et l’émotion  notamment dans les parties retranscrivant le carnet ?
Le grand format c’est aussi pour le confort de lecture. Les extraits du carnet enchâssés entre les cases représentent des bons paquets de texte; on ne voulait pas des ilots de typo indigestes ! Le fait d’imprimer à 110% a à la fois permis une grande lisibilité et un meilleur accès visuel aux arrières plans très détaillés des cases. Je n’ai pas voulu trop multiplier les angles de vue en privilégiant les cadrages à hauteur d’homme pour suivre Roger au plus près, au milieu de la foule des prisonniers. Une sorte de plan « caméra épaule » renforçant l’effet d’immersion. Les cases grouillantes d’hommes pour retranscrire la promiscuité des années de captivité, la négation de tout espace individuel, l’étouffement… J’ai eu très tôt l’envie de privilégier les grandes cases panoramiques afin de mettre en scène les séquences de combat, de débandade de l’armée française ainsi que les colonnes de prisonniers alliant à pied la Belgique pour s’embarquer vers les stalags à l’est de l’Allemagne. Je souhaitais que le lecteur puisse laisser gambader son œil dans la case et créer ses propres cadrages, ses propres travellings.

Le carnet s’achève le 1er janvier 1941. N’as-tu pas eu de regrets de ne pas en savoir plus sur les années qui ont suivi ?
C’était évidemment frustrant mais je voulais rester honnête vis à vis de Roger et surtout du lecteur; il n’était pas question de broder sur les années non décrites dans le carnet original. Quand je n’avais pas d’infos sûres et recoupées, pas de planches !

La dernière partie de l’album retranscrit tes souvenirs passés avec ton grand-père à différents moments de ta vie d’enfant. Roger était-il discret sur son passé et quels souvenirs gardes-tu de lui ? 
Roger ne parlait jamais de ses années de captivité. Et même adulte je n’ai jamais osé l’interroger sur cette période de sa vie. A la fois il m’amenait visiter des sites liés à la seconde guerre mondiale, comme le maquis de Saffré au nord de Nantes, haut lieu de la résistance. Et puis il y a cette séquence relatée dans l’album ou enfant j’ai partagé ce repas avec un compagnon de Roger survivant du Stalag IV D sans savoir chez qui nous étions. Mon grand-père a semé des graines et le puzzle s’est remis en place à la découverte du carnet. L’album rend hommage à l’homme simple, chaleureux et bienveillant qu’il était… enfin j’espère que j’y suis arrivé.

Le carnet de Roger est-il pour toi un hommage à ton grand-père, un désir de préserver sa mémoire, un témoignage à la portée historique ou un peu de tout cela à la fois ?
Un peu tout cela. J’ai évité le « mausolée familial » qui n’aurait eu aucun intérêt pour les lecteurs. Son parcours à l’époque a été celui de presque deux millions de soldats français prisonniers. C’est aussi un hommage à leurs souffrances et à ceux qui ne sont pas revenus, mort de maladie, de faim ou épuisés par le travail forcé. Depuis la sortie du livre, je rencontre beaucoup de descendants de ces prisonniers qui viennent partager l’histoire d’un père, d’un grand-père, d’un oncle… et je pense à ces hommes et ces femmes qui quittent souvent la table de dédicace les yeux embués.

Si tu ne devais garder qu’une seule image de lui laquelle serait-elle ?
Celle des cases des jours suivant sa capture. La débrouille dans la tourmente, la solidarité avec les copains, l’instinct de survie, sa grande lucidité sur les évènements historiques qui se déroulent devant ses yeux.

 


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