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La vision de la guerre en BD (7ème volet) : Les batailles napoléoniennes



Napoléon en stratège hors pair, a régné sur l’Europe grâce à son armée rôdée et prête à le suivre jusqu’aux confins reculés du continent. Cette armée accumula les kilomètres, s’usa physiquement dans des batailles sans fin qui modela aussi progressivement son moral à la baisse. Le roman La bataille de Patrick Rambaud s’est imposé comme un classique, un de ces ouvrages hors du temps qui pose son regard sur un épisode sanglant du parcours du corse révolté. Il donne lieu à une adaptation remarquable en BD. Michel Dufranne quant à lui a exploré la Grande armée par le biais d’un régiment de chasseurs à cheval. Une plongée dans le quotidien des troupes composée à partir d’un solide fonds documentaire volontairement romancé. Du bel ouvrage !

Il est des guerres qui se gagnent à la rage, à la peur, à cette aversion pour un ennemi que l’on ne connaît pourtant pas. Lorsque sur le champ de bataille deux hommes que tout semble opposer s’affrontent dans un face à face dont l’issue se dessine déjà, l’humanité et ce qui la rattache à sa capacité d’émotion, de compréhension, de modération et tout simplement d’acceptation de la différence, en prend un sérieux coup. L’histoire regorge d’exemples d’hommes, de destins superbes – et forcément tragiques – qui ont levé des armées de milliers de soldats prêts à en découdre jusqu’à créer le rêve, l’utopie, d’un monde, si ce n’est meilleur, tout du moins plus unifié et protégé : Alexandre le Grand, Attila, Jules César, Hannibal, Napoléon Bonaparte. Tous ont laissés une trace indélébile dans l’histoire. Pour autant que seraient-ils devenus sans les composantes de leurs armées respectives ? Sans ces soldats de plomb, à la valeur intrinsèque bien faible pour ceux qui les dirigent, placés sur la carte des schémas de bataille ? Sans ces destins tout à la fois différents et pourtant commun dans la victoire, la souffrance, la résignation et la mort. Car le soldat, aussi fort, résistant et habité de conviction soit-il, aperçoit un jour la fin du voyage. Harassé par les combats, les marches incessantes, à travers des landes de territoires sans fin, bardés de paquetages impressionnants, et la coupure avec leurs proches dont l’image s’efface peu à peu d’une mémoire soumise à la rude épreuve du temps. Car sur le champ de bataille, la mémoire n’a pas droit de cité. Elle renvoie aux horreurs de la guerre : corps démembrés, étêtés, déchiquetés par des boulets tirés à des cadences incessantes. Restent les souvenances de ces horreurs perpétrées au nom d’une unification illusoire de contrées convaincues de leur particularité, de leur singularité et de cette envie de conserver leur choix dans leur administration.

Napoléon a suscité le rêve pour un pays pris dans l’effervescence libératrice de la révolution française. Cette liberté tant défendue, tout comme l’esprit des lumières, de la connaissance, de la science ont envahit les salons. Fort de cette euphorie passagère, les hommes ont confié les rênes de la nation à ce petit lieutenant corse devenu consul puis empereur, ô grandeur ! Stratège, il avait fait ses preuves en Italie et en Egypte. Couronné en 1804, il remporte un an plus tard jour pour jour la bataille d’Austerlitz, puis d’autres succès au fil des ans et des conflits qui l’opposent à une grande partie de l’Europe, Iéna (1806), Friedland (1807), Wagram (1809), mais s’enlise en Espagne et en Russie…

La bataille

La bataille de Gil, Richaud  et Rambaud d’après son roman éponyme couronné en 1997 par le Grand prix du roman de l’Académie française et le Goncourt, revient sur une bataille peut-être passée dans l’oubli des manuels scolaires, Essling. Et pourtant cet épisode du conflit avec l’Autriche sera l’un des plus sanglants des guerres napoléoniennes. Deux blocs face à face, celui de l’empereur français avec ses 55 OOO soldats et celui de l’archiduc Charles Louis d’Autriche fort de près du double d’hommes près à mettre à mal celui qui terrorise l’Europe. Austerlitz reste dans la tête de Charles d’Autriche, un souvenir amer d’une défaite tout aussi amère. Essling servira donc, pour lui, tout à la fois à rassurer un peuple, à lui rendre sa superbe, sa fierté et permettra aussi d’effacer la douleur de cette bataille qui fit l’aura du conquérant français. Nous sommes en mai 1809. Les troupes napoléoniennes sont installées près de Vienne. Le colonel Lejeune débarque dans le quartier général du maréchal Masséna afin de lui annoncer les plans de l’empereur : construire un pont de 800 mètres de long pour occuper la rive gauche du Danube. Immense défi à réaliser dans un temps contraint car Napoléon veut parvenir à affronter l’archiduc d’Autriche avant que celui-ci ne reçoive l’aide de nouvelles troupes fraiches. Le colonel Lejeune servira de témoin à ce récit, à cette bataille sanglante qui coûta la vie à un nombre inimaginable de soldats des deux camps. A Vienne l’officier rejoint son ami Henri Beyle, qui n’est autre que l’écrivain Stendhal. Avec lui il sillonnera la capitale évitant que certains soldats du rang ne pillent, ne tuent ou ne violent en toute impunité. Cette bataille d’Essling marquera les esprits et donc les corps. Au point que l’auteur de La Chartreuse de Parme imaginera en tirer un récit, ce qui, finalement, il ne fera pas pour des raisons qui nous échappent. Patrick Rambaud, lui, mettra en forme ce dessein à partir d’un fonds documentaire maitrisé et d’un talent romanesque affirmé. Le roman plusieurs fois primé, se voit ici adapté en BD dans une édition sublimée par le dessin d’Ivan Gil dont le trait met en valeur un moment fort de l’histoire de l’Empire. Découpé en triptyque, La bataille possède une force dramaturgique réelle et une portée symbolique tout aussi forte. Un récit essentiel pour saisir ce pan de l’histoire et la cruauté des batailles dans lesquelles, livrés à l’épreuve du feu et des lames acérées, les corps de soldats offerts à l’Histoire magnifiaient la force de la nation…

Ivan Gil, Frédéric Richaud  et Patrick Rambaud – La bataille T1 – Dupuis – 2012 – 15,50 euros

 

Souvenirs de la Grande Armée

Avec Souvenirs de la Grande Armée, Michel Dufranne aborde la grande armée napoléonienne de l’intérieur, à travers le regard d’un soldat du rang, le brigadier Godart, qui deviendra lieutenant, au fil du temps et de sa bravoure. Cette série composée de quatre volets prend forme autour de quatre moments clefs des campagnes napoléoniennes. Si la bataille d’Austerlitz est évoquée, le récit ne débute qu’en 1807, au début de cette année chargée s’il en est, marquée par la victoire d’Eylau en février et celle de Friedland en juin. Le premier volet navigue donc entre ces deux moments militaires majeurs pour l’empire sans pour autant décortiquer les batailles en elles-mêmes. C’est peut-être là que Dufranne parvient à nous captiver. Il s’immisce dans les corps d’armée et nous fait vivre le quotidien de régiments que tout oppose parfois mais qui se trouvent liés par un but commun et cette loyauté à Bonaparte. Dans le premier volet, Il faut venger Austerlitz, nous découvrons ainsi des hommes de l’ombre, comme cet ancien d’Austerlitz, surnommé « J’y étais », ou encore « Mâtin ». Nous plongeons aussi dans le quotidien de troupes qui ignorent parfois jusqu’à leurs buts futurs et les moyens d’action qu’ils devront mettre en place pour y parvenir. Godart fait partie du 2ème chasseur à cheval. Un corps dont le but était de partir en éclairage, de charger dans les rangs ordonnés des troupes adverses pour désorganiser leur unité et permettre aux grandes unités de s’engouffrer dans les brèches créées. L’espérance de vie de ces hommes se résumait à peu de choses… et pour cause, exposés au feu de l’ennemi, leur bravoure ne suffisait pas à enrailler la faucheuse qui trouvait là un terrain de prédilection pour défricher à grands coups de serpes. Les tomes 2 et 3 de cette série posent un regard sur les années 1808 et 1809. Rien n’est laissé dans l’ombre de l’histoire. La mort, les tensions entre corps, les désertions multiples, les doutes provenant des rumeurs de défaites en Espagne, le tout construit sous forme d’histoires au cœur de l’Histoire permet de découvrir un pan ignoré de la vie au cœur de cette grande armée. Ce qui intéresse le plus le scénariste n’est pas l’Histoire pour l’Histoire, mais bien plus sa composante humaine, la façon de penser des soldats, les doutes, les relations parfois tendues qui parcourent les rangs de cette armée hétéroclite faite de soldats d’horizon différent. L’homme est donc au cœur du récit. Il est soldat de rang, celui qui exécute les ordres sans se poser de questions sur l’objectif général. Celui qui fait les victoires et qui n’en tire aucune gloire sauf peut-être celle de se voir affublé du sobriquet de « J‘y étais » ou de la région dont il est originaire.

Le dernier volet de cette série saute quelques années pour parvenir directement à l’année 1812. Nous sommes en pleine campagne de Russie, celle qui causa sûrement la perte de Napoléon qui, bien qu’avançant avec facilité vers Moscou, voyait ses hommes tomber au fur et à mesure de l’arrivée de l’hiver et des terribles froids d’Europe centrale. Dans ce volet, le dernier, le lieutenant Godart vient de s’éteindre. Il laisse à sa famille ses carnets de campagne. Au travers d’eux il livre sa rencontre avec un cosaque singulier qui manqua de lui retirer la vie et qu’il réussit à vaincre lors d’un duel « à la russe ». Un moment de cette campagne de Russie qui éprouva les hommes et leur moral : « Cette guerre n’était plus la mienne. Je m’y perdais, j’y perdais mes croyances et, si mon éducation avait été autre, j’y aurais certainement perdu la foi ». Une série qui offre une autre vision de l’Empire et de ses batailles, au travers de sa composante humaine…

Michel Dufranne/Alexis Alexander – Souvenirs de la Grande Armée, Tome 4 : 1812 – Les Chasses du comte Joukhov – Delcourt – 2012 – 13,95 euros