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Roman d’entreprise, roman social, l’écriture comme exutoire… (2ème partie)



Nous vous avions plongé la semaine dernière dans l’univers de Gérard Mordillat, au travers de la présentation de la publication par Arte Edition de la série Les vivants et les morts. Nous poursuivons avec un second volet axé autour du roman de Pascal Dessaint, Les derniers jours d’un homme, publié en début d’année chez Rivages. Pour l’occasion nous avons posé quelques questions à son auteur… Un témoignage à découvrir ! Pour continuer sur cette thématique, nous avons décidé de vous présenter également trois livres qui abordent la thématique qui nous occupe de façon différente. Pour François Marchand et son Plan social (Le Cherche midi), c’est la dérision et l’humour (très) noir, pour Philippe Claudel et son roman L’Enquête (Stock), c’est la fable fantastique sombre enfin pour Jean-Pierre Levaray et son recueil A quelques pas de l’usine (Chant d’orties) c’est la présentation tendre, humoristique de portraits d’hommes et de femmes qui vivent dans l’ombre de l’usine, dans le Vieux Bourg… trois grands moments de lecture !

  

Pascal Dessaint – Les derniers jours d’un homme (Rivages)

Pascal Dessaint connait bien la région qu’il décrit dans son nouveau livre. Né à Dunkerque, il a passé son enfance dans cette agglomération avant de s’installer à Toulouse où il a livré quelques-uns des romans noirs psychologiques les plus essentiels de ces dernières années. Adepte de fictions écologiques, il nous présente, avec Les derniers jours d’un homme, un récit basé sur la tragédie sociale et écologique de l’usine Metaleurop. Un scandale qui a défié la chronique il y a moins de 10 ans en France. Pour cela le romancier nous livre un témoignage à deux voix, celle de Clément, ancien employé de l’usine reconverti après la mort de sa femme dans la taille d’arbres aux côtés de son ami Thomas et celle de sa fille Judith, qui remonte, douze ans après, avec l’aide de son oncle Etienne qui l’a élevée,  le fil de l’histoire tragique qui a marqué sa vie et celle de son père.

Au travers des récits qui se mêlent, le lecteur se trouve plongé au cœur d’un véritable drame écologique, celui d’une région marquée par des façades rongées par les gaz, la chaussée et les trottoirs couverts de poussières suspectes, une région dans laquelle la terre se voit privée de sa santé première, torturée par une pollution dont le commun des mortels ne peut concevoir l’ampleur. D’ailleurs le regard d’enfant de Judith se trouve bouleversé à jamais par ces remue-ménage de terre : D’immenses  engins sont arrivés un jour. J’avais sept ans, peut-être moins. Ils étaient si grands qu’on ne voyait pas les hommes qui les conduisaient. Ils se sont mis à creuser le sol et à former d’énormes bosses de terre contaminée. Parfois les hommes descendaient de leurs incroyables machines et on s’apercevait alors qu’ils portaient une combinaison qui leur couvrait même le visage (…) D’autres hommes venaient de temps en temps analyser la terre et on sentait bien que ça les contrariait. Cette usine qui ronge la santé et jusqu’aux repères de ses ouvriers, doublement victimes de pollution et de précarité sociale, Clément la quitte pour travailler avec Thomas dans l’élagage. Là il se rapproche de cette nature qui souffre, des arbres malades qu’il doit abattre. Dans ce nouvel univers il se sent revivre après le drame : Je me sentais bien dans un arbre. Je n’avais pas l’impression d’y grimper mais d’être accueilli par lui. Je ressentais toute sa puissance. Je nous imaginais une sorte de connivence. Nous nous faisions confiance. Il ne peut toutefois rester insensible aux tragédies qui se tissent dans l’usine qu’il a quitté il y a peu. Car même s’il a délaissé le navire il se sent toujours proches de ses anciens collègues de boulot qu’il croise au Coq Hard(i), le bistrot ouvrier de Pauline, la seule femme dans ce milieu d’homme.

Avec ce récit poignant qui ne vire jamais dans la sensiblerie, Pascal Dessaint nous offre un roman qui nous touche véritablement, qui nous permet de renouer aussi, dans un style et des prétentions différentes, avec les grands récits ouvriers de la fin du XIXème siècle. Texte d’une densité rare – d’où s’échappent des vérités troublantes, comme celle de ces ouvriers, conscients des dangers écologiques et sanitaires mais qui continuent à travailler dans l’antre de la mort car ils en ont l’obligation « vitale » (dignité) et alimentaire (Ils crèvent peut-être à petit feu, comme tu dis, mais ils bossent, et ça leur permet de rester dignes… tu peux comprendre que ça peut avoir pour eux plus de valeur que leur santé même ?) – Les derniers jours d’un homme se lit d’une traite, avec ce sentiment d’être les témoins éveillés d’un nouveau drame planétaire, celui qui, au nom du plaisir d’actionnaires à accumuler des richesses infinitésimales, sacrifie sans sourcilier un équilibre écologique fragile. Restent donc ces destins tragiques d’hommes et d’une région à jamais marquée. Pascal Dessaint sait nous y immiscer en partie pour les raisons personnelles qu’il évoque pour nous dans l’interview qui suit. Un grand moment de vie.

 

Interview de Pascal Dessaint

 

Tu délaisses le temps de ce roman le polar à proprement parler pour évoquer le drame des licenciements de l’usine Metaleurop. Peux-tu revenir pour nous sur les raisons pour lesquelles tu as souhaité évoquer ce sujet et la façon dont tu as travaillé spécifiquement sur ce projet ?
Je ne délaisse pas le polar car en vérité je le pratique peu. Je suis plutôt un auteur de romans noirs, ainsi notamment « La vie n’est pas une punition », « Cruelles Natures » ou « Les derniers jours d’un homme »… Les raisons de ce dernier roman… À la vérité, je n’avais pas le choix. Plusieurs événements extrêmement douloureux – en l’espace de trois ans j’ai perdu mon père, deux frères et ma sœur – m’ont obligé à ce qui est pour moi, finalement, un retour aux sources. Ce roman, ainsi, est un certain regard sur ma famille et le milieu ouvrier d’où je viens. À la mort de ma sœur en février dernier, j’ai appris que mon père avait travaillé juste après la guerre à Metaleurop, mais qu’il n’y était pas resté à cause de la pollution et des conditions de travail. J’ignorais cela quand j’écrivais Les Derniers jours d’un homme. C’est perturbant. Dans les années quarante, mon père fuit cette usine, et près de soixante-dix ans plus tard, d’une part ma sœur meurt d’un cancer lié à Metaleurop, d’autre part j’entreprends un livre sur ce sujet… S’agissant de la méthode, j’avais déjà réuni de la documentation (articles de presse) au moment des faits, et en cours d’écriture, grâce à un certain hasard de la vie, Stéphane Czubek a mis ses films documentaires à ma disposition. J’étais ainsi dans les meilleures conditions pour écrire une fiction…

Le roman social revient en force en ce moment, poussé par des faits de société, comme les suicides à France Telecom. Penses-tu que l’écrivain doit accomplir aussi un devoir social par ses écrits et apporter des éléments de réflexion sur les dérives et les travers de notre société ?
Si un auteur a un devoir, c’est bien celui de témoigner, à plus forte raison en ces temps de dégradation sociale. Il n’a pas la fonction d’apporter des solutions mais il peut, je crois, oui, participer à la réflexion, et même sans doute à la prise de conscience… Y en a marre !

France 2 vient de diffuser la série Les Vivants et les morts de Gérard Mordillat. Un témoignage fort sur un autre drame du licenciement. Cette série proche du documentaire sur de nombreux aspects participe elle aussi à la nécessité de documenter le drame social actuel. Alors que la liquidation judiciaire de Molex vient d’être prononcée penses-tu que ton travail, celui de Mordillat et d’autres auteurs qui travaillent sur cette thématique doit se poursuivre pour en quelque sorte servir de base de réflexion et au-delà d’archive pour les générations futures ?
Evidemment qu’il faut continuer dans ce sens ! Nous ne sommes pas si nombreux à donner la parole à une classe que l’on traite comme si elle n’existait plus, alors qu’elle est bien vivante, dispersée peut-être, mais vivante. Notre société, telle qu’elle se formule, pourrait donner à croire que les ouvriers ont disparu ! Dans tous les événements sociaux de ces dernières années, ce qui me révolte c’est la manière avec laquelle on traite les gens les plus vulnérables. A force de penser que certaines personnes n’existent plus, on agit avec elles comme si elles n’étaient rien. C’est absolument dégueulasse. Je ne peux vivre sans agir. Cela étant dit, je ne me fais guère d’illusion. La plupart de mes contemporains ont la mémoire courte. La question, telle qu’elle est posée, me laisse songeur… Nous écoutons rarement les artistes.

Au-delà du drame social, tu parles dans ce roman d’un véritable drame écologique, sujet pour lequel tu t’investis beaucoup. Lorsque l’équilibre écologique d’une région est atteint c’est hélas pour de nombreuses années (décennies…). Peux-tu nous parler des séquelles écologiques qui touchent cette région que tu connais bien et qui ont servis de trame à ton roman ?
Metaleurop, c’est un conflit social qui a révélé une catastrophe sanitaire et environnementale d’une rare ampleur, laquelle, de mon point de vue, arrive tout de suite après Tchernobyl. La terre dans ces coins-là est contaminée non pas pour des décennies mais des millénaires. Imaginez, juste après la liquidation et la fermeture de l’usine, des experts ont préconisé le déplacement des populations sur une zone de plus de quarante kilomètres carrés, soit une grande partie du territoire compris entre Lille et Valenciennes… Personne n’a été déplacé et la pollution aura des effets dévastateurs pour très longtemps. Les taux de cancers dans la zone sont parmi les plus élevés en Europe.

Ton roman, même s’il décrit et dénonce ces drames, ne tombe jamais dans l’indignation facile ce qui lui donne une véritable force humaine. L’équilibre entre la documentation de cette tragédie et le volet humain a-t-il était le plus difficile à obtenir ?
Comme souvent, je me suis largement documenté, et puis j’ai mis de côté les informations que j’avais glanées pour me concentrer sur l’histoire que j’avais envie d’écrire, une histoire impliquant des gens sensibles mais somme toute ordinaires, comme je les aime. Malgré mes intentions « militantes », je veille à ce que la matière « sérieuse » ne prenne jamais le pas sur l’envie de raconter simplement une histoire. Malgré tout, je fonctionne à l’instinct.

Penses-tu que ce roman est (en quelque sorte) pour toi celui de la (ou d’une certaine) maturité ?
Je suis encore jeune… Ce n’est pas moi qui peux répondre à une telle question ! Je pourrais simplement dire qu’il révèle une certaine expérience. Je crois que je peux me permettre aujourd’hui ce petit accès de prétention.

Peux-tu nous parler de tes projets et notamment de ton prochain livre Le bal des frelons ?
Le bal des frelons sortira en février. C’est une histoire, disons, particulière. Ça se passe à la campagne et, pour le reste, il n’y a rien de très normal… Je ne peux guère en dire plus. Vous pouvez vous faire une certaine idée . Cruelles Natures sortira en poche au même moment. Et puis il y aura un autre livre pour la fin 2011, une autre aventure dont je me régale à l’avance…

Propos recueillis le 5 novembre 2010

Droits photo : Philippe Matsas/Opale

 

A lire

– Pascal Dessaint – Les derniers jours d’un homme – Rivages – 2010 – 233 pages – 18 euros
– Pascal Dessaint – Cruelles natures – Rivages – 2007 – 221 pages – 16 euros

 

Jean-Pierre Levaray – A quelques pas de l’usine – Chant d’orties – 2008

Avec son recueil de nouvelles A quelques pas de l’usine, Jean-Pierre Levaray, par ailleurs auteur, entre autre, de Putain d’usine, nous convie à la découverte d’une cité ouvrière, le Vieux Bourg qui vit aux rythmes de son usine. L’auteur prend ainsi le parti de dresser le portrait de plusieurs personnages atypiques qui font l’âme de la cité, qui lui donne aussi son identité et sa particularité comme Manuel, portugais venu travailler en France dans le bâtiment et qui devient finalement éleveur de chèvres, André, artiste peintre handicapé qui s’engage dans des directions surprenantes comme sa série de nus inspirée de l’Origine du Monde de Courbet, Madeleine, vieille dame qui refuse de quitter son logement tant convoité et qui opère de fait une résistance passive si réjouissante ou bien d’autres encore, Driss, Catherine, Dominique l’anarchiste tagueur… Autant de personnages « vrais » qui démontrent qu’au-delà des bleus dont certains font partie, il y a aussi une vie. Une vie faite de destins tragiques, de moments d’amitiés franche ou de coup de gueule. Ces anonymes de la société trop souvent dans l’ombre des murs de la grande usine peuvent aussi, à leur façon, briser la trajectoire rectiligne de destins que certains voudraient déjà tracés pour pimenter l’ordinaire.
Séparé aujourd’hui de la ville par une voie rapide, un immense centre commercial, un cimetière et un cinéma multiplexe, le Vieux Bourg périclite. Et je suis sûr qu’il périclitera tant que les usines seront encore en activité. Quand elles auront toutes fermé (ce qui est en passe de se produire), des promoteurs viendront récupérer des terrains peu chers pour investir et parier sur la proximité de la Seine, la possibilité de loisirs modernes et de nouveaux lieux de villégiature.
L’écriture de Jean-Pierre Levaray alterne moments drôles (on pense notamment aux nouvelles F comme… et Peintures murales) ou plus graves avec une densité rare. Il réussit surtout à rendre le lecteur témoin d’un monde où la déshumanisation règne et qui ne survit finalement que par ces personnes trop souvent poussées vers les marges. Peut-être car leur force de résistance aux évidences dépasse de loin l’entendement de ces « héros » du CAC 40.

 

Philippe Claudel – L’Enquête – Stock – 2010

Un homme, que nous connaîtrons sous le nom de l’enquêteur, débarque dans une ville pour y accomplir une mission. Cela aurait pu très bien se passer mais voilà que tout part en vrille. D’abord le climat n’est pas vraiment favorable, les gens n’ont guère le goût de l’hospitalité, les hôtels quant à eux sont difficiles à trouver et ne brillent pas par leur confort. Pire, dans celui où se dirige l’enquêteur, la tenancière n’est pas des plus accueillantes, loin s’en faut et oblige ses clients à mémoriser parfaitement le règlement intérieur de l’établissement. Très vite l’enquêteur arrive à la conclusion que Tout paraît se mettre en place pour m’empêcher de faire ce que j’ai à faire… il n’est pas au bout de ses surprises !
Dans ce monde où règne l’absence de sentiment, où tout semble fonctionner selon un schéma pré-établi dans lequel l’alternative et la réflexion ne sont pas de mise (tout le monde suit cette ligne sans discernement constate t-il) les hommes ne se connaissent plus que par leur fonction : le policier, le garde, le fondateur, le vigile, le psychologue… Tout ceci accentue le malaise d’un monde où le but l’emporte sur la manière. Stressant. Déboussolant car ce monde romancé n’est qu’un des futurs possibles de notre société. D’ailleurs certains aspects s’inspirent de notre réalité, comme la scène des gens marchant à toute allure, dans un seul sens de circulation, sur les trottoirs de la ville, que Philippe Claudel emprunte à une discussion qu’il a eue avec Julien Gracq. Alors oui L’Enquête n’est pas un roman très gai, il repose sur une réalité que son auteur veut mettre en avant pour nous inciter à réagir. Réagir comme le « rassurant » garde de l’entreprise qui analyse parfaitement la situation en s’adressant en ces termes à l’enquêteur : Vous êtes de quel Service ? reprit le Garde. Nettoyage ? Un esclave moderne ! Un de plus ! J’espère que vous ne vous donnez pas à fond au moins ? Vous et moi, ainsi que des milliers d’autres, ne comptons pas pour eux. Nous ne sommes rien. Nous sommes à peine des numéros sur des listes de personnel. On peut en être déprimé mais moi, je m’en contrefiche. Regardez-moi : le règlement stipule qu’il est interdit de fumer, de boire et manger pendant le service, eh bien je fais tout en même temps. Le règlement, je m’assois dessus. Ils nous font faire un sale travail que personne ne veut faire ? Faisons-le salement ! Je suis un homme libre. Cette liberté, Philippe Claudel démontre dans cette fable sombre qu’elle n’est pas acquise, pire qu’elle s’altère toujours plus chaque jour. Lorsque la réflexion aura quitté l’esprit de l’homme pour l’asservir à un seul pouvoir, que restera t-il de notre propension à changer le monde ?

 

François Marchand – Plan social – Le Cherche midi – 2010

D’entrée de jeu François Marchand plante le décor, son roman sera placé sous le signe de la dérision et de l’humour noir. Plan social se déroule dans le nord de la France cette région qui à dire vrai, n’a à offrir en toute saison que de froides journées de pluie s’abattant sur de tristes maisons en brique rouge qu’un dieu malveillant a placées au milieu de champs de betteraves… Une région aussi où se multiplient les plans sociaux. Dans ce roman très vif et corrosif, Delcourt, PDG d’une boite qui fabrique des ancres de marine fait un triste bilan : Sur ses 396 employés, un quart devra quitter le navire. Mais la situation est si mauvaise, qu’à l’instar des multinationales adeptes de l’exercice, lui n’a pas les moyens de mettre en place ce plan de dégraissage. Alors, aidé par Burnier, délégué syndical, il va poser la question différemment en mettant en place une manière bien à lui de traiter de façon « naturelle » le problème. François Marchand apporte avec ce roman sa pierre à l’édifice, il démontre aussi avec brio qu’une autre manière d’appréhender la crise est possible. S’il a peut-être moins de prétention que les ouvrages de Philippe Claudel, Pascal Dessaint ou Nathalie Kuperman, son Plan social se lit avec délectation, même s’il ne saurait nous faire oublier toute la gravité de la situation…