- Article publié sur MaXoE.com -


La BD du jour : Mécaniques du fouet de Christophe Dabitch et Jorge Gonzalez (Futuropolis)



Nonne puis tenancière de maisons clauses usant du fouet au bon vouloir des hommes et des femmes qui s’y perdent, Eugénie Guillou à traversé le Paris d’avant Grande guerre sans jamais trouver sa place, toujours en fuite. C’est le destin de cette femme atypique que dépeignent avec force d’immersion Christophe Dabitch et Jorge Gonzalez. Un destin tragique qui met aussi en relief une époque troublée trop engluée dans des codes sociaux liberticides.

Deux photographies ouvrent cet « essai » de biographie d’Eugénie Guillou. Sur la première la jeune femme, habillée en nonne, prie, le regard dirigé vers les cieux et les doigts des deux mains joints. Sur la seconde elle apparait, bien en chair, souriante sous les traits d’une reine de la nuit. Sein dévoilé, effleuré par sa main gauche, elle est coiffée d’une couronne et recouverte d’une épaisse draperie attachée à la romaine. Pourquoi « essai » de biographie ? Parce que son auteur, Christophe Dabitch, reconnait que l’histoire d’Eugénie Guillou souffre de pans entiers d’ombres ne permettant d’esquisser qu’une partie de sa destinée et de ses pensées. La jeune Eugénie est issue d’une famille bourgeoise classique de la France de la fin du dix-neuvième siècle. Aussi établi qu’il puisse être, son père va subitement sombrer dans ses affaires, ruinant irrémédiablement la famille et la projetant très tôt vers d’irrémédiables affres. Dans ce contexte la jeune Eugénie va s’ouvrir, tardivement dit-elle, à la religion. Mais la religion ne voudra pas forcément d’elle. Elle troquera dès lors l’habit de nonne pour celui de tenancière de maison close, avec, pour spécialité, celle du fouet. Elle renverse ainsi, pour quelques instants, les rôles, avilissant les hommes aux ventres ronds venus se faire humilier et trouver des stimuli à des vies trop rangées.

Là où apparaissent les manques l’esprit travaille. Si la base documentaire est parcellaire, constituée par les articles et les dossiers compilés par le service des archives de la Préfecture de police de Paris, l’auteur va tirer de cette base lacunaire une fiction « plausible » narrée en tenant compte d’un contexte historique qui lui, a contrario, bénéficie d’une riche documentation. Mais Christophe Dabitch ne va pas se contenter d’écrire un simple récit historique aussi sérieux soit-il. Le sujet méritait sans doute une autre approche. Il va ainsi vivre son personnage, tenter de fusionner avec lui, pour entrer dans l’intime, se rapprocher de ses pensées et comprendre ses actes. Un dialogue s’instaure ainsi au fil du récit entre le personnage et son auteur, de manière originale et convaincante, renforçant une histoire densifiée par un dessin très immersif, très sensitif de Jorge Gonzalez qui accompagne Eugénie Guillou dans les étapes et les douleurs d’une vie.

Ni récit historique, ni pamphlet sociétal d’une époque troublée et décadente, ni faits divers graveleux mis en scène pour exciter notre voyeurisme, Mécanique du fouet parvient à dépeindre le destin tragique d’une femme dans un Paris qui joue en permanence entre ombres et lumières. Dans ces lieux de « débauche » les couches sociales se mêlent à travers d’épais rideaux troués à hauteur de sexe, et le fouet, cet objet surprenant aux lanières de cuir épais, va repousser pour un temps la rectitude de vies ternes et sans relief. Dans ce Paris d’avant-guerre Eugénie Guillou marquera les esprits, peut-être car elle possédait les clefs de royaumes ténébreux qui excitaient les fantasmes les plus fous…

Christophe Dabitch et Jorge Gonzalez – Mécaniques du fouet – Futuropolis