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4 cases en plus : Le facteur cratophane, l’interview d’Eric Liberge !



Parfois l’homme se trouve pris à son propre piège et quelques mots échangés dans un décret canonique possèdent ce pouvoir mystérieux voire mystique d’engendrer un nouveau monde pas si avenant que ça. Dans les dédales de cet entre-deux, ce Refrigerum dédié aux êtres (nombreux) morts en pêché, se retrouvent toutes les vermines du monde terrestre, ceux qui, durant leur vie, ont peut-être oublié leur innocence et leur dévouement en l’être suprême. Se faisant ce nouveau royaume obscur parait sur le papier nettement petit pour accueillir tous ces impurs maintenant promis à un exil éternel. Le Refrigerum devra donc s’organiser, se construire, s’échafauder à partir de peu et pour longtemps…

 

MardiG

Eric Liberge avait en tête depuis un certain temps déjà un projet qui prendrait place dans l’univers construit par sa série Mardi-Gras Descendres. Le facteur cratophane vient combler l’envie de l’auteur en apportant des éclaircissements et, en quelque sorte, des prolongements à ce monde sombre même si, pour la peine ce nouvel opus se veut un prologue à la série. Dans l’interview qui suit l’auteur revient pour nous sur les idées forces attachées au facteur et sur la maturité graphique et narrative gagnée depuis la publication de Bienvenue !, un peu comme si ce prologue ne pouvait être rédigé avant que certaines réponses ne viennent renforcer les sentiments intimes d’Eric Liberge sur cet après impalpable et mystique.  

 

MGD1Tu présentes Le facteur Cratophane comme une introduction à Mardi-Gras Descendres. Est-ce pour toi un moyen de lever quelques-uns des secrets qui entoure les quatre tomes, ou bien est-ce ce désir de revenir encore une fois à cette œuvre d’une vie, avec tes réflexions sur la mort, sur l’au-delà, les incertitudes et peut-être l’apparition d’un chemin ?
Je crois que mardi-Gras DESCENDRES est mon creuset, le chaudron dans lequel je cuisine. C’est mon point de départ pour quasiment tout ce que je produis en tant qu’auteur, même si cela ne se passe pas forcément au Purgatoire – je ne parle pas là de mon travail avec d’autres scénaristes, où je dois forcément me mettre en retrait. Il était donc naturel que je revienne un jour  »chez moi », reconsidérer des thèmes qui me sont chers et constituent la base de ce que j’ai à dire et explorer par le biais de la bande dessinée. Ces réflexions dont tu parles n’auront jamais de réponses, à notre niveau terrestre. Pourtant elles nous concernent tous sans exception – c’est ce qui me fait courir.

Penses-tu que le lecteur qui ne connait pas les précédents albums puisse débuter par cette introduction, puis poursuivre avec l’intégrale à paraître aussi en mars, ou le mieux reste encore de suivre les planches dans l’ordre de leur création ?
Je ne sais pas vraiment. Il serait peut-être mieux de commencer avec  »Bienvenue », afin que la marche entre le tome1 et ce dernier album paru ne soit pas trop haute – il y a un énorme changement de style, donc cela pourrait perturber, certainement. Je vois le  »facteur cratophane » comme une pierre supplémentaire, faite avec mon style et mes préoccupations d’aujourd’hui. C’est le reflet de ce que je suis et pense en 2016, même s’il s’insère dans la continuité de Mardi-Gras DESCENDRES. S’il fallait suivre une logique de création, il faudrait le lire après l’intégrale.

Comment as-tu travaillé concrètement sur la construction de ce récit ?
L’envie de refaire un Mardi-Gras m’est venue en 2009, l’idée s’est constituée tout naturellement, car cette phase de construction, de naissance du Purgatoire – le REFRIGERIUM – manquait au tableau. Il a donc été assez facile pour moi de savoir que le récit tournerait exclusivement autour du facteur, et que l’album devrait faire joint avec  »Bienvenue ». Maintenant, je ne me rappelle pas exactement le nombre de phases que le scénario initial a traversé. Je sais que ce que vous lirez est très différent du script d’origine, que j’avais couché sur le papier – comme à chaque fois, d’ailleurs. Je me laisse une grande souplesse de travail. Je suis mon intuition pour traduire en scènes d’action ce que j’ai à dire. Sur un projet, je veux rèvasser, et ces rêveries produisent des scènes qui s’amalgament. Je ne fais pas forcément de crayonné poussé, je laisse les choses venir dans ma tête. C’est au moment où l’idée est mûre que je sens l’urgence de coucher la chose finale sur la planche. Parfois, je me trompe et je recommence – c’est que je n’avais pas assez rêvassé.

MGD3En relisant les premiers épisodes de la série et en les confrontant aux nouvelles planches, on découvre d’une part un trait qui a évolué, s’est densifié, notamment dans l’attention portée aux détails, mais aussi on découvre, c’est mon impression, un propos qui, même s’il peut apparaître obscur pour certains lecteurs arrive à une certaine maturité dans le questionnement et la recherche des pistes que tu as ouvertes il y a maintenant plus de 15 ans. As-tu aujourd’hui trouvé ce que tu cherchais lorsque tu dessinais les premières planches du premier tome ?
Tu as raison, mes propos ont sûrement mûri, car on n’est pas la même personne à 15 ans d’intervalle. Au tout début, je souhaitais faire un satyre de la Terre, à travers le miroir déformant de l’Au-delà, puis mon propos, mes questionnements se sont densifiés, si bien que je suis allé chercher des choses profondes, que la satyre toute seule n’aurait pas pu faire émerger. J’aime aussi, pour faire passer des messages, habiller des propos sérieux avec la dérision qui leur correspond, et cette attitude convenait parfaitement à Mardi-Gras. Donc dans ce dernier album, j’ai mis à peu près toutes mes convictions profondes. Certaines en affirmations, d’autres en questions, qui restent sans réponses.

Chaque lecteur qui décide de se plonger dans ce récit le fait avec ses propres idées, sa propre perception de la mort et de l’au-delà. Penses-tu que Le Facteur Cratophane peut apporter des réponses ou du moins ouvrir un angle d’approche dans la réflexion de chacun ?
Donner des réponses, non. Assurément pas. Là-dessus, je me permets d’être péremptoire. Bien malin est celui qui prétend savoir ce qui se passe de l’autre côté et brandir à lui seul la soit-disante volonté de Dieu. Les escrocs que sont les fondamentalistes sont, à ce titre, terrifiants de bêtise.  Je veux juste, avec mes cases, amener les gens à réfléchir – à quitter cinq minutes les griffes du monde de la matière, regarder le ciel et se demander  »Et si c’était vrai, qu’il y a peut être autre chose ». Voilà mon envie : amener les gens à considérer que le visible, l’argent, le corps, les biens matériels, ce n’est pas tout. Sortir un instant du rôle que nous nous sommes donnés, pour regarder au-delà de nos propres limites. C’est aussi valable pour moi. C’est une démarche spirituelle, que de s’ouvrir à ces autres opportunités. Comme un éveil.

MGD5Acceptes-tu le fait que ton récit puisse être perçu de différentes manières par des gens qui ont forcément des parcours et des réflexions différentes sur la vie et sur la mort ? Peut-il y avoir autant de lectures possibles que de lecteurs ?
Bien sur, je ne suis pas préscripteur de quoi que ce soit. D’ailleurs, Mardi-Gras a une base judéo-chrétienne. Cet univers ne parlera peut-être pas à un bouddhiste ou un musulman. Qu’importe, en fait, puisque les os parlent à tout le monde !

Le Purgatoire sans femme, est-ce possible ? Ici tu donnes un rôle clef à Pétronille qui représente cette peur de l’inconnu, qui s’accroche bec et ongles à sa chair. Peux-tu nous parler de ce personnage et de ce qu’il représente ?
J’ai effectivement beaucoup développé le personnage de Pétronille, qui deviendra Pétronille Fête-Dieu dans les 4 tomes déjà sortis. Cette jeune fille qui  s’accroche désespérément à la chair, c’est nous. J’ai pris énormément de plaisir à l’intégrer dans le récit. Certains y verront une figure facile de la vanité, eh bien soit – qu’ils y voient ce qu’ils veulent. Après tout, Pétronille est un miroir et l’on y voit le reflet que l’on veut.

Tu évoques à plusieurs reprises au travers de tes personnages la mort comme une liberté, un apaisement, une légèreté qui envahit le corps. Pour toi faut-il avoir peur de ce qui se passe après la vie ?
Si l’on va direct à Sainte Cécile, oui ! Mais je ne crois pas, donc il n’y a pas de raisons d’avoir peur. Je me suis énormément intéressé au sujet si particulier des NDE – EMI, les expériences de mort provisoire. Ces gens qui sont  »revenus de la mort ». Des témoignages tout à fait troublants sur le seuil de la mort, qui m’ont aussi beaucoup inspiré pour le facteur cratophane, et d’autres projets à venir. La mort est certainement une libération. J’aime plutôt la voir comme un passage, un sas vers autre chose. La vie ne s’arrête pas – elle continue dans un autre état

A contrario ce Purgatoire est aussi le lieu de machinations, d’endoctrinements, de manipulations, un univers où les squelettes se battent à coup de tibias volés à leur voisin de combat…
Ca c’est la parodie, le moyen de faire une satire de notre monde. Le premier degré de Mardi-Gras DESCENDRES. C’est la forme que j’ai donné à un monde où ceux qui n’ont pas compris la roue de hamster qu’est la vie sur Terre, la répliquent à l’identique dans un autre endroit de la création. Ils y sont retenus prisonniers par leur propre esprit bornét. Prisonniers de leur propre système de valeurs et de croyance.

MGD4Tu donnes ici un rôle très éclairant à Bosch. Peux-tu nous en parler ?
Tu veux dire Jeronimus ! Bosch, c’est le peintre du tunnel de lumière, un voisin de notre propos, d’ailleurs. Oui, Jeronimus est un personnage tellement intéressant et si peu développé dans les quatre premiers albums, qu’il a fallu le fouiller dans ce dernier album. C’est l’apprenti-sorcier repenti, celui qui veut réparer ses méprises. C’est un personnage un peu brutal, qui charrie avec lui tout un passé, inconnu du lecteur. Une belle direction, aussi, sait-on jamais ! J’aime beaucoup Jeronimus car il m’a permi de camper une espèce de  »blouson noir » de l’au-delà, avec ses mains cloutées et son corps entièrement rapiécé. Grapiquement, c’est assurément le personnage le plus difficile à dessiner. C’est pour cela que je l’ai rapidement affublé d’une tunique.

Peux-tu nous en dire plus sur les sources qui t’ont inspirées dans ton travail depuis le début. On sent une influence forte des auteurs de la fin du moyen-âge (et du début de la Renaissance), époque au cours de laquelle les hommes se préparaient toute leur vie à la mort…
C’est vrai, mais mon inspiration graphique vient principalement de DRUILLET. C’est lui qui a permi au verrou que j’avais dans la tête de sauter, et de m’autoriser à mettre sur papier tout ce que je voyais au fond de moi. Lui, et plus largement les auteurs de Métal Hurlant de la fin des années 70. Ces gens-là ont porté la bande dessinée à un niveau d’art majeur, où Mickey et les gros nez devaient désormais faire place à des héros plus réalistes, de la science-fiction, des histoires plus crues. Ensuite, spécifiquement pour Mardi-Gras, je m’éloigne de la BD et vais regarder chez Gustave DORÉ, le symbolisme, l’expressionnisme – car je suis convaincu que pour faire de la bande dessinée, il faut en sortir et regarder ailleurs.

Où en es-tu en tant qu’homme sur tes questionnements sur la mort et l’au-delà, sur la fin et ses possibles lumières ?
Mes questionnements ont pris ces dernières années quelques certitudes, qui resteront du domaine de l’intime. Mais plus généralement, je ne peux me résoudre à croire que la vie s’arrête brutalement avec la mort physique. Je réoriente d’ailleurs mes thèmes de travail autour de cette question sur MGD2mes prochains projets. Je crois que tout l’axe de mon travail est là – c’est mon thème de prédilection, quoi que je fasse, et j’espère que les éditeurs me suivront à l’avenir sur ce terrain, vraiment.

Ce prologue que tu nous livres aujourd’hui signifie-t-il que tu as maintenant bouclé la série ? Te reverras-t-on un jour dessiner des squelettes dans toutes les positions ?
Comme dit précédemment, il ne faut jamais fermer une porte définitivement. Ce qu’il me faut pour ré-envisager un prochain Mardi-Gras, c’est une idée bonne, qui justifie à nouveau un récit dans ce genre d’univers, sans lasser un public qui m’a jusqu’ici admirablement soutenu. Pour ma part, je pourrais dessiner encore des centaines de pages du même ordre, puisque j’y suis chez moi. Par contre, j’ai peur de la redite, de l’album de trop. Donc s’il y a un nouveau projet de cet ordre un jour, il sera forcément différent du reste, tout en y donnant une continuité. Et comme toujours, certains m’en voudront d’avoir fait différent, et d’autres pas assez. On ne peut jamais contenter tout le monde. Il me faut juste la bonne idée, et faire ensuite, en bon égoïste, l’album qui me plaira, à moi.