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La BD du jour : Comme une odeur de Diable de Laurent Lefeuvre (Mosquito)



Claude Seignolle a posé définitivement sa marque sur la littérature fantastique française. Auteur exigeant, à la recherche du verbe, il a construit une œuvre phénoménale à partir de contes et légendes répandus dans nos régions. Laurent Lefeuvre redonne vie aux textes dans un album à la touche affirmée. Bravo !

Parfois les apparences sont trompeuses. Le vieil homme grelottant qui chaque soir se rend au petit village de Landaduc peut en témoigner. Presque sans le sou, vêtu de simples guenilles, le regard perdu et fixe, il traverse les rues de la bourgade en direction de la taverne pour y boire une eau de vie gorgée de cerises macérées. Pourtant à chaque fois qu’il tend les deux pièces pour payer son verre, il se voit opposé un refus catégorique de la tenancière. Pourquoi ? Cet homme qui découvre par hasard en abattant un mur dans sa bergerie un manuscrit qui dit changer en loup celui qui lira et suivra les formules contenues dans le vieux grimoire a sans doute raison d’être perplexe.

Mais qui saura si le texte dit vrai ? Que dire également de cet homme figé dont la femme affirme qu’il est ensorcelé mais qui ne présente pas de signes extérieurs d’un tel sortilège ? Et que penser de cet autre qui, ayant perdu deux dents lors d’une rixe, pense qu’il peut devenir un homme neuf si on lui pose deux nouvelles canines qui lui vont comme un gant ? De la pure folie, à moins qu’une part de vérité ne se niche dans chacune de ces histoires récoltées au coin du feu dans nos arrière-campagnes et qu’il faille les lire en faisant fi de cette rationalité inscrite en nous comme une part de notre ADN qui nous rattache à ce parfois triste monde du réel…

Claude Seignolle qui vient tout juste de fêter ses cent ans restera à jamais un auteur à part dans la sphère littéraire française. Son amour du fantastique et du folklore le pousse très jeune à partir dans les régions de France pour y collecter toute une série de récits populaires transmis oralement de génération en génération. Ces récits, faits de vieilles légendes, regorgent de sorcières, de Dame blanche, de loups garou, farfadets et même du diable en personne. Ils marquent en tout cas durablement un terroir jusqu’à laisser des traces anciennes dans les toponymes locaux. C’est à partir de cette matière captée que Claude Seignolle construit ses récits, toujours dans un style éclatant où la recherche du mot juste – celui qui possède tout son sens dans la situation qu’il souhaite dépeindre – l’emporte bien souvent sur l’effet de style ou l’artificialité. S’attacher à adapter en bande dessinée les nouvelles du romancier pouvait s’apparenter à la traversée d’un désert sans ravitaillement. Le plus dur restait en effet de capter la portée de la nouvelle tout en gardant l’élégance du style par un graphisme qui ne soit pas simplement démonstratif mais qui fasse sens.

Laurent Lefeuvre, qui reconnait et assume l’influence de Bernie Wrightson sur son style, notamment sur cet album, parvient à cet équilibre fragile. Son trait au noir et blanc enveloppe le récit et sublime chaque montée dramatique jusqu’à la chute parfois déconcertante. Il fallait non seulement aimer l’œuvre de Seignolle mais aussi en comprendre l’importance pour se lancer dans un tel projet. Cette importance dont nous parle Pierre Dubois en ouverture d’album au travers d’un long texte qui revient sur l’influence de Seignolle sur sa propre œuvre, en relatant comment il a découvert puis côtoyé le maître. Essentiel pour comprendre le romancier, son attache au verbe, et sa modestie. Laurent Lefeuvre tout au long des cinq histoires présentées nous démontre qu’il est tout aussi habité que Dubois par l’œuvre très stimulante graphiquement d’un Seignolle inoubliable. Un album qui s’impose donc comme incontournable…

Lefeuvre – Comme une odeur de Diable – Mosquito