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La BD du jour : Tes yeux ont vu de Jérôme Dubois (Cornélius)



Une chercheuse tente de donner la vie à partir de rien. Cette revisite du mythe du Golem et de Mary Shelley possède une force d’attraction qui devient palpable au fil du récit, qui analyse toute la sensibilité et les émotions qui traversent la créature et son créateur. Réflexion sur la fragilité des corps, sur le rapport et le regard porté sur l’autre, ce récit se fait séduisant tout du long.

Docteur dans un hôpital privé, Loew travaille avec son équipe à donner la vie à partir de rien. L’intérêt de ces recherches a longtemps intéressé des actionnaires prêts à financer tout ce qui tendrait à maitriser l’obsolescence des corps. Mais voilà les recherches entreprises par Loew aussi prometteuses soient-elles n’accouchent pas du résultat escompter au point que les gros actionnaires menacent de placer leurs billes ailleurs. La jeune femme, retourne alors chez elle, loin de la ville, dans une vaste demeure où elle vient de donner vie à Emet, un être créé de toute pièce à la fragilité encore évidente…

Jérôme Dubois interroge dans son récit notre rapport à la société. Une société du fugace, de l’immédiateté, où les actionnaires, soucieux de doper en permanence leurs placements attendent des résultats immédiats là où le temps pourrait pourtant accoucher de résultats bien meilleurs. Le docteur Loew est ainsi convoquée par le directoire de l’hôpital où elle exerce. Elle est chercheuse. Une chercheuse très spéciale qui travaille avec son équipe à créer la vie à partir de cellules, de chairs, d’organes, de tissus assemblés pour animer un être nouveau. A la différence du docteur Frankenstein de Mary Shelley qui abandonne son « monstre » en raison de sa laideur, Loew analyse les évolutions de sa créature à qui elle donne un nom, Emet, pour mieux le personnifier. Elle note ainsi dans des cahiers toutes les altérations des chairs, les premières nécroses, pour tenter non pas de sauver Emet, son savoir ne le permet pas encore, mais comprendre là où son travail se doit d’être amélioré. Doté de la parole, de pensées, d’envies, d’une forme de sensibilité, la création de Loew possède tous les éléments propres à l’homme, même si la fragilité parait encore évidente. Le récit de Jérôme Dubois joue sur cette relation complexe entre Loew et Emet, dans une forme de huis clos où les deux personnages tentent de se comprendre. Le dessinateur par ce biais nous questionne sur notre rapport à l’autre, sur notre capacité d’écoute, sur l’attention à porter à ceux qui nous entourent. Il mesure aussi et surtout la fragilité des corps, qui subissent inéluctablement, même si la recherche tend à repousser toujours plus l’espérance de vie, afin de tutoyer l’immortalité, l’emprise du temps. La sensibilité de Loew transparait dans ces boites qui contiennent des éléments de chacune des créatures qu’elle a créées. Emet, le quatrième, sait, au regard des tas de terre assemblés dans le jardin que son tour viendra, il tente de cacher pourtant à celle qui lui a donné la vie cette altération des chairs. De cet échange improbable entre les deux personnages se lit aussi toute la défiance portée au monde contemporain, ou la futilité s’affiche dans une dépendance toujours plus forte à la machine (à voir la scène dans le bus où deux personnes ne vivent que par smartphones interposés), décriée en son temps par Günther Anders dont la vision pessimiste du monde trouve un écho dans notre société actuelle.

Subtile, cette revisite du mythe du golem, dans toute sa sensibilité, ne se fait jamais bavarde, offrant au temps qui passe une valeur plus que symbolique qui se lit dans la décomposition des gestes, dans cette appréhension commune des actes du quotidien, de ce qui pourrait nous apparaître futile mais qui fait sens. Un album qui possède une étrange force d’attraction…  

Jérôme Dubois – Tes yeux ont vu – Cornélius