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Dans la forêt, pour s’y perdre, pour s’y retrouver…



Angoulême reste un formidable moyen de rencontrer en peu de temps tout un lot d’auteurs de BD, qu’ils soient scénaristes ou dessinateurs, et donc de pouvoir aborder avec eux leurs travaux récents et à venir. Un moyen pour nous de vous proposer quelques news, beaucoup de fraîcheur dans les réponses spontanées des auteurs qui se livrent sans arrière-pensées. Bref un moment privilégié pour parler 9ème art et parfois bien plus que cela… Aujourd’hui nous vous proposons non pas une mais deux métamorphoses. Au cœur de la forêt, deux jeunes filles vont s’approcher de vérités plus (Dans la forêt) ou moins (Les Carnets de Cerise) délicates à révéler… Plongée en territoire merveilleux où peurs et joies se conjuguent parfois…

 

 

Les Carnets de Cerise

Nous avions fortement apprécié Les Carnets de Cerise venus rafraichir la collection Métamorphose. Souvenez-vous  de nos conclusions qui résument toute la sève de cet album coloré : Avec cet album d’une fraicheur remarquable, tant dans le traitement de fond de son sujet – qui aborde en substance des thématiques aussi diversifiées que l’insouciance de l’enfance, la marchandisation de notre société, le temps qui passe – que sur la forme, le récit oscillant en permanence entre BD classique et journal intime de la jeune Cerise, la collection Métamorphose reste fidèle à sa ligne directrice. Nous retrouvons donc ici le souci d’observer les changements qui surviennent dans la vie de la jeune héroïne qui, par l’écriture et son observation du monde, va apprendre à grandir autour de valeurs saines parfois oubliées mais qui fondent l’âme d’un humanisme à reconquérir. Le dessin regorge de trouvailles, de petits détails qui peuvent paraître sans signification au premier abord mais qui prennent tout leur sens au fur et à mesure que se déroule l’histoire. Un nouvel album choc pour cette collection déjà riche !

Nous vous proposons aujourd’hui de revivre cet album par le biais d’une interview d’Aurélie Neyret et Joris Chamblain, les auteurs de cet album marquant qui nous livrent en plus, cerise (si je puis dire…) sur le gâteau, le synopsis du second volet des aventures de la jeune héroïne. Accrochez vos ceintures pour cette double plongée dans la forêt…

Comment est née l’idée des Carnets de Cerise ? Et comment l’album a été accueilli par Barbara Canepa ?
Joris Chamblain : C’est une vaste question. Au départ l’idée est née en voulant faire un projet avec une dessinatrice dont j’avais regardé le blog. J’avais aimé son travail sur les animaux, le monde de l’enfance, et le traitement des couleurs qu’elle pouvait avoir. J’ai écrit ce projet en pensant à elle il n’a pas pu se faire. Je suis donc parti en quête de quelqu’un d’autre, et c’est finalement à Aurélie que je l’ai proposé.

Aurélie Neyret : De mon côté Barbara m’avait contacté un peu avant que Joris me propose le scénario car elle aimait bien mon dessin. Elle m’avait dit à cette époque-là que si je trouvais quelqu’un qui pouvait me proposer un scénario elle serait intéressée de me faire signer un projet. Je n’étais pas forcément attirée par les thèmes qu’elle me proposait, et je lui ai dit que nous étions en train de travailler avec Joris sur un dossier pour un projet jeunesse. Elle a voulu voir ce que c’était et elle a – ainsi que Clotilde [Clotilde Vu co-éditrice de la collection Métamorphoses] – tout de suite été emballée par ce projet.

Pourtant cet album détone un peu dans la collection Métamorphose, en ce sens qu’il est moins sombre, moins dans la ligne de la collection ?
J. C : En fait on ne leur a pas proposé autre chose et je pense justement que Barbara et Clotilde avaient peut-être envie d’ouvrir un peu leur collection à des choses plus lumineuses tout en restant cohérentes.

A. N : En même temps on parle aussi de métamorphose mais peut-être pas littéralement comme dans d’autres ouvrages de la collection…

J. C : Si on se réfère à la ligne éditoriale, chaque projet doit raconter une métamorphose. Cerise apprend à grandir donc ça en est une…

L’idée narrative qui consiste à mêler le récit des aventures de Cerise et son carnet ou journal intime donne à cet album un réel dynamisme, un rythme qui évolue au fil des pages et aussi la possibilité d’entrer de plain-pied dans les pensées de l’héroïne. Comment est venue cette idée ?
J. C : C’est venu dès le début. Dès que nous avons monté le dossier du projet que l’on voulait envoyer aux éditeurs, nous sommes partis du principe que c’était Cerise qui racontait l’histoire à l’éditeur. Elle écrivait donc à la première personne. Nous avions déjà mis les photos de sa mère, accrochés la plume…

A. N : Nous avions aussi déjà rédigés pas mal de choses qui étaient dispersées dans le dossier, Cerise présentait par exemple ses amies…

J. C : Donc ça faisait partie intégrante du projet, et lorsque j’avais écrit l’histoire qui devait être à la base un album de 30 planches, Barbara nous a dit : « mais non vous pouvez en faire beaucoup plus, dans la collection les ouvrages sont plus épais », donc nous nous sommes dit que nous allions développer un peu le récit. L’idée de placer le journal intime dans l’histoire était donc finalement naturelle, parce qu’elle était présente dès le début.

Pouvez-vous nous expliquer la façon dont vous avez travaillé ensemble ? Un tel scénario repose en partie sur une confiance mutuelle car il ne s’inscrit pas dans un mode classique de découpage…
J. C : Concrètement j’envoie un scénario complet avec chaque texte, des pages des carnets, une description de chaque case ainsi que les intentions de la planche…

A. N : C’est une base de travail que je peux réinterpréter à ma façon. Si je l’estime nécessaire je peux retravailler certains découpages. En fait on est en relation constante, dès que j’ai réalisé un crayonné je le fais parvenir à Joris. On ne réalise pas un travail chacun dans notre coin.

L’un des messages fort de l’album est de prendre le temps d’observer l’autre, prendre le temps de partager. Pensez-vous que dans notre société où tout va toujours plus vite, prendre le temps de s’arrêter est essentiel pour comprendre le monde qui nous entoure ?
A. N : Oui complètement et c’est pour ça que nous étions heureux de pouvoir disposer de plus de pages parce que de cette façon nous avions la possibilité de réaliser des planches contemplatives où le lecteur peut s’immerger totalement dans les endroits que visite Cerise.

J. C : C’est vrai que si d’un côté le lecteur prend le temps de visiter les lieux, le personnage lui prend aussi le temps d’analyser les gens et de ne pas se focaliser sur des a priori, des fausses idées. Les personnages ne se jugent pas, prennent le temps de se rencontrer, de discuter, d’apprendre à connaître les autres. Dans notre société où tout va très vite, partir sur un a priori, sur un jugement, une fausse idée, c’est un raccourci facile et nous avions envie de combattre un peu cela.

A. N : Il y a aussi cette volonté dans l’histoire en elle-même. Cerise par exemple vit dehors, elle a un ordinateur mais ne s’en sert que pour apprendre des choses, un peu comme nous le faisions lorsque nous étions plus jeune…

On le voit aussi dans les échanges avec sa voisine qui est écrivain, l’écrit c’est le papier et pas forcément l’ordi…
J. C : Oui y a vraiment le plaisir de l’écriture à la main, le plaisir de la lecture. C’est vraiment un message que l’on veut transmettre aux enfants, et même à nos lecteurs en général, que de cultiver le goût pour la lecture. Il y a aussi derrière tout cela l’envie de donner le goût de l’effort. Personnellement je travaille beaucoup avec les enfants, et pour eux, aller vite, zapper, c’est devenu naturel. Prendre le temps de faire quelque chose est devenu trop rare. Cerise elle, met du temps à trouver la clé du mystère, à résoudre les problèmes, à comprendre les choses, et c’est important de montrer que parfois il faut prendre le temps. Le résultat n’en est que meilleur et on n’en est d’autant plus fier.

A l’heure du jeu vidéo, du tout numérique les zoos sont parfois désertés par le public. D’où est venue l’idée de ce lieu pour Les Carnets de Cerise ?
J. C : J’ai vécu une expérience similaire étant jeune. Il y avait un petit parc d’attraction près de chez moi, que je visitais en faisant le mûr. Je l’ai visité quelques années plus tard, il était désaffecté, immobile, silencieux, gris. Je pense que cela m’a marqué et c’est ce qui ressort un peu dans cet album avec ce zoo un peu particulier. D’un autre côté je partageais beaucoup avec ma grand-mère avec qui j’allais au muséum d’histoire naturelle, dans les zoos aussi, donc ça fait partie de mon enfance. Personnellement je trouve les zoos assez glauques avec tous ces animaux en cage…

A. N : Personnellement j’adore dessiner les animaux, ils font partie d’un thème récurrent de mon travail. Et l’idée de les représenter ici avec un certain décalage (je n’en dirais pas plus) était assez stimulant.  

Tu fais référence au côté glauque du zoo, cependant lorsqu’on y croise des enfants ils s’émerveillent tous de ce qu’ils voient…
J. C : C’est vrai que les enfants connaissent peu les animaux. Certains n’ont même jamais vu de vaches, et en cela les zoos permettent effectivement de familiariser les enfants avec des espèces que l’on voit rarement. On peut ainsi découvrir les particularités de chacune, mais pour moi le zoo reste un lieu avec une ambiance très particulière…

Le récit est empreint de nostalgie par rapport au temps qui passe et qui modifie les lieux et les gens. Faut-il en avoir peur ou composer avec et savoir s’adapter à notre époque ?
J. C : Nous nous sommes effectivement posé cette question. On s’aperçoit, les lecteurs nous le disent, que par exemple lorsque Cerise parle de son téléphone portable, ça fait un peu bizarre dans le récit. Mais nous voulions de notre côté ancrer les personnages dans leur époque. Mais en disant aussi qu’il est possible encore aujourd’hui de se balader en forêt, en vélo, de revenir peut-être à des valeurs un peu plus essentielles. Dans l’album Cerise possède une cabane dans les arbres, et je ne crois pas que ce soit fréquent à notre époque.

A. N : En même temps Michel n’est pas nostalgique parce qu’il regrette le temps qui passe, ce n’est pas qu’il ne s’inscrit pas dans son époque, c’est plutôt qu’il a quelque chose d’inachevé dans son passé. Et en ce sens Cerise lui permet d’accomplir ce qu’il désire. J’aimais cette idée que Cerise et ses amies servent un peu de déclencheur pour désamorcer le cercle un peu triste de Michel.

Au niveau du dessin ou du scénario avez-vous éprouvés certaines difficultés et si oui lesquelles ?
J. C : De mon côté je ne crois pas, tout est venu assez naturellement. La seule chose c’est que j’ai mis un peu de temps à écrire des phrases justes pour que ce soit le plus naturel possible à l’oreille et j’ai essayé d’y mettre la sensibilité que j’avais trouvée dans le dessin d’Aurélie.  

A. N : Pour moi il serait difficile de travailler sur quelque chose qui ne m’a pas parlé. J’ai aussi accepté ce projet car dès sa première lecture des images précises se sont formées dans ma tête. Dès le moment où c’était déjà inscrit en moi, j’ai imaginé des ambiances, des lieux, les personnages et leur sensibilité… Du coup ça n’a pas été vraiment difficile de me plonger dans ce projet.

J. C : Nous faisions du coup attention dans ce ping-pong entre storyboard, crayonné et couleur au jeu des acteurs, comment ils interprètent leur rôle et comment Aurélie retranscrit les émotions sur leur visage. Comme nous avions de la place sur ce projet, nous avons décidé de placer plusieurs cases de silence avec des petits regards en coin. Aurélie a cette capacité d’exprimer simplement des émotions très fortes.

A. N : En même temps ce n’est pas vraiment un effort car dès lors que l’histoire me touche c’est effectivement naturel. Je ne pourrais pas avoir cette attitude sur un scénario qui ne m’a rien évoqué à sa lecture.

Lorsqu’on voit la couverture de l’album et le 4ème de couverture, on se dit, tient un récit pour jeune fille… Pourtant j’ai pris énormément de plaisir à le lire… Le récit est-il universel ?
A. N : Au final ce n’est pas vraiment un livre pour jeunes filles même s’il s’adresse en premier lieu à elles car les héroïnes sont des filles. Si on regarde bien le récit, Cerise et ses amies ne font pas vraiment des choses de filles, elles ne parlent pas de faire du poney ou du shopping par exemple, c’est vraiment des aventures que n’importe quel enfant aurait pu avoir vécu. Du coup cette histoire est peut-être relativement simple mais elle a eu ce pouvoir de parler à pas mal de gens.

J. C : Les personnages correspondent vraiment à plusieurs générations, il y a les enfants, la maman de Cerise, Michel et Mme Desjardins qui forment trois générations. Pour nous c’était important de transmettre des valeurs à tout ce monde-là, de se dire que si Cerise grandit nous pouvons aussi grandir lorsque nous sommes plus âgés.

On le voit dans la collection Métamorphose, les héros sont souvent des héroïnes. Comment cela s’explique-t-il ? Y a-t-il plus de potentiel scénaristique à représenter des filles/femmes ?
J. C : Je les trouve fascinantes de complexité et je trouve que dans la bande dessinée les personnages féminins ne sont pas assez valorisés. C’est pour cette raison que nous avons souhaité que ce soit Cerise le personnage fort de ce récit mais sans ignorer ses faiblesses qui la rendent particulièrement attachante.

Pouvez-vous nous parler de la suite des aventures de Cerise ?
J. C : Dans le second volet Cerise va mener une enquête sur une dame qui emprunte toutes les semaines à la bibliothèque le même livre depuis vingt ans. Là aussi Cerise se retrouve dans une boucle sans fin, et elle va vouloir savoir ce que renferme ce livre et pourquoi cette dame le réemprunte toutes les semaines… Elle parviendra à lire le livre, à résoudre le problème mais au détriment d’autres choses car Cerise possède quand même un sale caractère et pour résoudre ses enquêtes elle est prête à tout. Elle va donc s’engueuler avec ses copines, avec sa mère, avec Mme Desjardins et il faudra qu’elle résolve aussi cela… Cerise va prendre une vraie leçon de vie dans cet album-là…

Propos recueillis le 02/02/2013

Dans la Forêt… ou dans de sombres souvenirs…

La forêt, lieu de toutes les dérivations, de toutes les pertes, de repères, de sens, de liens avec le palpable. La forêt lieu de convergence des âmes perdues ou à perdre. Lieu de transformation, de mutation, de déclenchement de rêves, de légendes ou de contes ancestraux. En son sein l’humus possède cette faculté de donner la vie à partir de matières mortes. Singulier non ? Le premier album de Lionel Richerand pour la collection Métamorphose se compose à partir de ces éléments qu’il mixe, mêle à des croyances populaires, à des mythes ou à des éléments enfouis de notre culture. La matière qu’il forme ainsi, foisonnante, riche de complexités et de surprises, de vus et de non-vus, ouvre la porte à un univers détonant qui appelle à l’éveil tous nos sens pour mieux les triturer, les retourner et au final les fortifier par l’apport de la sève nourricière de cette nature si vivante et si féconde.

Dans la campagne anglaise de la seconde partie du XIXème siècle, un coche se dirige vers une riche propriété. A son bord son nouveau régisseur, le peu affable Mr Ombrage. A lire le regard de l’homme celui-ci semble vouloir prendre les choses en mains, et ce n’est pas la veuve et pourtant jeune Lady Parmington qui va le contrarier. Tout du moins c’est de cette façon que l’homme voit les choses. Pour autant tout ne va pas forcément se dérouler comme il l’entend… A peine passé le seuil de la porte de la riche demeure de campagne, l’homme tente de s’essuyer la main sur une des poupées d’Anna, la fille de Lady Parmington. Ce geste ne passe pas inaperçu pour la jeune fille qui le fait remarquer haut et fort…

Plus tard dans la nuit Anna se réveille en sursaut dans son lit en se souvenant avoir oublié sa poupée à l’extérieur. Elle décidera alors de sortir au dehors pour la récupérer. Mais tout ne se passe pas comme prévu et la jeune fille va se trouver happer dans le cœur de la forêt… Que va-t-elle découvrir dans ce lieu étrange, si changeant à la nuit tombée, qui renferme en lui bien des secrets du passé mais aussi d’un devenir difficilement lisible ? Quels mystères président à ce nouvel ordonnancement des choses ? Car une fois le jour tombé, la forêt règne en maître sur son territoire. La faune et la flore qui la peuplent ressurgissent ainsi dans un brouhaha de crics et de cracs, de hululements et de coassements, de bruissements plus ou moins appuyés qui composent cette musique de Mère-nature. Et dans les rites païens, les peurs ancestrales et autres mystériosités enduites de la peur des gens se cachent peut-être des histoires peu audibles, des récits à ne pas mettre entre toutes les mains, sûrement… Quoique parfois les secrets les plus enfouis, comme l’humus de la forêt, peuvent vite être égratignés et se révéler à la lumière d’une chandelle ou d’un rai de lumière dans la nuit. Alors dans une telle immensité de troubles et dans cette lichée de souvenances, le fabuleux et le merveilleux, dans tout leur spectre de couleurs, ravivent ce qui aurait dû être perdu à jamais…

Avec ce conte mi-merveilleux, mi-macabre, Lionel Richerand délivre toute une matière qui germait en lui depuis bien des années. Tout est parti de ce fabuleux Guide de cryptozoologie, qui clôt l’album. Un condensé d’esquisses, de dessins, de représentations d’éléments de contes, de tout un bestiaire foisonnant qui s’affranchit des codes pour se livrer de façon brute, sans retenue. Autour de cette matière, l’auteur construit une histoire simple qui tisse progressivement sa complexité. Car les apparences cachent parfois ce qui est ancré au fond de nous…

Lionel Richerand – Dans la forêt – Soleil/Métamorphose – 2013 – 17,95 euros

 

Interview de Lionel Richerand

Est-ce que tu peux te présenter à nos lecteurs ?
J’ai toujours dessiné, c’est mon mode d’expression principal. J’ai intégré les Arts décoratifs à Paris pour faire autre chose que du dessin, principalement de la scénographie, de l’architecture, du mobilier parce que j’avais envie de travailler des formes qui étaient totalement nouvelles, ce qui m’a amené à faire de la vidéo et de l’animation. Je suis sorti en faisant des films d’animation en marionnettes. J’ai toujours eu une activité de dessins dans la conception de mes films, que ce soit pour le storyboard ou pour la recherche des personnages et finalement, à un moment, je me suis dit que mes premières amours se portaient sur la bande dessinée, et pourquoi pas y venir ? Pour la liberté qu’elle représente, la possibilité qu’elle offre de construire ses propres histoires dans un format totalement libre par rapport à l’animation qui est plein de contraintes techniques, de production.

Comment arrive-t-on sur un label aussi exigeant que Métamorphose ?
J’ai rencontré Guillaume Bianco dont j’apprécie le trait, et notamment son ton un peu « burtonien ».La collection Métamorphose venait de se créer et je me suis dit que c’était peut-être au travers d’elle que je pourrais m’épanouir. J’ai rencontré Clotilde et Barbara et je leur ai présenté mes carnets de croquis, qui comprenaient des recherches, des bestiaires que je n’arrivais pas à placer dans des histoires, et elles m’ont dit que j’avais carte blanche si j’arrivais à utiliser cette matière. À partir de là l’exigence a amené un niveau d’écriture, de complexité dans l’histoire. Au final cette carte blanche induisait de gros enjeux…

Justement comment travaille-t-on lorsque on dispose d’une telle carte blanche ?
On pousse les murs. J’ai passé beaucoup de temps sur le scénario parce que je ne suis pas scénariste. Je suis parti d’une histoire assez simple à la base, une petite fille qui se fait voler sa poupée et qui est entraînée par un groupe de crapauds dans une forêt. Pour qu’on lui rende sa poupée on lui fait un chantage, elle doit embrasser un des crapauds. Elle refuse et se trouve perdue dans la forêt. À partir de cette base j’ai travaillé les personnages secondaires, l’intrigue, les révélations. L’histoire s’est construite de cette façon avec le fait que, d’entrée de jeu, il y avait ce bestiaire, ce travail de cryptozoologie que je pourrais mettre en place dans l’album.

L’album mêle des croyances populaires, des peurs enfantines ainsi que des éléments de notre religion (Lilith…). Le défi pour toi était-il de trouver un équilibre entre ces divers éléments ?
Religieux, je en sais pas, pour moi les contes sont la matière commune, les référents les plus profonds de notre culture, c’est-à-dire que lorsqu’on évoque une petite fille dans une forêt, on pense aux peurs primales, au petit chaperon rouge et j’aime bien partir cette matière-là parce que finalement c’est très rapidement digéré par le lecteur. Ensuite le but est d’arriver à le surprendre et à décaler le conte de départ. Dans mon histoire le loup n’est pas forcément le personnage qu’on suppose, la petite fille n’est pas seulement qu’un petit chaperon rouge totalement naïf… J’aime bien partir de ces bases-là et c’est vrai que le rapport à la sorcière, à la femme entre dans ce que je voulais faire c’est-à-dire des portraits de personnages féminins puissants, avec le rapport à la magie. Du coup il y a forcément les légendes arthuriennes, la fée Morgane, le rapport à la forêt, à l’humus… Le personnage de la grande boueuse est par exemple une figure assez mystérieuse qui reprenait pour moi le mythe de Lilith, la première femme qui a été créé sur le même pied d’égalité qu’Adam, en ce sens qu’elle a refusé de se soumettre à la supériorité masculine, ce qui l’a amené à être chassée du paradis. Je joue donc avec cette figure-là d’opposition, surtout dans une société victorienne ou la femme n’avait pas forcément un rôle très épanouissant. Le fait de placer mon récit au XIXe siècle dans ce cadre très étriqué était intéressant pour moi.

Lilith c’est la mère-nature. En la représentant as-tu voulu porter un hymne à la nature ?
Un hymne à la nature je ne sais pas, plutôt aux contes, aux légendes, à des histoires très anciennes. J’avais beaucoup travaillé pour un film qui s’appelait La peur du loup sur les contes et sur la façon dont Charles Perrault avait construit ses histoires en les reprenant de récits de villages. C’est lui qui avait construit Le petit chaperon rouge, à partir de La petite fille et le loup. J’étais parti de ces histoires-là parce que c’est très intéressant, les personnages de conte ce sont les premiers super héros. Je pensais en avoir fait le tour, mais je m’aperçois que c’est un mécanisme très profond qui est un peu ma boîte à outils.

L’univers foisonnant que tu construis dans cet album peut créer un certain malaise chez le lecteur en ce sens qu’il perd ses repères. Était-ce voulu de ta part de rendre le lecteur actif de ton récit ?
Oui je pense que la forêt c’est grouillant. En fait Barbara m’avait dit très tôt dans le démarrage du livre de travailler de façon classique, de faire des cases, de ne pas entrer forcément dans un découpage très élaboré mais au contraire d’être le plus lisible possible. Donc le récit démarre dans un cadre historique, victorien, on arrive dans une demeure avec un régisseur, on a donc des repères réalistes puis le récit bascule dans le fantastique et une fois que l’on est dans la forêt, on entre dans le merveilleux, et plus on s’enfonce dans la forêt plus on perd nos repères et on ne fait plus la différence entre ce qui est animal, végétal, minéral, on est dans l’humus. Ça devient donc très inquiétant mais comme je pense que le lecteur entre progressivement dans le récit, il y a un travail d’accompagnement qui fait que je ne pense pas que l’on soit perdu. Pour moi aussi le bestiaire été une façon de donner une cartographie, de renommer ces personnages et de permettre aux lecteurs de s’y retrouver. J’aime bien les livres on peut s’y plonger, s’y perdre, on peut les lire et relire et tous les détails qui sont importants, et qui ont pu nous échapper à la première lecture, on peut donc les redécouvrir après coup.

Si on prend la première page, avec son titre et son sous-titre, on est dans un aspect très XIXe siècle. Est-ce pour marquer une certaine patine du temps ?
En fait je suis attiré par exemple par les gravures de Dürer, j’adore Gustave Doré, les illustrations d’Arthur Rackham pour Alice au pays des merveilles… Avec une telle collection qui s’appelle Métamorphose il y a vraiment le jour et la nuit, ce travail sur la transition, le conte initiatique, le rapport à l’adolescence, les mutations, les changements. Sur ce titre il y a vraiment un aspect blason renaissance, gravure très XIXe, cela permettait pour moi de travailler cette exigence-là.

Le jeu de couleurs est très important dans l’album. Peux-tu nous parler de l’équipe qui t’a aidée à les réaliser ?
J’ai été aidé par le studio Blinq qui avait fait la couleur d’un autre album de la collection Métamorphose qui s’appelait Coeur de papier. Ça été un long travail, assez compliqué pour eux parce qu’il y a beaucoup de détails. Comme le livre a mis du temps à se faire, j’ai travaillé personnellement la partie bestiaire que j’ai passée en couleurs et qui a servi de référence pour le travail sur les planches. Ce travail a été supervisé par Barbara Canepa qui est quand même une coloriste assez exceptionnelle. Les coloristes du studio Blinq sont vraiment des artistes, ils ont un sens de la couleur et ils ont du coup apporté beaucoup sur les ambiances du livre. Tout à la fois dans des couleurs un peu ocres et en même temps il y a des tons qui renforcent cette étrangeté du récit. Personnellement j’adore le gallio, les films de Dario Argento avec des couleurs qui sont très bizarres, tout à la fois acides, froides et chaudes, ce choc des couleurs et je me suis finalement assez retrouvé là-dedans.

Dans la collection Métamorphose les héros sont souvent des héroïnes. Était-il évident pour toi que le personnage central soit une fille ?
Pour moi les trois personnages principaux de l’histoire sont des femmes à trois âges de la vie. Je voulais vraiment travailler là-dessus. J’adore Alice au pays des merveilles et j’avais vraiment l’envie de de travailler sur une figure féminine à l’orée de l’adolescence.

Que retiens-tu de ton travail sur ce projet ?
Ça m’a apporté une meilleure connaissance de mes envies, de la façon technique dont je veux raconter une histoire. Comme j’ai eu une carte blanche, j’ai pu travailler des pleines pages. J’ai pu aussi trouver graphiquement mon type de narration, et du coup le projet pour lequel je travaille actuellement, est totalement dans le développement de cette expérience. Autant je pouvais avoir une frustration dans les livres que j’avais faits précédemment ou finalement par rapport à mes carnets personnels j’étais constamment en décalage entre ce que je dessinais dans mes carnets et ce que je publiais, autant je peux dire que j’ai tout mis dans ce livre-là. Le bestiaire cryptozoologique c’est finalement l’exemple de ce que je voulais sortir pour moi. Ce livre est donc totalement personnel.

Propos recueillis le 01/02/2013