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Eco de Bianco & Almanza : l’interview exclusif des deux conteurs…



Voici un conte qui hume bon ce mélange de respect pour les anciens – dans la forme – et cette touche moderne qui nait de la liberté d’approche et de l’idée de ne pas se limiter tant sur le plan graphique que dans la trame développée. Un conte sur la découverte de soi, sur la difficulté à grandir et le respect de l’autre. Un conte qui fait indubitablement mouche !

 

Lorsqu’Eco décide d’offrir à une mendiante miséreuse, dont l’enfant semble affamé, les trois poupées confectionnées par ses parents et qui devaient être remises au Ministre en personne pour l’anniversaire de sa fille, elle ne se doute pas de ce qui l’attend. Les Schaklebott sont des couturiers et des confectionneurs renommés dans tout le royaume. Les commandes provenant des plus hautes sphères du pouvoir leur offrent cette notoriété et cette confiance sans borne pour les créations nouvelles qu’ils élaborent des heures durant dans leur atelier. Eco, fille des Schaklebott se sent délaissée dans un contexte où le travail l’emporte sur l’affectif. Elle semble ne pas exister aux yeux de ses parents bien trop occupés à honorer les flots de commandes qui arrivent jusqu’à l’atelier. Elle imagine alors son monde. Un monde à son échelle niché dans la penderie de sa chambre gorgée de tissus assemblés qui forment des personnages de jeux idéaux pour faire naitre les récits les plus fous dans la tête de la jeune fille. Eco semble donc ne devoir susciter aucun intérêt pour ses parents jusqu’au jour où la fameuse commande du Ministre arrive. Privé de ses coursiers habituels, le père d’Eco se décide à confier la tâche de porter la commande à sa jeune fille. La suite nous la connaissons. Le manquement d’Eco entraînera irrémédiablement la chute de la maison Schaklebott et la jeune fille se verra plongée dans un océan de dédain par sa mère et son père dont la santé mentale  semble vaciller et qui se fond progressivement dans un mutisme profond.

La mendiante à l’origine de cette chute n’était autre que la princesse des nuages. Elle confia à Eco, en signe de remerciement pour sa grandeur d’âme, quatre amulettes sacrées capables d’animer les poupées d’étoffes dans lesquelles elles se trouvent placées. Poupées d’étoffes qui deviendront les compagnons de parcours de la jeune fille.

Alors que son corps se déforme progressivement comme s’il était frappé d’un sombre sortilège, Eco, aidée de ses compagnons décide de quitter la vaste demeure de ses parents pour retrouver la princesse des nuages qui seule pourra lui redonner l’aspect qui était le sien…

Voici posé le contexte de ce conte moderne. Eco, jeune fille pas forcément modèle, arpentera le vaste monde à la recherche de sa sauveuse. Un parcours qui se révèlera vite initiatique, la jeune fille devant faire des choix qui modifieront irrémédiablement l’ordre des choses…

Guillaume Bianco construit son texte tout en simplicité. Il va à l’essentiel : le sens, sans toutefois négliger la poésie du contexte et la portée symbolique qui permet de le tirer vers les bonnes découvertes de la collection Métamorphose qui se révèle de plus en plus essentielle… Dans un tel contexte, qui sera développé dans l’entretien qui suit avec les deux auteurs, Jérémie Almanza laisse libre court à son foisonnant sens créatif. Les pages volontairement chargées permettent au lecteur de se plonger dans l’univers dépeint. Lui qui avoue n’avoir travaillé, avant ce projet, que sur des contextes urbains, offre sa vision féérique de la forêt, et des peurs, des mystères et de l’imaginaire qui y sont souvent associés. Un triptyque dont on attend (deuxième trimestre 2013 en principe ?) le dernier volet avec une impatience non dissimulée…

Bianco/Almanza – Eco (T1 & 2) – Soleil/Métamorphose – 2009 & 2011 – 14,90 euros l’un.

 

Interview des auteurs

 

Le conte n’est pas la forme la plus utilisée en BD ou en littérature contemporaine même si on y revient. Vous avez opté sur Eco pour un récit qui emprunte des références aux frères Grimm tout en construisant votre propre histoire. Comment s’est construit ce projet ?
Guillaume Bianco : J’ai rencontré Jérémie à Angoulême. J’avais apprécié son travail et je lui ai demandé où je pouvais me procurer ses albums. Il m’a répondu qu’il n’avait pas encore publié. Je m’en suis sincèrement étonné car son travail était déjà de grande qualité. Alors je lui ai dit : « Ecris une histoire qui soit prétexte à tes dessins, comme ça tu publies et moi je suis content d’avoir ton livre dans ma bibliothèque ! » Il m’a alors répondu qu’il ne se sentait pas encore prêt à écrire. Ce à quoi je lui répondu que ce n’était pas si difficile que ça. Il m’a pris au mot et m’a demandé d’écrire pour lui. Je ne dirais pas que j’ai fait du sur-mesure pour Jérémie mais presque. Il hésitait entre un récit post-apocalyptique et un conte de fée. J’ai préféré cette seconde idée parce que j’ai été bercé par ça et j’aime beaucoup les paraboles que l’on trouve dans les contes. Ce sont des choses universelles, très graves qui parlent aux enfants et à tout le monde. Donc c’est un modeste hommage à cet univers mais il n’y a pas eu de réel calcul dans notre approche.

Jérémie Almanza : On a un peu abordé ce projet comme on le sentait. Guillaume a un peu brodé autour de mes dessins qui étaient des stimulateurs pour sa création. Il n’y a donc pas eu vraiment de réflexion à la base sur ce projet, c’était assez instinctif. De toute façon dès le début Guillaume ne voyait pas un projet classique de BD avec des cases.

G.B : Jérémie m’avait montré à l’époque des dessins très aboutis sans cases ni découpage séquentiel. C’était de l’illustration pure, donc j’ai  fatalement pensé à ces vieilles illustrations que l’on trouve dans les livres de contes. Comme l’univers graphique de Jérémie raconte beaucoup de choses, entre poésie et tendresse enfantine, j’ai pensé orienter le projet vers cette forme un peu hybride.

J.A. : Cela a d’ailleurs posé plus de problèmes qu’autre chose car au final on s’est posé la question de savoir si le projet allait marcher sous ce format-là. Comme ce n’était pas de la BD pure nous nous sommes un peu posé la question de la réception de ce projet, notamment par les libraires. Nous pensions vraiment qu’il serait difficile de le vendre.

Le contact avait déjà été pris avec l’éditeur Métamorphose qui travaille sur ce type de projet un peu polymorphe ?
G.B. : J’ai rencontré Jérémie au cours d’un repas où était présente Barbara Canépa. Il accompagnait Maya [Mihindou] qui venait de sortir un album sur le label Venusdea. Nous nous sommes donc croisé à ce moment-là. Ensuite lorsque nous avons attaqué le projet il nous paraissait légitime de le présenter dans cette collection qui accueille des projets « métamorphes », car notre projet n’était justement pas un projet purement BD dans sa narration.

J.A. : Nous ne pensions pas au début que d’autres éditeurs français soient capables de sortir ce type de projet. Guillaume avait plutôt pensé d’ailleurs à des éditeurs anglo-saxons.

G.B. : Cette collection est finalement très internationale et des auteurs américains s’y reconnaissent. Le projet pourrait même être adapté aux Etats-Unis, ce qui prouve qu’il possède finalement un public plus large que nous le pensions car il est moins codifié qu’une BD classique.

Est-il juste de dire que tu as, Guillaume, un lien fort avec les contes des frères Grimm ? Tu ouvres d’ailleurs les chapitres d’Eco par plusieurs citations qui leur sont empruntées.
G.B. : J’aime bien ce type de petites citations qui en peu de mots, peu de phrases développent des idées très fortes. C’était aussi une forme d’hommage à ces auteurs qui nous ont fait rêver depuis des centaines d’années.

Sous sa forme Eco possède les attributs du conte classique, notamment dans sa noirceur…
G.B. : Dans le dessin de Jérémie il y a la douceur de l’enfance mais aussi une espèce de noirceur, de nostalgie, un côté cauchemardesque mais beau à la fois. Je trouve cela fascinant car l’imaginaire se trouve stimulé. Lorsque je lis une BD ou un livre illustré je veux avoir des émotions, que ce soit de la tristesse, de la peur ou de la gaieté. Les dessins de Jérémie m’ont portés naturellement à aller dans cette direction.

Dans beaucoup de contes la forêt apparait comme un élément qui va faire perdre les repères aux personnages, un no man’s land trouble ou l’inconnu peut vite devenir oppressant. L’idée d’amener Eco au cœur de ce paysage était-il une volonté scénaristique ?
J.A. : De mon côté ce n’était pas un choix d’amener Eco dans cette direction. J’aime mieux dessiner en général des environnements urbains, des bâtiments… Lorsque Guillaume m’a dit que le second volet d’Eco se déroulerait dans la forêt, cela a été comme un cataclysme pour moi.

G.B. : Mais tu t’en tires très bien ! (rires)   

J.A. : Cela demandait un effort pour styliser la forêt, pour l’adapter à mon style. Au final je suis satisfait de l’avoir fait. Ce projet m’a ouvert vers des thèmes graphiques que je n’aurai jamais réalisés seul. Car la végétation, l’eau, les poissons, ce n’était pas vraiment les choses qui me plaisaient ! 

G.B. : Pour moi la forêt est la métaphore de tous les possibles. On y trouve des clairières, des maisons, des monstres… c’est obscur. Eco va s’y perdre et se retrouver au fond d’elle-même. On touche au végétal, au naturel.

Plongée au cœur de la forêt Eco perd ses repères structurant, notamment sa famille, même si elle n’était pas tendre avec elle. Elle doit du coup beaucoup apprendre sur elle-même…
G.B. : Dans tous les contes cette parabole de la forêt n’est pas innocente. Nous la retrouvons aussi au cinéma comme cela peut-être le cas dans Star War par le biais de Skylwaker qui va y faire son initiation. C’est un code. Cela amène une forme de méditation. La perte de repères comme tu l’évoques était nécessaire pour amener le lecteur à perdre aussi la notion du temps…

J.A. : En tant que dessinateur je perdais moi aussi mes repères et je devenais du coup assez proche du personnage.

Pour toi au dessin cela t’a-t-il ouvert d’autres voies ?
J.A. : C’est clair. Aujourd’hui je me sens plus à l’aise sur ce registre et j’aimerai pourquoi pas poursuivre dans cette voie. Il y a eu en tout cas un énorme travail sur moi.

G.B. : De mon côté travailler avec quelqu’un était aussi quelque chose de nouveau, donc très enrichissant. Il faut écouter ce que veut l’autre, faire des concessions pour aller parfois dans son sens. Donc on apprend sur soi.

J.A. : En plus de ton côté tu devais te prêter à un exercice inédit, celui de créer une histoire…

G.B. : Oui et cela n’a pas été facile. J’avais peur de jouer au poète-romancier car ce n’est pas du tout mon travail habituel. Il y avait une forme d’angoisse dans cet exercice mais Jérémie à tout de suite adhéré au texte ce qui m’a rassuré. J’ai essayé d’avoir un style d’écriture assez limpide. Je ne voulais pas faire des textes trop chargés, de longues phrases dans lesquelles on peut se perdre. Je ne suis pas écrivain donc j’ai voulu tendre vers la simplicité. Je voulais que ce texte soit lisible par tous, enfants et adultes.

Comment s’est organisée votre collaboration de façon concrète. Le texte dictait le dessin ?
J.A. : La collaboration avec Guillaume n’a pas été forcément quelque chose de facile. Au départ Il m’a demandé de faire des dessins et j’avoue que je n’étais pas si inspiré que ça, je me retrouvais à faire des choses un peu bizarres, un peu décalées, comme cette illustration qui est dans le tome 2 où je dessine des meubles à côté d’un petit point d’eau. Toutes les personnes qui l’ont vue trouvaient cette illustration bizarre, donc nous nous sommes dit qu’il fallait une histoire pour structurer tout ça. Guillaume a donc rédigé entièrement le texte, ce qui me donnait plus de visibilité. Il m’a aussi fait parvenir des croquis de scènes qu’il avait pensées. J’ai repris ces croquis pour en faire des dessins plus aboutis. Ensuite nous avons réalisé le story-board complet de l’histoire. J’ai commencé au dessin et ensuite Guillaume m’a livré un contre story-board avec des corrections, des ajouts, des changements de plans, des détails à inclure. Guillaume a aussi ajouté de l’action sur les peluches en arrière-plan, ce qui accentuait la profondeur de champ…

G.B. : Ce n’est jamais évident de travailler à deux lorsqu’il y a deux personnalités différentes avec une culture qui n’est pas la même. Lui vient de l’illustration et moi de la bande dessinée franco-belge. Personnellement je suis incapable de raconter une histoire avec une seule image. Nous nous sommes vus pour aborder les idées du tome 2. Jérémie m’a dit ce qu’il aimerait dessiner et de mon côté je me suis adapté à cela tout en restant sur ma trame. Nous avons réalisé des croquis puis le story-board et ça a fonctionné !

Le choix du triptyque s’est imposé à vous ?
G.B. : Je ne voulais pas d’un seul livre épais. J’aime l’idée de ces trois ouvrages qui forment comme un petit coffret. Je pense aussi que cela était rendu nécessaire par l’histoire elle-même car les thématiques abordées dans chaque volet sont différentes avec cette métamorphose de la femme, cette parabole de la vie et de la mort. Le premier tome est axé sur l’enfance, le second sur l’adolescence avec la transformation, la maturité, la sexualité et le troisième abordera la mort, la sagesse.

Au niveau du scénario tu n’as pas été tendre avec Eco. Elle doit faire face tout d’abord à sa difformité et ensuite elle doit sacrifier ses compagnons d’aventure au fur et à mesure qu’elle avance dans sa quête…
G.B. : La vie n’est pas tendre avec nous non plus. Avec l’être humain en général. Au fur et à mesure que nous grandissons nous laissons tomber nos jouets…

J.A. : Le personnage d’Eco n’est pas tendre non plus. Au début lorsque Guillaume m’as fait lire le texte, je me suis dit que cette fille était une véritable tête à claques. Mais en fait c’est normal elle est dans sa période adolescente. Période au cours de laquelle on agit toujours un peu bizarrement.

G.B. : La métamorphose d’Eco n’est pas que corporelle, elle est aussi psychologique. Dans le troisième tome elle va peut-être renouer avec l’enfance, acquérir une forme de sagesse. Les trois étapes sont nécessaires. En sacrifiant les amulettes qui animent les peluches qui l’accompagnent, elle absorbe les choses, acquiert une certaine maturité.

On image bien Eco en film d’animation, par sa construction dramatique et son dessin…
J.A. : Cela vient peut-être du fait que si pour Guillaume les influences sont issues principalement de la BD, pour moi elles viennent plus du dessin animé en stop motion type L’Étrange Noël de monsieur Jack ou Coraline. J’imagine toujours le personnage comme une petite marionnette avec une caméra autour. C’est de cette façon que je trouve l’inspiration.

G.B. : Personnellement là où j’ai tendance à réaliser des mises en scène dans un petit théâtre avec ma ligne droite c’est lorsque je dessine le personnage entier qui évolue dans un décor fixe. Mais Jérémie se place quant à lui vraiment dans la 3D. Dans L’Étrange Noël de monsieur Jack, tu as des personnages-poupées qui évoluent dans un décor foisonnant avec des plans rapprochés, des vues de haut, des contre-plongées… C’est ce que fait Jérémie en étant toujours au service de ce qu’il veut raconter. Personnellement je ne cadre pas comme lui, et c’est ce qui est vraiment intéressant dans cette collaboration.

Que retenez-vous de votre travail sur ce projet ?
J.A. : C’est difficile à dire car pour moi il n’est pas encore achevé.

G.B. : Tout n’a pas encore était écrit. Nous avons la direction du troisième volet sur lequel nous allons travailler mais pour moi il est essentiel de ne pas trop fixer les choses à l’avance, de se laisser un espace de liberté, d’improvisation. Il faut que ça reste vivant, que l’on se surprenne un minimum aussi. Si tout est planifié à l’avance ça ne me passionne pas.

J.A. : De mon côté je ne sais pas encore tout ce que recoupe le tome 3. Je suis un peu à la place d’Eco. Je découvre les choses au fur et à mesure et j’aime bien me retrouver dans cette position du lecteur. Il y a des choses que je ne comprends pas encore comme cette fin au tome 2 avec le blason des Schaklebott…