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Focus FFF : Monstres et petites bébêtes…



Les univers imaginaires nous portent toujours plus vers des ailleurs foisonnants qui alimentent bien souvent notre machine à rêve. Fantastique, Fantasy et Fable déclinent ainsi leur potentiel pour faire de nous, l’espace d’un récit, le témoin d’une aventure vécue de l’intérieur. Observateur de ce qui se joue devant ses yeux portés par un dessin qui repousse toujours plus loin son expressivité, le lecteur qui décide de se laisser happer dans le monde parallèle qui de dresse devant lui peut sans peine se laisser bercer par les stimuli qui invitent au grand voyage à venir. Un voyage qui ne le laissera pas totalement indemne, qui le rapprochera peut-être aussi de cet entre-deux dangereux et pourtant ô combien fascinant…

Une FFF

 

Petit

Petit de Hubert & Gatignol – Soleil/Métamorphose – 2014

Dans un superbe palais niché sur les auteurs d’un promontoire escarpé se déroule un gueuleton orgiaque au cours duquel les convives de la noblesse locale dévorent des mets plutôt étranges. Il faut préciser que le palais en question est celui d’une lignée d’ogre, et, comme chacun sait, les ogres ont l’appétit vorace. Les mets étranges au premier abord ne sont autres que des corps humains en partie démembrés. Succulent ! Notamment en brochettes à peine assaisonnées. Lors de cette gargantuesque ripaille la Reine accouche d’un rejeton si petit, si frêle qu’il ne peut espérer vivre plus longtemps. Honte qu’il serait pour la famille royale qui ne peut se permettre cet aveux de dégénérescence. Car cette naissance cache effectivement un mal bien plus profond, celui qui touche une lignée d’ogres qui, par la faute de mariages consanguins successifs, donne vie à des enfants toujours plus petits. Et la naissance qui vient de se dérouler lors du repas royal s’inscrit pleinement dans ce processus. Le nouveau-né, un garçon, sera caché par sa mère qui, ira jusqu’au mensonge suprême en affirmant au Roi avoir mangé l’enfant. Cela tombe plutôt bien car le monarque venait tout juste de dénigrer cet enfant non désiré. en tout cas non désiré tel qu’il est, affreusement petit et indigne de la lignée royale. La Reine se retirera en prétextant vouloir changer sa robe souillée par cet accouchement surprise. Elle emportera avec elle le jeune garçon et le confiera à Desdée, la tante ancestrale qui, en raison de ses aventures passées, se trouve mise au banc dans une partie du château. Pour la Reine, qui n’a pu se résoudre à tuer l’enfant à qui elle vient tout juste de donner vie, Desdée représente la solution idéale pour ne pas se faire complice de l’infanticide suggéré par son époux le Roi-Ogre. Sauf que la tante en question prendra cette tâche à cœur au point d’élever Petit – nom attribué à l’enfant en raison de sa taille – en faisant fi des traditions familiales…

Pour un ogre, porter le nom de Petit pourrait porter à sourire. Pourtant c’est bel est bien sous ce nom fantasque que le fils du Roi-Ogre déboule dans la vie. Et comme ces aïeuls, le nouveau-né porte en lui les marques de la dégénérescence de la lignée. Dégénérescence due à la consanguinité qui caractérise cette famille établie depuis des lustres. Dans son malheur Petit possède pourtant peut-être les clefs du renouveau de la famille. Lui, maintenant rendu en la taille d’un humain pourrait en effet  s’accoupler avec une femme de cette espèce et briser l’inéluctable et programmée fin de sa lignée, telle est la botte secrète de la Reine qui le soustrait à un sort bien sombre. Servi par un dessin tout à la fois somptueux et d’une expressivité rare, ce récit revisite les contes liés aux ogres pour nous servir une réflexion sur la filiation et sur l’inéluctable destin qui nous est attaché. Un récit plein de vie (!) et de peps qui, comme les grands classiques, se trouve teinté de cruauté, appuyé par une tonalité gothique jubilatoire. A noter la double approche texte et BD. Le texte présentant les membres de la lignée, tandis que le récit séquentiel s’attache à retracer l’histoire de Petit. Du bel ouvrage !

Hubert & Gatignol – Petit – Soleil/Métamorphose – 2014 – 26 euros

Monstres-pense-bête

Monstres-pense-bête de John Kenn Mortensen – Warum – 2014

Monstres cloisonnés dans des demeures aux larges fenêtres, déambulant sur des eaux vives près d’une estacade vite assemblée, dans des bois reculés, des campagnes presqu’entièrement vides de toute présence humaine ou dans des villages oubliés occupés seulement de quelques vieux messieurs peu attentifs à leur présence. Ils possèdent l’aspect physique qui fait honneur à leur nom. Géants aux corps déformés, affublés de paires d’yeux exorbités, de dents particulièrement acérées, de pelages disgracieux, de cornes, de tentacules diverses quand ils ne sont pas de simples spectres recouverts de tissus épars et vieillots. Ils jouent leur rôle à merveille et pourtant… Malgré toute leur laideur et leur expressivité, il semble bien que le monde qui les entoure ne leur porte que peu d’attention. Les enfants ne s’enfuient pas devant eux et continuent leurs jeux, les animaux frêles à qui ils se révèlent semblent ne pas les voir tout comme les hommes qui poursuivent leurs occupations. Les monstres auraient-ils perdus leur capacité à horrifier, à susciter la peur, à faire pâlir les enfants à la nuit tombée ? Auraient-ils été domestiqués au point de faire tout simplement partie du décorum local ? Peut-être, ou alors c’est tout autre chose qui se joue…
John Kenn Mortensen ouvre cet album par un essai d’explication de l’univers qu’il construit ici. Ou plutôt il dresse le pourquoi de cet univers. Il le dit lui-même, de par ses activités multiples pour la TV il n’a plus le temps de s’adonner au dessin. Pour ne pas laisser fuir cette passion il s’autorise à griffonner sur des papiers jetables, des pense-bêtes, des monstres qu’il souhaite plus effrayants les uns que les autres. La compilation de ces dessins ciselés sur le vif donne un album tout à la fois sensible, expressif et qui pousse à la réflexion sur notre perception du monde, notre rapport à l’imaginaire et notre propension à croire à nos rêves ou nos cauchemars d’enfants…

John Kenn Mortensen – Monstres pense-bête – Warum – 2014 – 14 euros

Moi Dragon, la saga

Moi Dragon, la saga de Gimenez – Glénat – 2015

Depuis le pont de pierre qui relie la vallée de Ferona à l’orée de la colline, les voyageurs peuvent apercevoir l’imposante tour qui annonce le château de Rosenthal. En ce mois de novembre 1280 tout un lot de seigneurs, de princes et de vassaux s’apprêtent pour assister à la grande ripaille organisée pour l’anniversaire du roi Ferdinand Belmonth. Parmi eux, Rob Bonn Magister, prince de Norfolken, le nouveau conseiller militaire pour l’armement. D’autres voyageurs transitent dans la capitale du royaume dont une troupe d’artistes ambulants qui compte parmi elle une femme sur le point d’accoucher. Tapi dans la forêt luxuriante qui entoure le site, des soldats solidement armés attendent l’heure de passer au combat. Ils font partie des troupes avancées de Made Trofen venue « récupérer » à la cour un bien auquel elle tient tout particulièrement… Les festivités se déroulent sans que le danger qui s’annonce ne soit véritablement palpable. Un combat sans merci se prépare et, si le château du roi Belmonth semble imprenable, les catapultes cachées à proximité des murailles pourraient bien opérer des saignées irréversibles dans l’épaisse structure. Des saignées dans lesquelles l’ennemi pourrait fort bien s’engouffrer. Au loin, le volcan de Ferona se ranime et crache ses premières fumées annonciatrices du réveil tant redouté de Madragon, le dragon qui plane au-dessus de la cité et vole parfois des vies. En ce mois de novembre 1280 des cartes vont se trouver redistribuées symbolisant les dangers à venir qui se font, au fil des heures, de plus en plus prégnants…
Lorsqu’elle est lancée chez Le Lombard en 2010, la série Moi Dragon est alors annoncée comme un petit évènement. Gimenez, après avoir explosé aux côtés de Jodorowsky sur La Caste des Meta-Barons, n’avait ensuite pas totalement convaincu sur un projet livré en auteur complet, Le quatrième pouvoir, sur lequel la profondeur de son dessin ne rattrapait pas les lacunes évidentes du scénario. Le fait que l’auteur argentin laisse de côté son genre de prédilection, la science-fiction, pour s’autoriser une plongée dans l’heroic fantasy devait intriguer, aiguiser la curiosité du plus hermétique d’entre nous. Pourtant, après avoir livré la première partie de ce triptyque, Le Lombard ne poursuit pas l’aventure et la suite de Moi Dragon se retrouve enfermée dans les cartons… Jusqu’à ce que Glénat décide de sortir le projet sous forme d’une intégrale qui, du coup, nous permet d’apprécier les intentions de son auteur. Et pour tout dire nous aurions été déçu de ne pas pouvoir suivre ce projet jusqu’à son terme. La première raison en est bien évidemment la qualité d’un dessin qui explose une fois de plus par le degré d’informations qu’il délivre. Une densité qui n’est pas juste couchée sur le papier dans un souci de séduction, mais qui, dans un genre qui manque parfois à se renouveler, offre une approche singulière. Le trait n’est pas lisse, les couleurs parfaitement léchées offrent leur rugosité, leur profondeur qui donne un surcroît d’émotion au propos rapporté. La seconde raison en revient justement aux postulats développés dans le premier volet et à cette voix-off mystérieuse qui laisse planer pas mal de doute. La dernière en revient à l’envie de suivre les parcours personnels et tragiques de héros aux backgrounds particulièrement creusés. Gimenez donne une véritable dimension à chacun des protagonistes de cette saga, des personnages qui campent leur rôle avec leurs faiblesses, leurs forces et leurs capacités à nous surprendre. Au final les quelques raccourcis ou facilités opérés dans le séquencement du scénario ne gâche en rien un plaisir de lecture renforcé par le travail éditorial qui livre un bel objet-livre avec cahier graphique, poster panoramique et des ouvertures de chapitres à couper le souffle. Un auteur qui a beaucoup à dire et qui canalise ici ses intentions pour mieux servir son récit. Incontournable !

Gimenez – Moi Dragon, la saga – Glénat – 2015 – 35 euros