- Article publié sur MaXoE.com -


Grand Prix des Lecteurs BD : Interview de Samuel Figuière (Catégorie Roman graphique)



Samuel Figuière est un auteur discret. Auteur (dessinateur ou scénariste) de plusieurs adaptations de l’œuvre de Jules Verne chez l’éditeur Clair de Lune (Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe, La maison à vapeur, Hector Servadac) ou du Roman de Renart, il offre, chez Warum, en ce premier semestre 2015, un récit intimiste sur sa relation compliquée avec son père. Un père atteint d’une maladie neurologique dégénérative qui aura finalement réuni les deux hommes. Un rapprochement qui aura aussi permis à Samuel de redécouvrir le passé de son père lors de la guerre d’Algérie…

Esprit une
9782365350662EspritalaDerive-2014

L’Esprit à la dérive de Samuel Figuière – Warum (2015)

Deux hommes déambulent dans une campagne vallonnée et observent un rapace qui survole le ciel juste au-dessus d’eux. Une buse ? Un aigle ? Non un vautour. Une conversation pour passer le temps. Un temps qui fait son office et se distend comme les rapports qui unissent les deux hommes. Le plus jeune est le fils et le plus âgé le père. Leur relation n’a jamais été simple. Alors lorsqu’ils se retrouvent ils marchent parfois tous les deux côte à côte, comme il y a plus de vingt ans. Un jour pourtant les habitudes se rompent lorsque le père fait un malaise dans un restaurant. La chaleur aurait pu en être responsable pourtant c’est un autre mal qui sera détecté. Atteint d’une maladie dégénérative sa santé décline au point qu’il lui devient difficile de s’adonner à son passe-temps favori, peindre. Alors que l’homme quitte progressivement ce qui le rattache au réel, le fils va tenter de redécouvrir celui qu’il a été, pour comprendre son parcours, son engagement et expliquer, pourquoi pas, certaines zones d’ombres qui lui ont été attachées toute sa vie durant…
Difficile exercice que celui de parler de son histoire personnelle, surtout lorsqu’elle concerne un moment difficile de sa vie. Pour Samuel Figuière, évoquer la relation parfois compliquée avec son père peut se lire comme une thérapie. Pour mieux comprendre les erreurs du passé et profiter d’un présent éphémère marqué par la maladie du père qui perd progressivement le contrôle pour migrer vers une aliénation irréversible. Pour profiter des brefs moments qui le sépare d’une fin programmée, Samuel Figuière se replonge dans les souvenirs d’enfance, tente de percer le secret d’une distance qui s’est créée sans que rien ne vienne la perturber : Enfant je vouais une admiration sans borne à mon père. Je le voyais comme une sorte de demi-dieu. Adolescent, le rejet fut proportionnel à l’adoration juvénile. Pour comprendre l’homme que fut son père, le dessinateur se plonge alors dans la lecture des carnets qu’il a tenus lors de la guerre d’Algérie. Une guerre à laquelle il ne voulait pas être associé et qui le marquera à jamais. Car placé au cœur d’un quotidien qui devait creuser des abymes déshumanisants le jeune homme d’alors maintenait solidement le cap dans son refus de porter les armes. Il en subira les brimades, les violences morales et physiques mais gagnera aussi le respect précieux d’autres de ses camarades. Revenu en France il vivra de son travail d’ouvrier-agricole tout en s’oxygénant par la peinture qui le suivra toute sa vie. Récit d’une extrême pudeur, Esprit à la dérive ne montre jamais par complaisance la progression de la maladie et les malaises qu’elle crée sur les proches qui ne peuvent que subir son irréversibilité. Le dessinateur parvient par contre, en se plongeant dans le passé de son père à retrouver l’estime perdue, une certaine admiration et une affection qui sonnent comme autant de rapprochements possibles. Récit graphique poignant réalisé en noir et blanc, L’esprit à la dérive nous poursuit longtemps après sa lecture, sa lecture n’en est que plus hautement recommandée.

Samuel Figuière – L’esprit à la dérive – Warum – 2015 – 18 euros

Interview avec l’auteur

9782365350662EspritalaDerive-2014-1Tu es connu notamment pour ton travail sur l’univers de Jules Verne, peux-tu nous dire comment est née l’idée de travailler sur L’esprit à la dérive un récit plus personnel ?
Connu est un bien grand mot, quoi qu’il en soit, j’ai toujours eu envie de travailler sur des récits plus personnels, mais l’opportunité éditoriale ne s’était pas vraiment présentée avant.

Était-il facile de parler de soi et de ces proches ? Comment a été perçu ton projet par les membres de ta famille ?
Disons que pour moi parler de sujets personnels n’a d’intérêt que si c’est pour évoquer quelque chose qui tend vers l’universel. Le piège aurait été de tomber dans un récit nombriliste, j’espère l’avoir évité. Quant à la perception du projet par ma famille, c’est pour le coup un sujet qui restera personnel.

Le choix du noir et blanc s’est-il imposé dès le début ?
Oui, ça m’a tout de suite semblé évident pour garder une certaine pudeur vis-à-vis du sujet.

Comment as-tu travaillé concrètement sur ce projet ?
Dans une forme d’urgence. Je voulais impérativement finir l’album tant que mon père était en vie (il est décédé trois mois après le bouclage).  Je ne saurai objectivement pas expliquer pourquoi, mais je savais que je ne pourrais plus travailler sur ce projet après la mort de mon père.

9782365350662EspritalaDerive-2014-2Tu évoques les relations parfois compliquées avec ton père, la difficulté à communiquer avec lui. Peux-tu nous parler de l’homme qu’il était ?
Pour moi il est impossible de résumer un homme en quelques mots. C’est justement un pari de l’album que de tenter de cerner, comprendre qui était mon père. Je laisse à chacun se faire son opinion à la lecture de l’ouvrage.

Il y a une planche très forte dans ton récit qui se développe lorsque la maladie de ton père se déclare et est identifiée, tu te questionnes notamment sur ce que ressent ton père, sur sa conscience. Tu dis notamment : Un corps sans esprit, comment, comment accepter ça ? Comment comprendre ça ? Où est le sens ? Penses-tu que les familles qui ne sont pas préparées à la possibilité de vivre avec un proche atteint de ces maladies dégénératives sont mal accompagnées et comment as-tu vécu les derniers moments de la vie de ton père ?
Je ne sais pas si on peut vraiment se préparer ou accompagner quelqu’un qui bascule dans la folie avec la mort pour seul horizon. Pour moi en tant qu’agnostique, ça soulève beaucoup de questions d’ordre métaphysiques, et à ce jour je n’ai toujours pas de réponses et je n’en aurai sans doute jamais. Même s’il me semble qu’une forme d’acceptation soit la seule voie possible.

Lorsque tu te plonges dans les carnets d’Algérie de ton père tu (re)découvre l’homme qu’il a été. Peux-tu nous parler de ces carnets, en quoi consistaient-ils et que retiens-tu de leur lecture ?
9782365350662EspritalaDerive-2014-3Dans ses carnets mon père notait au jour le jour plein d’anecdotes, des impressions, des dialogues, tout ce qui lui semblait important. Il avait la volonté de témoigner de son expérience. Pour l’adaptation en bande dessinée, mon principal travail a été de sélectionner les passages qui me semblaient les plus représentatifs sinon je me suis quasiment contenté de mettre en image des scènes que mon père a racontées avec force détails.

Penses-tu que dans ta relation parfois compliquée avec ton père tu as perdu en un sens des moments précieux ? As-tu des regrets notamment après la découverte de l’homme qu’il a pu être durant le conflit en Algérie ?
Déjà, je savais comment mon père s’était comporté en Algérie avant de lire ses carnet, il lui arrivait d’en parler même quand j’étais enfant et j’avais déjà feuilleté ses carnets de guerre il y a une dizaine d’années. Pour le reste, si je pense que la connaissance du passé peut permettre d’éclairer le présent, les regrets, eux, sont inutiles. Donc non pour moi pas de regrets, mon père s’est comporté du mieux qu’il a pu avec toutes les faiblesses et les défauts que suppose notre condition humaine et j’ai fait de même.

Penses-tu que le passé de ton père en Algérie explique en partie le côté caractériel et la dureté qui pouvait l’accompagner dans certains moments de sa vie ?
Oui, je pense que c’est en partie lié même si les choses sont forcément plus complexes.

9782365350662EspritalaDerive-2014-4.jpgAs-tu vécu la réalisation de ce projet comme une forme de thérapie ?
Le mot thérapie implique un aspect strictement médical qui ne me convient pas vraiment, j’y vois plus une sorte d’acte magique de guérison.

La maladie de ton père et les derniers moments de sa vie t’ont-ils amené à relativiser sur pas mal de choses ? 
Relativiser… non, je râle toujours autant quand je marche dans une merde de chien. Ça m’a surtout permis de laisser partir mon père en paix, d’accepter sa mort et d’éviter de trainer avec moi un fantôme, ce qui me semble déjà énorme.

Que retiens-tu de ton travail sur ce projet ?
Humainement, ce travail m’a permis d’effectuer un certain cheminement spirituel. Professionnellement, ce projet est à la fois dans une forme de continuité par rapport à ce que j’ai pu faire précédemment et en même temps marque une sorte de palier franchi dans mon travail. Tant au niveau du dessin que de l’écriture, j’ai trouvé une forme de liberté que j’espère pouvoir continuer à développer. Je dis : « j’espère » car le monde de la bande dessinée française ne se porte par bien en ce moment et comme beaucoup d’auteurs, je ne sais pas de quoi demain sera fait.

Merci à toi.