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La BD du jour, carnet de voyage… les chroniques du 1er au 10 avril 2012 (2ème partie)



Suite de nos lectures de vacances ce WE avec trois récits qui vont marquer ce premier semestre 2012. Le premier est une incursion dans l’histoire viking pour vivre le combat d’un homme marginalisé contre le kroken, monstre marin protéiforme et sanguinaire qui terrifie les populations. Le second s’impose comme l’un de nos coups de cœur. Camille Claudel, revisitée par des auteurs majeurs, Liberge et Gravé qui nous accordent en bonus un petit interview… Enfin, une autre revisite, celle de l’œuvre majeure de Hugo, Notre-Dame de Paris. Culotté de la part de deux jeunes pousses de la BD mais bigrement intéressant…

 

 

Vendredi 6 avril 2012

Un pur récit de tradition viking dans lequel un kroken, monstre marin sanguinaire, sème la terreur parmi es pécheurs côtiers et les populations du royaume au point de retarder le fameux Strandhogg, ces attaques surprises opérées tous les ans par les soldats vikings pour subtiliser les vivres avant l’hiver. Prenant…

Dans les traditions vikings, le nouveau-né qui vient au monde entaché d’une malformation ne doit pas vivre car il est marqué du sceau du malheur par les Dieux. On dit de lui qu’il est un Skraëling et qu’il faut le rendre sans attendre au royaume des ténèbres. Au moment de sacrifier l’enfant estropié que vient de lui donner sa femme, un viking se soustrait à cette pratique. Il baptisera l’enfant Asgard. 40 ans plus tard. Dans la capitale du royaume les draks sont prêts à opérer le Strandhogg, leurs chevauchées traditionnelles destinées à recueillir avant l’hiver la nourriture qui permettra de tenir jusqu’au retour des beaux jours. Ces combats menés par attaques surprises se répètent tous les ans à la même époque. Mais cette année le roi Godfred repousse chaque jour le départ des bateaux. Il s’en explique à son chef des armées Gözlin. Un monstre marin affole les populations et attaque les pêcheurs qui ne peuvent plus subvenir aux besoins en nourriture des villageois. Il porte le nom de Kroken et semble inarrêtable, assoiffé de sang. Ce monstre semble capable de renverser toute embarcation qui se présente à lui et de tuer ses occupants. Dès lors le roi craint que le lancement précoce du Strandhogg ne mette à mal son corps d’armée amenant à une fragilisation générale du royaume. Il confiera à Gözlin le soin de retrouver Asgard, affublé du nom de Pied de fer en raison de sa jambe estropiée, qui a déjà mené par le passé des combats contre des krokens. Ensemble, aidés de quelques pêcheurs téméraires ils essaieront de vaincre le monstre marin.

Le premier volet de ce diptyque initié par Xavier Dorison pose le cadre. Les personnages sont creusés et renferment suffisamment de caractère et de secrets pour susciter l’intérêt. Asgard repoussée à la naissance par son handicap se voit ouvrir ici la possibilité d’une réhabilitation officielle. Il devra vaincre ses vieux démons, apprendre à vivre avec ses compagnons de route, lui l’hermitte à la grande carapace. La lutte contre le Kroken sera un combat sans merci. Sven, le barde, dans une prophétie, reconnaît en lui le serpent-monde, incarnation du fils des Dieux. Le vaincre semble, sinon impossible, une offense manifeste au royaume des divinités viking. Asgard devra pourtant nier la prophétie afin de rétablir la sécurité sur les eaux du fjord.

Cet album qui aborde en substance les thèmes de la différence et de l’eugénisme se trouve porté par le dessin réaliste de Ralph Meyer qui donne à ce récit mêlant légendes, traditions vikings et aventures une force et un intérêt plus qu’anecdotique.

Dorison & Meyer – Asgard T1 – Dargaud – 2012 – 13,99 euros

 

Samedi 7 et Dimanche 8 avril 2012

Camille Claudel a fasciné nombre de créateurs par son sens de la liberté et du mouvement, par son destin tragique et sa capacité à se remettre en question. Le public la connaît mieux depuis le film de Nuytten avec Isabelle Adjani dans le rôle phare. Lorsque deux auteurs aussi exigeants qu’Eric Liberge et Vincent Gravé décident de revisiter ce destin cela donne un album trace… Avec en bonus un mini interview du scénariste de ce projet !

Paris 1951. Une équipe de presse interroge l’auteur Paul Claudel sur la vie de sa sœur, la sculptrice Camille Claudel. Au cours de cette conversation contée sans tabou ni zones d’ombre, par l’auteur du Soulier de satin, nous replongeons dans la vie tumultueuse d’une artiste incomprise en son temps et qui défraya la chronique par sa relation avec son maître Auguste Rodin. Par cette vie parcourue sur près d’un demi-siècle nous nous immisçons aussi dans la sphère culturelle et sociale de la fin du XIXème et du début du XXème siècles, époque bouillonnante s’il en faut. Par ce biais nous redécouvrons aussi une artiste majeure qui sombra au fil des ans dans une paranoïa qui devint de plus en plus aiguë avec les années et qui l’obligea à stopper tout acte de création.

Cette biographie est un pari osé de la part d’auteurs aussi exigeants qu’Éric Liberge et Vincent Gravé. Car le respect des deux créateurs pour la sculptrice oblige à parcourir la vie de Camille Claudel en essayant de trouver un compromis entre vérité historique et vision romancée sans que le jugement a posteriori ne prenne le dessus. En ce sens nourrir le récit par le biais de la vision de son frère tout à la fois présent et détaché de la vie de l’artiste permet d’éviter de tomber dans les travers classiques de la biographie édulcorée. Dans la même optique Liberge et Gravé usent de morceaux choisis de la correspondance entre Rodin et Claudel. Lettres où nous découvrons l’auteur du Penseur en adoration devant la jeune femme pleine d’énergie, de force et de caractère. Même si elle apprend au contact du maître, elle ne voudra jamais céder sa force créatrice et lisser sa personnalité artistique. Tant et si bien que la question se pose de l’influence de l’un sur l’autre. Rodin a forgé la technique de Claudel mais en lui laissant le soin de développer ses idées. En ce sens il a permis à la jeune femme de se construire progressivement une identité. Rodin aimait profondément Claudel pour la femme autant que pour l’artiste et son admiration portée tout autant sur Camille que sur ses œuvres. Cette rencontre fonctionnera donc car l’apport de l’un à l’autre reposait sur un équilibre propice à son développement et à son renforcement.

Le récit évoque toute la difficulté d’être une femme artiste à une époque où cette pratique été affaire d’hommes. Rien ne lui sera épargné et la critique de l’époque dans une unanimité forcément suspecte frappera l’artiste de plein fouet dans sa légitimité et sa capacité à s’affranchir de l’influence de Rodin. Camille n’aime pas les mondanités, peut-être était-ce là son tord tant les courbettes seyaient bien à cette fange d’hommes pouvant tout à la fois porter à nue un artiste encore non affirmé et a contrario marginaliser le génie créatif.

Au travers du récit de Liberge et Gravé nous suivons le parcours de Claudel jusqu’à sa lente descente dans la paranoïa. Les planches de Gravé dans cette période de la vie de la sculptrice affichent une prodigieuse maîtrise sensitive. Le trait se fait vif et trouble comme possédé. Gravé démontre surtout avoir réussi à capter la personnalité de cette artiste maudite. Pour Liberge travailler avec Gravé relevait donc en ce sens d’un certain « confort » qu’il a pu utiliser pour structurer le récit et établir son (ses) rythme(s). Au travers des pages, Claudel, tel le ruban qu’elle porte dans les cheveux, reste la même en extériorisant de façon exponentielle sa sensibilité. Elle démontre surtout, s’il le fallait encore, que l’Art et le génie créatif traversent les âges pour capter et stimuler notre propension à l’émerveillement…

Liberge & Gravé – Camille Claudel – Glénat – 2012 – 15,50 euros

 

Quatre questions à Eric Liberge et Vincent Gravé


Quand, comment et pourquoi avoir choisi de parler du destin de Camille Claudel ?
EL : C’est à la base une idée de Vincent. Il avait ce projet voici deux ans, et cherchait quelqu’un pour le mettre en forme. Je me suis proposé, connaissant l’artiste qu’était Camille Claudel. Le sujet m’inspirait donc particulièrement. De plus, à part le film de Nuytten, il ne me semblait pas avoir vu grand chose sur la sculptrice. Il y a bien sur ses oeuvres, qui sont toujours visibles au musée d’Orsay et au musée Rodin, mais elle demeure assez méconnue, ce qui es dommage.

VG : Une prise de conscience, il y a de cela trois quatre ans, de mes racines situées près de Villeneuve-sur-fère. Lieu d’enfance de Camille et Paul… peut être une certaine légitimité pour la dessiner.

Qui était (vraiment) Camille Claudel ?
EL : Je pense que c’était une femme rebelle, habitée par son art. Elle ne vivait que pour son oeuvre, pour l’urgence à créer. Elle s’est en cela dressée contre le machisme ambiant de son époque, contre une société où la femme n’avait pas encore gagné sa place. Son travail force donc le respect, quand on sait les conditions dans lesquelles elle a sculpté – jusqu’à la déchéance physique et mentale.

VG : Une énergie, un souffle, une force de caractère et sûrement avec un sens de l’humour… très immergée voir submergée par son art et un total détachement.

Est-il facile en tant qu’artiste de parler de cette autre artiste au parcours singulier ?
EL : Camille Claudel m’a certainement parlé par son parcours et ses revers de fortune. Nous en connaissons tous, et il est bon de connaître la vie d’autres artistes pour appréhender mieux la sienne. De plus, examiner sa sculpture m’a beaucoup inspiré pour mon travail.

VG : Le dessin, la conception de projet, l’art accompagnent ma vie, comme une présence rassurante, un compagnon de voyage. Mais cela ne dirige pas ma vie, c’est cette raison que je ne me considère pas comme un « artiste ».

Que doit-on retenir de son parcours ?
EL : D’abord une oeuvre immense, et de génie. Puis il faut retenir une chose : ne jamais se faire engloutir par l’isolement. Camille s’est laissé submerger par la solitude, mais curieusement, pas le découragement. Elle a continué à sculpter jusqu’à son internement. Dans la bande dessinée, l’isolement nous guette très facilement. J’ai vraiment été heureux d’appréhender ce danger par le biais de Camille.

VG : Chacun y trouvera une résonance suivant sa propre vie: sentiment amoureux, religion, le monde de l’art… c’est une personne aux mille facettes. Pour ma part je retiendrais l’idée suivant laquelle l’enfance a forgé ses créations.

 

Lundi 9 avril 2012

Notre-Dame de Paris, l’œuvre a sans doute été trop revisitée et pas de la meilleure des façons… Alors au moment d’ouvrir cet album réalisé par de jeunes auteurs notre attention est aux aguets… Verrons-nous une énième relecture gentille et sans relief, loin de la force émotionnelle de l’œuvre originale ? pas vraiment et là repose l’intérêt de cette série qui laisse en outre exploser le talent de Bastide, un dessinateur à suivre !  

Pourquoi adapter ? Telle est la question posée par Mathieu Lauffray en préface de cet album curiosité. Difficile exercice s’il en est, reparcourir une œuvre aussi aboutie, aussi forte émotionnellement que Notre-Dame de Paris de Victor Hugo relève en effet d’un goût du risque prononcé de la part de jeunes auteurs. L’œuvre du dramaturge français a traversé les âges. Nombre d’adaptations aussi bien au cinéma, au théâtre et en BD ont vu le jour. Elles ont participé, en plus de la lecture de l’œuvre originale, à construire notre imaginaire. Un imaginaire porté par une histoire tout à la fois merveilleuse de densité et de symbolique. Nous avons donc tous fabriqué nos images de Notre-Dame, du Paris du Moyen Âge avec ses dangers, ses spectacles de rues, son architecture. Nos rêves ont dessinés les traits d’Esméralda et de Quasimodo. Parcourir de fait une relecture contemporaine de ce roman somptueux nous oblige inconsciemment à confronter notre imaginaire à celui des auteurs qui ont pris le risque de mettre en images l’œuvre. Dans le cas présent, le charme opère dès les premières planches. L’histoire, vous la connaissez sûrement mais redessinons-en les grands traits Pierre Gringoire, poète miséreux doit présenter un mystère (type de pièce de théâtre apparu au XVème siècle) le jour de la fête des rois : Le six janvier était une date particulière. C’était le jour des rois et la fêtes des fous, dont l’apothéose était l’élection d’un pape. La cité était sans dessus dessous. Cette journée devait être celle de mon mystère et de ma gloire. Mais tout ne se passe pas comme prévu. La fête est vite « dérangée » et la pièce ne sera jamais jouée. C’est tout d’abord l’arrivée d’un personnage singulier qui va jeter un trouble dans l’assistance, le mendiant Clopin Trouillefou. Puis de fil en aiguille tout part en vrille jusqu’à l’entrée en scène d’un autre personnage clef, Quasimodo, le sonneur de cloche de Notre-Dame, le bossu, le monstre. Pierre Gringoire quitte l’enceinte et déambule dans les rues. Il s’y fera dépouiller, mais y croisera surtout l’envoûtante Esméralda, bohémienne de son état, qui présente un numéro avec sa chèvre Djali. Pierre Gringoire assiste à cette prestation éblouissante. La jeune femme au faîte de sa beauté, renverse le cœur des hommes. Alors qu’il poursuit sa déambulation dans le Paris des miséreux, il est arrêté et mis à la potence… Mais la suite nous la connaissons.

Le travail de Jean Bastide au dessin affiche une grande maîtrise et surtout un respect de l’œuvre de Victor Hugo revisité en magnifiant les traits de chaque personnage et surtout d’Esmeralda, jeune fille chavirante. Quasimodo, lui, d’une monstruosité massive garde le regard d’un enfant, il offre, aux planches qui se développent, le cadre propice au développement de l’intrigue. Mais surtout et c’est de cela qu’il s’agit aussi dans l’œuvre de Hugo, Paris devient personnage à part entière. La ville vit, grouille d’indigents en tout genre qui participent à la construction de l’imaginaire, de notre imaginaire. Cette adaptation par la démesure, prise dans le bon sens du terme, donne à la vision de Recht et Bastide ce côté romantique de l’excès. Rien n’est au milieu, bien calé, mais tout se vit avec passion. La mort guette, la vie aussi, avec toutes ses péripéties, et c’est de cela que parlait Hugo et qu’interprètent, dans le premier volet de ce triptyque, nos deux jeunes auteurs. Un album qui laisse présager d’un déroulé tel que nous les apprécions, fait d’un mélange d’émotions brutes et d’un trait créatif, osant la comparaison. Vivement la suite !

Recht & Bastide – Notre-Dame T1 – Glénat – 2012 – 13, 90 euros