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La BD du jour : Concerto pour main gauche de Yann Damezin (La Boîte à bulles)



Trajectoire d’un pianiste manchot au début d’un vingtième siècle en proie aux doutes et prompt à toutes les errances. Paul Wittgenstein a vécu dans une riche famille viennoise avant de perdre sa main. Contre toutes attentes, l’homme décida de ne pas arrêter la musique mais d’adapter sa pratique pour jouer, et encore jouer, pour transmettre aussi aux étudiants qui firent fi de ses humeurs souvent changeantes. Bouleversant !

Une embarcation de fortune pour affronter une mer tumultueuse dans laquelle des poissons hybrides aux dents acérées et aux yeux nervurés guettent la chute de l’homme qui y a pris place. Une embarcation en forme de piano à queue duquel s’échappent des oiseaux filiformes surpris par les vagues qui s’élèvent haut dans le ciel. La couverture du Concerto pour main gauche de Yann Damezin surprend et interroge, elle démontre surtout une maîtrise des effets qui illustrent la complexité de la pensée de l’homme, pianiste manchot de la main droite, qui y figure. Le jeune dessinateur entreprend de composer, avec ce projet, le portrait torturé du pianiste autrichien Paul Wittgenstein. Un personnage meurtri dès sa jeunesse par les suicides de deux de ses frères. Issu d’une famille juive convertie depuis trois générations au catholicisme, Paul Wittgenstein a vécu une enfance baignée par la musique que sa mère jouait, ainsi que son ogre de père, par plaisir mais aussi pour entretenir et transmettre à leurs enfants une connaissance synonyme d’un rang social conforme à la richesse que le père était parvenu à amasser par le biais de ses affaires florissantes. Paul Wittgenstein avoue qu’il n’était pas le plus talentueux de la famille au piano. Il avait pourtant pour lui une forme de rage et de persévérance inégalées. Un premier concert donné après la mort du père donna l’espérance à Paul de vivre la musique en professionnel mais la première guerre mondiale passa par là. Dans la boucherie organisée qui dévisagea l’Europe, Paul perdit sa main droite, amputée après qu’une balle lui ait fracassée le coude. Ce tragique événement aurait pu mettre en sommeil les envies de musiques de Paul. L’homme pourtant décida de poursuivre la pratique en adaptant le jeu pour ne jouer que de la main gauche. Lui droitier dû d’abord acquérir une dextérité de la main gauche pour ensuite entrevoir de jouer de nouveau.  

En partant de la solide documentation disponible sur la vie de Paul Wittgenstein, Yann Damezin entreprend de sculpter le portrait de son héros en se plongeant au plus près de ses pensée intimes, de ses meurtrissures, de ses aspirations, de ses doutes, de sa vision du monde, d’un monde dans lequel il aura toujours eu du mal à s’adapter. Trop juif pour résister à l’emprise du troisième Reich sur l’Allemagne, issu d’une classe sociale trop aisée pour pouvoir s’amouracher de belles fleurs pêchées dans les caniveaux de Vienne, trop monstre pour que ses concerts fascinent pour la musique plus que par la bête de foire qu’il se sentait être. L’homme fût torturé, toujours empreint aux doutes mais sera sauvé à chaque fois par la musique. Dans une proposition graphique aux inspirations persanes qui accompagnent les pensées de l’homme Yann Damezin livre un album subtil d’une force remarquable.

Yann Damezin – Concerto pour main gauche – La Boîte à bulles