Difficile de vivre bridé lorsqu’on est artiste, créateur, lorsque notre imaginaire déborde d’envies et de passions à partager. Durant près de quarante ans, de 1939 à 1975 l’Espagne a vécu sous l’ère d’El Caudillo, pour qui l’art, la culture – comme pour beaucoup de régimes du même type – ne sont pas des priorités. Pourtant dans cet univers hostile cinq dessinateurs de la maison Bruguera ont osé défier les cadres dirigeants en claquant la porte de l’institution pour fonder leur propre journal. Une aventure qui auraient pu les conduire à leur perte…
L’Espagne de l’après-guerre n’en avait pas fini avec les privations et les atteintes aux libertés. Les images de joies et de bonne humeur qui parviennent de France, le voisin diabolisé par le régime espagnol, ne trouvent pas d’écho dans la péninsule. Et pour cause, celui qui joua un rôle majeur dans la guerre civile espagnole, El Caudillo, poursuit son travail de sape dans un pays troublé par les évènements des dix dernières années. Le régime franquiste dura. Il répandit sur la population ses agrégats de restrictions : libertés individuelles bafouées, réductions budgétaires toujours plus sévères, culture détournée au profit de la mise en place d’un régime de la peur. Cela durera plus qu’il ne faut pour s’achever dans l’indifférence des nations à l’aube des années 80. Le régime franquiste et son leader tortionnaire avaient régné sur l’Espagne durant près de quatre décennies.
Mais si peu s’opposèrent directement au régime, d’autres essayèrent de remettre en question leur statut pour tenter, si tant est que cela fut possible, d’améliorer leur sort. L’hiver du dessinateur de Paco Roca, présente des auteurs de BD qui osèrent s’opposer à la grande autorité de leur éditeur. Nous sommes à la fin des années 50 et la maison éditoriale Bruguera s’est imposée comme un véritable colosse dans le milieu de la BD et du livre illustré. Mais, malgré un succès commercial réel, elle laisse peu de choix créatif à ses auteurs, anticipe parfois plus qu’il ne faut une potentielle censure, détient les planches originales de ses créateurs qu’elle détruit parfois, verrouille la possibilité de payer des droits d’auteurs à ses « employés » – puisque l’artiste se trouve placé dans ce statut – et surtout paye mal ses dessinateurs phares. Devant cet état de fait cinq hommes vont essayer de s’opposer à ce système en fondant une revue concurrente, Tio Vivo. C’est cette aventure dans une Espagne sous contrôle, que nous narre Paco Roca dans cet album. L’histoire est peu connue chez nous mais elle resta dans les mémoires au-delà des Pyrénées. Cifré, Conti, Escobar, Giner et Peňarroya fondent Tio Vivo en 1957. L’idée d’un journal autogéré par ses auteurs est une première dans le monde de l’édition, elle offre non seulement une liberté créatrice réelle mais aussi l’assurance d’un salaire juste. Mais Bruguera ne pouvait laisser faire. Même si le nouveau concurrent possède peu de chance de faire plier le chêne, il serait mal venu de laisser se développer des idées saugrenues chez ceux qui sont restés fidèles à la maison mère, notamment en ce qui concerne le paiement des planches…
Paco Roca, avec simplicité expose les faits. Il ne juge pas. Il reconstitue, par contre, par petites touches, l’ambiance d’une époque, celle de l’Espagne de Franco, une Espagne qui a abandonné l’idée de s’élever au rang des nations fortes, celles qui marquent par ses artistes, ses courants créatifs et ses auteurs en toutes disciplines. Une grande leçon d’humanisme au sein d’une époque qui n’incitait pourtant pas au partage…
Paco Roca – L’hiver du dessinateur – Rackham – 2012 – 26 euros