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La BD du jour : La cavale du Dr Destouches de Christophe Malavoy, Gaëtan et Paul Brizzi



S’attaquer à une relecture de Céline par le biais de la bande dessinée. C’est osé. Surtout si l’on se réfère au travail de Tardi sur quelques textes de l’auteur du Voyage. Il en fallait plus pour dissuader Christophe Malavoy qui, en spécialiste de Céline, avait sa propre idée et sa propre perception de l’œuvre. Accompagné par Gaëtan et Paul Brizzi, plus familiers de l’animation, de l’illustration et du story-board, l’acteur se révèle surprenant à plus d’un titre…   

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La cavale du Dr Destouches de Malavoy, Brizzi & Brizzi – Futuropolis (2015)

La seconde guerre mondiale semble doucement choisir son camp et ceux qui n’ont pas opté pour le bon s’organisent pour quitter la France par la petite porte pour ne pas tomber entre les mains des résistants de la première et surtout de la dernière heure. Le docteur Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline est l’un d’eux. L’écrivain est parvenu à se faire suffisamment d’ennemis pour savoir son sort des plus fragiles. Avec ma femme Lili, et notre chat Bébert, on a décidé de quitter Paris… Avant que ceux qui voulaient ma peau me repassent aux arènes, me dépècent en public. Depuis Paris ils embarqueront dans un train à destination de l’Est, Strasbourg puis Baden-Baden, s’offrant ainsi un sursis dans la grande lessive à venir. Autre lieu, sur le tournage des Enfants du Paradis, Robert de Vigan apprend le débarquement et l’avancée américaine sur le territoire français. L’acteur a lui aussi pris des positions des plus tranchées et se sait immanquablement en souffrance dans une France qui veut rendre une justice rapide. Vous vous rendez pas compte ! Je ne peux plus jouer ! On va me traîner dans la boue !… Les juifs veulent ma peau !… On va m’assassiner peut-être tout à l’heure et vous voulez que je me calme !  Il tentera de joindre Céline qui a déjà mis les voiles depuis plusieurs jours…
Adapter Céline en BD n’est pas une première. L’œuvre, ou tout du moins une partie de l’œuvre de l’auteur maudit est déjà passée entre les griffes piquantes et justes d’un certain Tardi, qui, à la fin des années 80 avec Casse-pipe, édité déjà par Futuropolis, avait entreprit de se plonger dans les récits empreints de désespoir, de violence et de révoltes acerbes d’un génie des lettres aussi connu pour son talent à dérouler des contextes narratifs que pour ses prises de positions contestées. Avec La cavale du docteur Destouches (vrai nom de Louis-Ferdinand Céline) Christophe Malavoy s’attarde sur le génie littéraire de l’auteur du Voyage. Dans toute sa dimension musicale, faite de plongées rythmiques et de sonorités louvoyantes sur des cordes raides qui nous immiscent dans un chant poétique où se mêle tendresse et révolte, lucidité et désespoir. La trilogie allemande (D’un château l’autre, Nord et Rigodon) écrite à partir de 1955 raconte la fuite (ou le départ forcé, c’est selon) de Céline, de sa femme, de leur chat Bébert et de l’acteur Robert Le Vigan de Paris vers Berlin puis Sigmaringen où s’étaient regroupés Pétain, les vichyssois de tous poils, des membres de la Milice française et nombre de collaborationnistes de la première heure. Christophe Malavoy n’est pas scénariste de BD tout comme Paul et Gaëtan Brizzi ne sont pas familier de l’art séquentiel. La cavale du docteur Destouches se lit donc d’abord avec curiosité. Une curiosité doublée d’une franche envie de savoir comment les trois acteurs, qui ont fait leurs preuves par ailleurs, ont réinterprété l’œuvre de Céline. Une œuvre que Malavoy explore depuis des années maintenant pour tenter de comprendre ce qu’il appelle lui-même la « tragédie » Céline. Malavoy n’aime pas les raccourcis, les jugements clefs en main qui détruisent l’idée même de critique et donc de compréhension et d’appréciation. Son travail, depuis des années déjà (il est l’auteur d’un portrait « intime » de Céline, Céline même pas mort paru en 2011 chez l’éditeur Balland), vise notamment à soulever les contradictions de l’homme et de l’auteur du Voyage, à contextualiser une époque trouble – et troublée – pour se rapprocher de l’œuvre dans ce qu’elle a de plus sensible. Malavoy s’appuie sur le texte original auquel il adjoint des dialogues incisifs, âcres, qui fusionnent avec le style de Céline et permettent de donner le relief et le sel à cette trilogie allemande revisitée qui tourne au burlesque. Il le fait surtout en y apportant sa propre perception de l’œuvre et en la reliant au contexte de l’époque. Au dessin les frères Brizzi surprennent. Non pas dans la qualité du dessin qui se fait comme toujours d’une grande virtuosité, mais dans leur capacité à enchainer les séquences en acceptant que chaque case constitue une partie d’un tout et qu’elle se doit seulement de transmettre le sens qui ne prend toute sa dimension qu’une fois fermée la dernière page de ce récit de près de quatre-vingt-dix planches. Mention spéciale dans le rendu de la folie des hommes qui sombrent dans une aliénation toujours plus caverneuse et dans la restitution de cette Allemagne en ruine. Du très bel ouvrage !

Christophe Malavoy, Gaëtan et Paul Brizzi – La cavale du Dr Destouches – Futuropolis – 2015 – 17 euros