- Article publié sur MaXoE.com -


La création en musique : Réflexions sur une pratique (1ère partie)



Tout le monde écoute aujourd’hui de la musique, que ce soit de la chanson française, du classique, du rock, du jazz, des musiques improvisées… Jamais l’offre de musique n’a été plus riche. Un foisonnement de références nouvelles vient chaque jour enrichir la database mondiale. Mais avant d’arriver à une œuvre concrète, avant que l’artiste puisse présenter les piliers de son univers créatifs, une réflexion préalable (souvent toujours en cours) a été nécessaire. Attachons-nous à comprendre…

Rares sont les artistes qui prennent le temps (ou qui ont tout simplement l’opportunité) de livrer leurs réflexions sur l’origine de leur création. Dire que l’inné prend une place de choix dans l’écriture ou l’improvisation ne peut suffire à expliquer le pourquoi d’une œuvre car elle se trouve en effet inclus bien souvent dans un processus plus large de raisonnement et de mise en abyme de la portée de son art et du sens qu’on veut bien lui donner. De même le milieu et l’époque dans lesquels on vit prennent une place prépondérante dans l’explication du « pourquoi ? ». D’un point de vue concret écrire sur son expression artistique participe donc à révéler une part des clefs de son système de pensée. Au travers des échecs, des doutes, des perspectives, l’artiste enrichit ainsi la pensée sur l’art et plus simplement la vie. Car l’art est indissociable de soit. Il fait partie d’un tout. Donc essentiel.

Il nous a été permis de lire trois ouvrages qui posent des jalons (même si beaucoup a déjà été écrit) d’une réflexion en cours sur la recherche en musique. Les deux premiers sont dus à des improvisateurs adeptes de l’approche libre (en opposition à l’approche structurée qui, même si elle autorise des émancipations créatives, pose par essence des limites dans sa forme d’expression) : le saxophoniste Michel Doneda et le percussionniste Lê Quan Ninh. Le dernier ouvrage est du quant à lui à l’un des chanteurs français les plus sous-estimé (à notre goût) de sa génération, Bertrand Betsch. Trois livres qui permettent de s’immiscer dans autant d’univers sonores…

Le Quan Ninh – Improviser Librement – Abécédaire d’une expérience – Mômeludies – 2010
Michel Doneda – Miettes – Mômeludies – 2010
Bertrand Betsch – La tristesse durera toujours – La machine à cailloux – 2007

Mener une réflexion sur la nature de son art conduit inévitablement à se poser des questions. Michel Doneda, Lê Quan Ninh et Bertrand Betsch s’en posent un certain nombre dans leurs ouvrages respectifs. Cela est essentiel car livrer ces interrogations permet de mieux cerner le processus de pensée de chaque artiste. Aucune vérité première sortie du chapeau, mais bel est bien une réflexion profonde sur le sens à donner à son art.

Pourquoi la matière sonore qui est désir, chaleur, quand elle est contrainte par des idées, dans des formes, me semble-t-elle comme assoupie, anéantie ? (Michel Doneda)

Est-ce improviser que de s’en remettre au souffle et aux battements du temps ? (Lê Quan Ninh)

Tout artiste véritable n’est-il pas parfaitement schizé, complexe, contradictoire, bref un panier de crabes ? (Bertrand Betsch)

Si le but premier des trois ouvrages présentés est de dévoiler, de penser ou repenser le travail de création, la forme qu’ils prennent est différente. Michel Doneda couche ses idées de façon brute, elles semblent improvisées dans l’instant, par borborygmes et cris successifs, comme autant de matières organiques propices à l’édification non pas d’une vérité – car l’artiste nie à l’évidence détenir une quelconque vérité, souhaitant plutôt essayer de s’en approcher – mais de pistes de travail. Les idées sont là pour orienter le créateur vers telles ou telles voies. En partant de postulats, la création s’organise ou de désorganise : elle prend vie. Par l’attention, le partage, l’envie, l’énergie.

Quand on travaille et que l’on se questionne sur : qu’est-ce que l’on va faire ? comment ? où ? avec qui ? on porte une attention intense à toutes les questions et à tout ce qu’elles soulèvent. Or, cette intense attention est tout à fait comparable à celle présente dans le jeu improvisé : attention au son et à son mouvement, à l’autre, à l’espace physique et intérieur, au corps, à l’instant, à l’immersion par et dans l’énergie. (Michel Doneda) 

Lê Quan Ninh quant à lui suit une autre voie. Son livre Improviser librement se décline ainsi sous la forme d’un abécédaire construit au fil des ans issu d’une réflexion sur sa pratique. Ainsi chaque entrée a été écrite dans un laps de temps d’une dizaine d’année, principalement de 2000 à 2010. Pour l’édition de cet ouvrage le percussionniste a par contre retravailler, réalimenté de nombreuses entrées pour les présenter à la lumière de son « acquis », de son expérience. Même s’il reconnait humblement qu’il lui est difficile d’écrire sur l’improvisation, le musicien nous livre ses réflexions en partant de son expérience personnelle et en essayant de la rendre accessible/compréhensible pour le plus grand nombre. Car même si l’artiste se doit de cultiver le mystère sur l’œuvre qu’il construit, les cheminements de pensée qui conduisent à sa construction peuvent permettre de placer l’auditeur dans un rôle « actif ». D’ailleurs le musicien reconnait volontiers qu’il ne joue pas pour les spectateurs mais avec eux. Soixante et une entrées composent cet abécédaire à l’usage de l’auditeur, du créateur, du critique, du penseur de la musique. Elles se déclinent en groupes de thématiques : la pratique elle-même et les moyens d’y parvenir (décision, écoute, principes, rythme…), le matériau, ce qui contribue à l’exécution (corps, énergie, instrument, parler, percussions…), ainsi que des notions plus génériques (art, bouddhisme, danse, esthétique, histoire, yoga…). Un livre essentiel qui nous ouvre les voies d’une meilleure compréhension du processus créatif de l’artiste. Avec cette idée permanente d’énergie comme moteur véritable.

Plutôt que tourner autour de la question de l’esprit et du corps, je sais par expérience que la réussite en improvisation n’est pas de s’être acquitté d’un certain nombre de tâches mais de se placer dans l’extraordinaire énergie de l’instant (comme si chaque instant était un déploiement) où l’on peut vivre la double négation : ni corps, ni esprit. Je vis l’expérience d’improviser pour pouvoir convoquer ces rares moments où dans la présence de tout ce que je perçois je m’aperçois d’un équilibre, d’une stabilité entre mon corps au travail et mon esprit en éveil, qui les mêlent et les confondent. Dans ces moments, comme un recul, je constate, dans la fulgurance de l’énergie mise en jeu, un repos parfait : cela joue tout seul. Pourtant, après coup, l’épuisement, comme s’épuiser à vivre, se sentir vivant dans cet épuisement. (Lê Quan Ninh)

L’approche de Bertrand Betsch est différente dans l’esprit de celles de Michel Doneda et Lê Quan Ninh. Pourtant la lecture de La tristesse durera toujours fourmille de points communs avec les écrits des deux improvisateurs, signe que le processus créatif suit des voies similaires dès lors qu’il s’envisage de manière raisonnée. Pour Bertrand Betsch en effet, désapprendre est la seule façon de toucher à une certaine vérité, d’atteindre une vérité première, enfantine (…) La pratique de la musique devrait s’indexer là-dessus. Surtout ne pas chercher à connaître la musique sur le bout des doigts. La décomplexifier le plus possible. La laisser arriver toute nue et ne pas tenter de l’habiller. Se dépouiller le plus possible de son bagage musical (ce trop lourd fardeau) et aller vers la plus grande simplicité possible. Retourner à l’enfance de tout, aux premiers mots prononcés, aux premières notes émises, aux premières impressions, aux premières émotions, à l’émulsion de base. Cette vision se retrouve à un degré proche chez Lê Quan Ninh dans son entrée dédiée à l’enchantement.

La grande force de La tristesse durera toujours vient de la capacité de son auteur à se mettre à nu. On sent ici l’écriture, bien plus qu’une ouverture vers l’univers créatif du chanteur, devenir une véritable thérapie qui profite autant au lecteur qu’à son auteur. De là réside son intérêt.

Michel Doneda, Lê Quan Ninh et Bertrand Betsch nous donnent les bases pour entrer dans la peau de l’artiste. Celui qui pratique déjà la musique trouvera dans ces trois ouvrages des pistes pour théoriser sa vision personnelle, des éléments de compréhension et de construction pour alimenter la matière qu’il bâtit. Le mélomane écoutera peut-être différemment les CDs qu’il pose sur sa platine et c’est déjà beaucoup. Quant aux autres ils y prendront sans aucun doute beaucoup de plaisir de lecture…


A lire

– Derek Bailey – L’Improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique – Outre Mesure – 2003 – 158 pages – 19 euros
– Bertrand Betsch – La tristesse durera toujours – La machine a cailloux – 2007 – 104 pages – 8, 50 euros
– Antoine Pétard – L’improvisation musicale : Enjeux et contrainte sociale – L’Harmattan – 2010 – 209 pages – 19 euros
– Le Quan Ninh – Improviser Librement – Abécédaire d’une Expérience – Mômeludies éditions – 2010 – 72 pages – 12 euros
– Michel Doneda – Miettes – Mômeludies éditions – 2010 – 54 pages – 10 euros

A écouter

– Beñat Achiary/Michel Doneda – Ce n’est pourtant pas…  – Empreinte Digitale – 1996
– Bertrand Betsch – La Soupe à la grimace – Lithium – 1997
– Lê Quan Ninh – Ustensiles – For4Ears – 1997
– Serge Pey/Daunik Lazro/Lê Quan Ninh/Michel Doneda – Les Diseurs de musique – Vand’oeuvre – 1998
– Günter Müller/Lê Quan Ninh – La Voyelle Liquide – Ertswhile Records – 2001
– Bertrand Betsch – B.B Sides – Lithium – 2001
– Bhob Rainey/Alessandro Bosetti/Michel Doneda – Placés dans l’air – Potlatch – 2003
– Bertrand Betsch – Pas De Bras, Pas De Chocolat – Virgin – 2005
– Martine Altenburger/Lê Quan Ninh – Love Stream – Insubordinations label – 2006 (A télécharger gratuitement sur le site du label)
– Bertrand Betsch – La Chaleur Humaine – PIAS – 2007
– Olivier Toulemonde/Nicolas Desmarcheliers/Michel Doneda – Le Terrier – Monotype Rec. – 2009
– Bertrand Betsch – Je vais au silence – 3h50 – 2010 (en téléchargement)

Crédit photo : Lê Quan Ninh par Sabine Moig – Paris décembre 2009 (Festival Musique & Littérature)