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Les chômeurs de Moulinex, étude sociale à grande échelle



Alors que nous avons consacré dernièrement une série d’articles au roman social, qui abordait en particulier les répercussions de la fermeture de grands groupes dans les bassins d’emploi du nord de la France (voir notamment Les Vivants et les morts et Rouge dans la brume de Gérard Mordillat ou encore Les derniers jours d’un homme de Pascal Dessaint) sort, demain, une étude universitaire des plus captivantes, Les chômeurs de Moulinex. Manuella Roupnel-Fuente, maître de conférence en Carrières Sociales à l’Institut Universitaire de Technologie de l’Université d’Angers-Cholet, revient avec cet ouvrage sur le drame de la fermeture de l’usine Moulinex en France. Cette étude publiée aux PUF est issue de la thèse de sociologie de son auteur soutenue en novembre 2007.

Pour commencer il faut souligner que rares sont les études qui analysent avec autant de précision les répercussions du chômage sur une population donnée à cette échelle. Cela est dû pour partie au fait que les salariés ont « joué le jeu » et ont accepté, pour nombre d’entre eux, de répondre à une batterie de questions, que ce soit lors de réunions publiques d’anciens salariés, ou lors de rencontres privées. Le travail mené par la sociologue compile ainsi des données qui éclairent d’un jour nouveau cet aspect de la vie de l’adulte « actif » qu’est le chômage. L’entreprise Moulinex a été, durant de longues années, l’un des fleurons de l’industrie « à la française », entendons par là avec à sa tête un dirigeant proche de ses employés, à la dimension humaine, Jean Mantelet. Mais cette gestion paternaliste, « à l’ancienne » s’est éteinte avec la concurrence accrue et la nécessité qui est apparue pour la firme de conquérir de nouveaux marchés pour répercuter les profits sur les actionnaires du groupe. Comme le souligne Manuella Roupnel-Fuente, La gestion financière de Moulinex était depuis quelque temps dominée par l’actionnariat et la poursuite incessante du gain par la conquête de nouveaux marchés ou par la prise de décisions périlleuses qui ont fait passer la rentabilité économique de l’entreprise avant l’intérêt des salariés. Dans un tel contexte, il était difficile de croire en la « survie » de l’emploi sur le territoire français. Dès le milieu des années 80, les mauvais résultats de Moulinex poussent l’entreprise à favoriser les départs anticipés à la retraite de son personnel pour alléger les charges. Mais cela ne suffit plus. Plusieurs plans lourds de conséquences voient le jour à partir des années 90 : plan de retournement (1994), plan de reconquête de la performance (1996), plan de redéploiement industriel (2000), jusqu’au dernier qui porte en lui toute la symbolique de cet échec criant, plan de la dernière chance.

D’un point de vue concret, la perte d’emploi directs et indirects (en comptant les entreprises sous traitantes de Moulinex) s’élève à plus de 3500, ce qui, à l’échelle d’une région, la Basse Normandie en l’occurrence est considérable. La mise en place d’un plan global de traitement de ces nouveaux arrivants sur le marché du travail a ainsi été nécessaire pour faire face à une situation (extra)ordinaire. Mais, et c’est là l’un des éléments clefs de cette étude, même s’il n’y a pas à proprement parler de déterminisme géographique qui induirait qu’il est plus aisé de retrouver un travail dans telle ou telle zone, La géographie du chômage est apparue comme un facteur structurel de première importance dans le cas des employés de Moulinex. Deux ans après la fermeture de l’usine en septembre 2001, 32 % des personnes ayant répondu à l’étude avaient retrouvé un emploi, 38 % étaient concernés par une mesure d’âge (préretraites, Allocation chômeur Agé…) et 30 % demeuraient à la recherche d’un emploi ou en dispositif spécifique (formation, mesure de conversion…). D’autres chiffres mettent en relief le drame qui touche les anciens salariés de Moulinex : Deux ans après leur licenciement 24 % des répondants étaient au chômage et à la recherche d’emploi. Huit ans après 10 % se trouvaient concernés par le RMI ou l’ASS. Au-delà des chiffres qui parlent pour eux, la grande force de cette étude est de s’attacher à comprendre les difficultés inhérentes à la recherche d’un nouvel emploi pour des personnes ayant travaillé plus d’un quart de siècle pour le groupe d’électroménager. Manuella Roupnel-Fuente met ainsi en lumière les difficultés basiques comme celle que pose la rédaction d’un CV ou celle qui prennent corps lors d’un entretien d’embauche, bref Pour les salariés ayant réalisé toute leur carrière professionnelle chez Moulinex et pour bon nombre de personnes confrontées au chômage, l’arrivée sur le marché du travail équivaut à un saut dans l’inconnu. Cet inconnu vient toucher une population déjà durement touchée émotionnellement pour qui la perte d’emploi est synonyme d’anéantissement, de colère ou de fatalisme. Les ex-employés de Moulinex sont ainsi plus sensibles aux maladies générées par une désenvie totale ou partielle de poursuivre ou d’entretenir tout rapport social. Ces maladies sont aussi la cause des difficultés à retrouver un emploi. D’où une équation que l’on peut poser et qui fait froid dans le dos : pas d’emploi = risque de maladie accrue ; maladie = difficultés à retrouver un emploi. Comme le souligne Manuella Roupnel-Fuente : En les coupant de leurs relations de travail, le chômage a des retombées sur la sociabilité des individus et amène à un rétrécissement du monde social. L’absence d’emploi prive d’un « prétexte aux autres ». Les occasions de nouer de nouvelles relations sociales depuis le licenciement sont rares, l’univers social est atrophié par le manque de contacts humains réguliers que fournissait l’activité professionnelle. Aussi, le licenciement peut conduire à des situations d’isolement et de « décivilisation » où l’individu perdrait une partie de sa sociabilité et sa socialité.

Sans conteste nous pouvons affirmer que cette étude sur les chômeurs de Moulinex fera date car elle pose, en effet, non seulement les bonnes questions et pousse l’analyse jusqu’à un degré rarement atteint, mais prend de plus suffisamment de recul pour décortiquer tous les dommages co-latéraux dont ont pu être victime les employés du groupe d’électroménager. Etude globale d’un phénomène qui risque, au regard de l’actualité à court ou moyen terme, de prendre une ampleur insoupçonnée. Un ouvrage de référence qui mérite une lecture plus qu’attentive…