- Article publié sur MaXoE.com -


L’étrange mariage de l’horreur et de la nature… carnet de voyage à Tchernobyl.



Nous connaissions le travail magnifique réalisé par Emmanuel Lepage sur Voyage aux Iles de la Désolation (Futuropolis), il nous revient aujourd’hui avec deux albums qui retracent sa résidence d’artiste de quinze jours à Tchernobyl durant le printemps 2008. Essentiel.
 
 
Tchernobyl, cette ville ukrainienne située à seulement une centaine de kilomètres de Kiev n’était qu’un point parmi d’autres sur la carte du globe avant qu’un certain 26 avril 1986 la plus grande catastrophe nucléaire, mais aussi écologique et sanitaire ne vienne perturber l’ordre des choses. Et pour cause, la fusion du réacteur n°4 de la centrale nucléaire allait propager dans le ciel environnant et jusque dans l’Europe entière ses poussières hautement cancérigènes. Le monde devait basculer dès lors dans une nouvelle ère. Les sacrifiés des premières heures, pompiers volontaires et inconnus envoyés sur le chenal de la mort se comptent plus de vingt ans après par milliers, par centaines de milliers. Et pourtant nous ne les connaissons aujourd’hui que sous le vocable réducteur de liquidateurs. Un qualificatif somme toute à l’image de cette catastrophe qui laisse sans mot et qui démontre que l’horreur peut aussi naître en dehors des champs de batailles dans une utilisation civile des moyens de production de l’énergie. Un message qui résonne encore à notre époque qui vient de connaitre Fukushima et qui n’arrive pas à chasser ses vieux démons. Des démons qui ressurgissent de nouveau de façon marquante nous laissant avec nos interrogations, nos doutes et cette image qui nous hante que le pire n’est peut-être qu’à venir.
 
Rien ne destinait le dessinateur Emmanuel Lepage à faire le voyage vers Tchernobyl. Et puis tout s’accélère lorsque l’association Dessin’Acteurs lui propose une résidence d’artiste de quinze jours dans la région où eu lieu la catastrophe plus de vingt ans plus tôt. Nous sommes en 2008 et pour Emmanuel Lepage ce moment de vie va changer pas mal de choses sur sa vision de citoyen du monde, d’artiste, de père de famille. Jamais l’auteur n’avait envisagé se rendre si près de ce no man’s land, là où la vie a été mise en suspend pour quelques siècles. Il s’y rendra avec d’autres artistes et notamment le dessinateur et aquarelliste Gildas Chasseboeuf.
 
Dans Un printemps à Tchernobyl (Futuropolis), l’auteur revient sur son expérience en Ukraine par le biais d’un album témoignage. Les fleurs de Tchernobyl (La Boîte à bulles) quant à lui se présente sous la forme d’un carnet de voyage mêlant textes et images composées lors de ce même séjour avec Gildas Chasseboeuf. Les deux ouvrages se complètent donc et donnent à voir de l’intérieur une vision d’auteur sur l’un des plus grands drames civil de ce XXème siècle.
 
Dans Un printemps à Tchernobyl, Emmanuel Lepage décortique pour nous son expérience en partant du début de cette aventure, un certain novembre 2007. Il passe en revue ses doutes, les craintes de sa famille et la peur de la laisser derrière lui, l’enveloppant d’inquiétudes bien compréhensibles. Arrivé sur place il prend le temps de comprendre, d’observer, d’analyser chaque situation, il parle aussi. Pas forcément avec cette langue qu’il ne maitrise pas mais avec ses dessins prit sur le vif et qui dénotent d’une ambiance, d’une chaleur qui vont le troubler jusqu’à remettre en question le fondement de son travail sur ce site. Lui qui était venu rendre-compte d’une situation pour lutter ailleurs contre le développement du nucléaire va être confronté à une situation inattendue : Il trouvera beau Tchernobyl. Eclatante beauté ? Mais… je suis mandaté par une association pour témoigner de la catastrophe… Eclatante beauté ? … je croyais me frotter au danger, à la mort… Et la vie s’impose à moi ! Gildas, tu crois qu’on peut dire « Tchernobyl, c’est beau ? » Dès lors son carnet de croquis, qui au départ se teintait de gris, de noir, de sépia, laisse apparaitre la couleur, les bleus, les verts, les rouges occupent l’espace. Les sourires des ukrainiens qu’il côtoie chaque jour fondent sa conviction que si la mort rôde toujours, la vie quant à elle reprend aussi son droit. Serait-elle un signe ? Une piste à suivre ? Une raison d’espérer ? Sûrement.
 
Avec Les fleurs de Tchernobyl, qui constitue une réédition enrichie de l’édition de 2008, Emmanuel Lepage et Gildas Chasseboeuf donnent à voir ce même sentiment. Le titre en lui-même peut se lire comme une provocation face au projet initial, pourtant il reste sincère, sans jamais s’égarer dans la sensiblerie. Le dessin des deux auteurs tisse une atmosphère mêlant avec réussite la tension du moment, construite autour des symboles du drame : le sarcophage, le check-point, les réacteurs, les masques, les gants et protections diverses portées pour se protéger du danger, les villes fantômes, négatifs d’une vie à jamais perdue et la nature environnante, celle par qui tout redevient possible, l’espoir, le changement, la reconquête sur la vie. Là réside le message de ces deux albums essentiels. La victoire de la vie sur cette mort probable…
 
Emmanuel Lepage – Un printemps à Tchernobyl – Futuropolis – 2012 – 24,50 euros
Emmanuel Lepage et Gildas Chasseboeuf – Les fleurs de Tchernobyl – La Boite à bulles –2012 – 17 euros