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Mineur de fond, la BD noire hommage aux hommes…



Quelque part dans le nord de la France au début du siècle dernier. Il ne fait pas toujours beau ni au dehors ni dans les étroites chaumières qui s’élèvent près de l’entrée des mines de charbon. Est-ce mieux ailleurs ? Pas si sûr car dans cette société ankylosée par l’asservissement de la plus grande majorité des hommes au bénéfice des nouveaux riches, bourgeois et industriels sans âme, les perspectives d’avenir se résument souvent à pas grand-chose. C’est ce pas grand-chose que va tenter de bousculer Marcel…   

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Gueule noire d'Ozanam & Lelis - Casterman (2015)

Gueule noire d’Ozanam & Lelis – Casterman (2015)

Ascenseur pour les tréfonds. Marcel y va tout droit. C’est son premier jour à la mine et il perpétue ainsi une tradition familiale qui fait, si ce n’est la fierté de la famille, celui du père qui aime à conter des histoires de légionnaires romains apeurés à la vue de deux visages noirs rencontrés dans une clairière des alentours. Etre mineur de fond n’est pas forcément la panacée mais elle fait vivre les hommes depuis la nuit des temps. Car le charbon récolté dans les profondeurs les plus reculées de la veine ouverte depuis des lustres offre le combustible qui alimentera les fours et les cuisinières. Mais Marcel n’en a que faire des histoires ancestrales et autres traditions familiales. Alors qu’il se rend vers l’entrée de la mine avant de prendre l’ascenseur vers le cœur de la terre, il devise avec Jacek, un autre bleu qui va l’accompagner dans le dur apprentissage de ce métier d’hommes. Seul rayon de soleil dans cette sinistrose ambiante, Suzanne, l’amoureuse de Marcel, fraîche au cœur tendre qui dope le jeune homme dans les tâches à accomplir. Pour autant Marcel le sait bien, s’il veut bousculer les évidences, les destins tout tracés, il devra partir à la première occasion. C’est ce qu’il affirme tout haut à Jacek… sauf que ce dernier le devancera dans ses intentions…
Il est un rite qui veut que les fils de mineurs deviennent mineurs à leur tour. Dans ce milieu clôt qui ne peut espérer voir un jour l’ascension sociale s’immiscer dans les cités bringuebalantes qui jouxtent l’entrée des carrières et l’héberge tant bien que mal, les gamins acceptent sans rechigner leur sort. D’abord parce qu’ils n’ont pas vraiment le choix, encouragés qu’ils sont par des familles vivant à la limite de la précarité, quand celle-ci n’a pas déjà gagné l’antre du foyer. Ensuite car les autres perspectives ne sont pas franchement meilleures. Alors à quoi bon ? La vie se veut simple et rangée au service d’un patron amassant toujours plus de profits, tandis qu’eux, mineurs de fond, fiers et endurcis, arborent des gueules charbonneuses aux traits tirés qui démontrent le travail éreintant réalisé dans les abysses de cette terre explorée jusqu’à plus soif et ce au péril de leur vie. Le temps fait son terrible office, lénifiant les esprits portés par l’espoir qu’un jour meilleur viendra. Et il ne viendra jamais. Bien au contraire, les malheurs, à coups de grisous ou d’effondrements de galeries, finissent toujours par rattraper ceux qui pensaient pouvoir échapper au pire. Marcel partira finalement de cet destinée en cul-de-sac, abandonnant son amoureuse pour gagner la ville, bien plus prometteuse. Pourtant, la vie n’y est pas meilleure, et les perspectives pas folichonnes. Il prendra un boulot tout aussi éreintant qui le verra transporter des tonneaux du matin au soir pour un pécule journalier bien mince. Conscient de l’exploitation dont il est victime une seconde fois et éclairé par Jacek dont il retrouve la trace, Marcel va embrasser une autre destinée.
Dans ce récit sombre à plus d’un titre, Antoine Ozanam rend un hommage sincère aux hommes qui exercèrent tous les petits boulots du siècle dernier. Des boulots qui meurtrissaient les corps chaque jour d’avantage au point de tuer dans l’œuf toute volonté de révolte. Le sort réserver à ces esclaves déguisés parqués dans des cahutes sans âmes ou des chambres de bonne aurait pu perdurer des décennies et des décennies, voire des siècles. Pourtant, l’agitation viendra de quelques trublions anarchistes et des penseurs de la condition des travailleurs. Antoine Ozanam montre un peu de cela dans cet épais album de 100 pages. En s’attachant à creuser le destin de ses personnages et en les plaçant dans des situations extrêmes, ils leur donne une âme. Peu importe les moyens mis en œuvre par les hommes pour briser leurs chaines, tout affranchissement ne se fait pas sans perte, mais se construit sur des idéaux certes illusoires, mais qui doperont les esprits des générations futures. Le dessin de Lelis est tout simplement immersif. Il se fait en totale phase avec la portée du message. Le noir et blanc, apporte son surcroit de tension et de dramaturgie au récit ; le trait fuyant, jeté sur la feuille avec énergie, les hachures pluvieuses ou la construction parfois volontairement chargée des décors, notamment les rues et venelles parisiennes ou cette chapelle minière étouffante visible sur la dixième planche de ce récit donnent une dimension oppressante au récit. Superbe réalisation !

Ozanam & Lelis – Gueule noire – Casterman – 2015 – 18 euros