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Plongée expressionniste dans l’univers d’Edgar Allan Poe



Le label marseillais Emouvance vient de publier Midnight Torsion du pianiste américain Eric Watson, une plongée dans l’univers sombre du poète et conteur Edgar Allan Poe. L’occasion pour nous de revenir sur une œuvre singulière de la littérature du XIXème siècle revisité par un pianiste audacieux.

Si l’on connaît l’influence qu’exerça Edgar Allan Poe sur le littérature française de la fin du 19ème siècle, force est de constater, qu’aujourd’hui encore, nombre d’artistes, qu’ils soient écrivains ou musiciens, s’inspirent de l’œuvre majeure de l’écrivain américain.

Eric Watson, avec son dernier album, Midnight Torsion, publié sur le label Emouvance, propose une lecture – retravaillée et enrichie de sa vision personnelle – du conte The Raven (Le Corbeau) de Poe. Le pianiste américain n’en est pas à sa première tentative de mêler différentes approches artistiques puisqu’il a déjà travaillé, notamment, par le passé, avec des danseurs. L’album qu’il nous offre aujourd’hui est d’ailleurs lui aussi tiré d’une chorégraphie élaborée avec Charles Cré-Ange, Lettres (spectacle interprété en novembre 2007 à Pôle Sud à Strasbourg) : « Le spectacle chorégraphique Lettres, monté à mon initiative, fut le fruit d’une réflexion approfondie sur les exigences de la composition et de l’interprétation, inspirée par le poème d’Edgar Allan Poe, The Raven (Le Corbeau) », nous dit le pianiste dans les liner notes de l’album. Midnight Torsion n’est pourtant pas la simple bande son du spectacle. Le compositeur a souhaité retravailler la matière à partir de ses idées et de celles de ses compagnons d’aventure. Il nous invite ainsi à un voyage (et pas des moindres) dans les méandres de la création contemporaine. Poe excellait dans les mises en ambiance, dans les non-dits, dans le suggéré. Il parvenait ainsi à faire travailler constamment l’imaginaire de ses lecteurs. Le travail d’Eric Watson suit le même chemin puisque la musique se fait non seulement invitation à la réflexion mais tisse aussi, par ses plages sombres et captivantes, la toile d’un no man’s land détonnant fait de poésie, de souffrances, d’interrogations, d’un tourbillon d’émotions brutes, le tout se succédant jusqu’à en faire naître un certain malaise chez l’auditeur.

# 12 :

But the Raven still beguiling all my sad soul into smiling,
Straight I wheeled a cushioned seat in front of bird and bust and door;
Then, upon the velvet sinking, I betook myself to linking
Fancy unto fancy, thinking what this ominous bird of yore—
What this grim, ungainly, ghastly, gaunt and ominous bird of yore
Meant in croaking « Nevermore. »

Le poème de Poe suit une métrique stricte, d’où son extrême musicalité. En utilisant des allitérations et des rimes internes, en s’appuyant sur la répétition aliénante du Nevermore expectoré par l’oiseau noir qui clôt la plupart des strophes et en le soutenant sans cesse par des rimes en « ore » ou « oor » l’auteur parvient à éveiller cette part de peurs (de frayeur ?) qui sommeille en chacun de nous. D’où la difficulté pour le traducteur de retranscrire tous les effets suggérés par l’écrivain américain. Trois auteurs majeurs se sont prêtés à ce difficile exercice, Baudelaire, Mallarmé et Rollinat. Si la traduction de Baudelaire nous est plus familière, celle de Mallarmé a séduit Eric Watson qui l’a utilisée pour partie dans son travail de construction de la matière sonore. Le pianiste retient en effet le côté intemporel du texte réinterprété par l’auteur de L’Après-Midi d’un faune.

Ci-dessous les traductions de la 12ème strophe par Baudelaire et Mallarmé. Nous ajoutons celle de Rollinat, qui, même si elle ne fût pas utilisée pour le projet du pianiste, donne un aperçu du talent de l’auteur des Névroses, l’un des fers de lance du mouvement décadent français de la fin du XIXème siècle.

Charles Baudelaire

Mais le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son – Jamais plus !

Stéphane Mallarmé

Le Corbeau induisant toute ma triste âme encore au sourire, je roulai soudain un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; et m’enfonçant dans le velours, je me pris à enchaîner songerie à songerie, pensant à ce que cet augural oiseau de jadis — à ce que ce sombre, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau de jadis signifiait en croassant : « Jamais plus. »

Maurice Rollinat

Ainsi je me parlais, mais le grave corbeau,
Induisant derechef tout mon cœur à sourire,
Je roulai vite un siège en face de l’oiseau,
Me demandant ce que tout cela voulait dire.
J’y réfléchis, et, dans mon fauteuil de velours,
Je cherchai ce que cet oiseau des anciens jours
Ce que ce triste oiseau, sombre, augural et maigre,
Voulait me faire entendre en croassant cet aigre
Et lamentable : « Jamais plus ! »

Dans Midnight Torsion Eric Watson a laissé la chanteuse et vocaliste Elise Caron naviguer entre les textes de Poe, Baudelaire et Mallarmé pour s’immiscer par touches subtiles dans l’univers construit par le piano, la contrebasse de Claude Tchamitchian et le violon de Régis Huby. La musique tire sa substance de la vision des quatre interprètes et, si l’écriture d’Eric Watson est bien présente, l’appropriation par les musiciens invités sur le projet de la partition donne une cohésion et une force supplémentaire au projet. Ou comment l’improvisation nourrit texte et partition.

L’écoute de Midnight Torsion est bouleversante. Là où se construit l’univers troublant et martyrisé de Poe, les quatre musiciens sont venus tirer la sève de leurs improvisations. L’oeuvre du poète, sombre et torturée, donne naissance, entre les mains d’Eric Watson, d’Elise Caron, de Claude Tchamitchian et de Régis Huby à une musique expressionniste d’une rare beauté.


Entretien avec Eric Watson

 

Le point de départ de ce projet est une commande de musique de la part de Cré-Ange à Strasbourg pour une chorégraphie. Quand avez-vous décidé de bâtir un projet uniquement musical autour de l’œuvre d’Edgar Allan Poe ?
Le projet de la compagnie Cré-Ange a été joué à deux reprises en 2007 et tout c’est vraiment très bien passé. A la suite de cela j’avais, avec l’ensemble des musiciens, ce désir collectif de créer un projet purement musical. Un projet qui nous autorise à être plus libres, moins contraints par la chorégraphie très structurée.

Edgar Allan Poe est l’un des auteurs américains majeurs du XIXème siècle. Il a eu, surtout en France, une influence réelle sur nombre d’auteurs : Baudelaire, Mallarmé mais aussi sur le mouvement décadent français de la fin de siècle. Comment aborde-t-on le travail autour d’un auteur aussi influent dans l’histoire littéraire ?
Dans mon cas, à la fois avec simplicité et sûrement un peu de désinvolture. Je n’ai pas travaillé véritablement sur ce texte (le Corbeau), mais plutôt sur l’atmosphère qu’il renvoie. Je ne voulais pas de mise en musique de cette œuvre, ce n’était pas mon but. Finalement, il y a très peu de matière écrite dans mon projet. Seulement une trentaine de mesures, pour 1h05 de musique, sont véritablement tirées du Corbeau. La vocaliste était de fait libre de s’inspirer du texte en tant que matière d’improvisation. Il lui servait donc à nourrir son statut d’électron libre. Pour revenir à Poe, j’aime beaucoup son vocabulaire, toutes les atmosphères torturées qu’il dépeint. Plus qu’une écriture, ce qui m’intéresse chez Poe, c’est le climat qu’il élabore dans son univers. Je voulais créer une musique autour de cette ambiance, de l’angoisse, du déchaînement, de l’obsessionnel de ce personnage. Je voulais évoquer les notions de la perte, de la mort qui reviennent, aussi, souvent dans ma musique, qui ne déborde pas forcément de gaieté, comme on me l’a fait souvent remarquer (rires). Construire ce projet sur Poe m’a aussi donné l’occasion de collaborer avec une vocaliste, ce qui est un peu une chose nouvelle pour moi car j’ai surtout travaillé jusqu’à présent sur de la musique instrumentale.

Comment s’est imposé à vous le choix d’Elise Caron ?
Je connais son travail depuis de nombreuses années et elle était en quelque sorte la personne parfaite pour ce projet. Il y a dans Midnight Torsion une trentaine de mesures écrites, mais pas n’importe lesquelles. Pour passer de ce type d’écriture vers l’improvisation il faut une technique vocale très éprouvée. Elle avait une latitude très large dans ses choix d’interprétation. Elle pouvait par exemple partir d’un mot, le prononcer à l’envers, le triturer… le texte relevait pleinement de la matière. Elise pouvait être inspirée par son contenu, sans pour autant le réciter ; elle pouvait en quelque sorte sillonner à travers lui.

Et le choix de Régis Huby et Claude Tchamitchian ?
Je connais Claude depuis plus de 20 ans maintenant, je connais son exigence et sa capacité à jouer sur ce type de projet. Pour Régis, il me fallait quelqu’un qui puisse relever le défi d’une partition relativement exigeante.

Les musiciens avaient-ils de la latitude par rapport à la partition ? le projet était-il conçu comme une improvisation structurée avec un point de ralliement commun (ou non) ?
Je ne crois pas qu’il y ait une véritable liberté des musiciens par rapport à la partition. Il y a des outils d’expression. Certains se trouvent dans l’écriture, d’autres dans l’improvisation mais il n’y a pas à proprement parler de similitude avec ce que l’on trouve dans la musique improvisée. L’improvisation n’est que l’un des éléments que je déploie pour arriver à mes fins. Finalement comme mon écriture est assez « serrée », il n’y a pas plusieurs options d’improvisation. L’improvisation était censée jaillir au-delà de l’écriture, comme une explosion, une dissolution. Comme un tableau qui fond devant nos yeux.

Cela peut aboutir à un moment magique…
Je n’ai pas la prétention de le dire (rires). J’étais très bien entouré sur ce projet mais le travail a pris beaucoup de temps pour en arriver au résultat que l’on peut écouter sur l’album. Il fallait tourner certains passages dans plusieurs sens avant de trouver le juste équilibre. Il fallait, je pense un certain temps pour que chacun soit à l’aise avec cette matière et les schémas de jeu. Au final ce projet est un exemple de ce qu’aurait pu être une musique de chambre dans un monde idéal, du moins j’ai essayé de tendre vers cela.

En travaillant sur ce projet vous avez découvert la traduction du Corbeau de Mallarmé. En quoi était-elle différente de celle de Baudelaire ?
La traduction du poème par Baudelaire est foncièrement ancrée dans le XIXème siècle tandis que celle de Mallarmé ramène le texte dans le XXème siècle. Cela était très important pour moi car cette écriture très XIXème siècle du texte ne me mettait pas à l’aise. Le Corbeau a d’ailleurs été parfois très mal perçu par le public. Le texte a été jugé excessif. Je reste persuadé que si vous voulez vous faire des ennemis dans l’écriture (musicale), soit vous faites du jazz, soit quelque chose de romantique. Et si possible les deux en même temps ! Si vous faites ça vous êtes sûr de perturber ceux et celles qui sont dotés de cette pulsion singulière à contrôler la musique. Le jazz et le romantisme sont les deux bêtes noires de la nomenclature de la musique « officielle ». Pour revenir au texte, comme le français n’est pas ma langue maternelle, je ne distingue pas forcément toutes les nuances de cette langue. L’écriture de Mallarmé me paraissait plus expressive, avec moins de manières.


A écouter :

– Midnight Torsion d’Eric Watson – 1 CD Emouvance 2009

Le quartet sera sur scène pour jouer la musique tirée de l’album le samedi 15 janvier 2011 au TAP de Poitiers (TAP – Scène Nationale – 6 rue de la Marne – 86 000 Poitiers – Tel : 05.49.39.29.29) Tarif : de 9 à 20 euros.

A lire :

– The Raven/Le Corbeau, version en téléchargement gratuit proposée par les éditions du Boucher qui reprend le poème de Poe en version originale et dans les traductions de Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé : ici

– La traduction en vers du Corbeau offerte par Maurice Rollinat : ici

 

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