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Romans adaptés / illustrés (1ere partie) avec Nicolas Juncker, Corbeyran, Régis Penet…



En cette fin d’année qui sonne comme la période des cadeaux mais aussi des longues soirées d’hiver, la lecture reprend presque naturellement son droit. Livre en main, nous voyageons non plus physiquement mais dans des rêves construits à la force de récits, contes merveilleux et légendes. Pour franchir la nouvelle année ou pour passer un Noël agréable nous avons voulu vous présenter quelques romans qui ont donné lieu à des relectures de la part de dessinateurs de BD ou d’illustrateurs. Car les récits ont cette chance merveilleuse de pouvoir être relus, adaptés, mis en images. Entre les adaptations personnelles et les illustrations de textes, cette fin d’année 2011 nous offre une belle panoplie à découvrir, d’Oscar Wilde aux frères Grimm en passant par Alexandre Dumas, Musset, Saint-Exupéry, Perrault et autres Victor Hugo… Autant d’imaginaires construits et développés par des auteurs majeurs, revisités aujourd’hui… De beaux moments de lectures et de voyages en perspective…

Les trois mousquetaires furent publiés en 1844 sous forme de feuilletons. A ce moment-là Alexandre Dumas était déjà un auteur établi qui avait fait ses preuves dans les vaudevilles. Ce passage au feuilleton eu un impact sur nombre de générations futures d’auteurs qui s’employèrent à perpétrer le roman de capes et d’épées. S’attaquer à une version dessinée de ce roman passé à la postérité n’était donc pas mince affaire. L’ouvrage regorge de rebondissements – nécessaires pour entretenir le rythme du feuilleton – et le style de Dumas possède une richesse de couleur et de style. Nicolas Juncker devait donc partir d’un déroulé narratif dense pour proposer une version respectueuse de son aîné mais envisagée sous un nouveau jour. Le dessinateur a très vite compris que s’attacher au seul point de vue de d’Artagnan tout en creusant la psychologie des personnages serait la meilleure option. Cela permettait notamment de pouvoir développer l’aspect humoristique de certaines scènes, bien présent dans le roman original. Nous découvrons donc un d’Artagnan fraîchement débarqué dans la capitale, prêt à relever les défis et duels qui lui tombent dessus à chaque coins de rue. Sa rencontre avec Athos, Porthos et Aramis, puis la relation avec Constance et Milady de Winter sont développées ici en gardant le même impact sur le scénario. Les hésitations, l’air un peu benêt, les travers des mousquetaires sont par contre développés pour enrichir le dessin et offrir des espaces jubilatoires au lecteur. Pour la peine les 264 (272 en comptant les annexes) pages de ce roman graphique se lisent avec un plaisir rare. Nicolas Juncker a voulu faire de ce Journal d’un cadet (sous-titre de l’album) un véritable journal. D’Artagnan développe ainsi, via notamment des passages en crayonné, des apartés ou digressions qui enrichissent la trame principale. Le dessin simple va à l’essentiel, il se veut un soutient au déroulé narratif et non pas un élément ajouté ou complémentaire, et c’est en cela que réside la force de cet album. Si une fois achevée la lecture de ce journal vous vient l’envie de parcourir de nouveau le roman d’Alexandre Dumas, ne vous inquiétez pas, il s’agit seulement des effets indésirables de la lecture de cette adaptation remarquable de Nicolas Juncker ! A noter pour notre plus grand plaisir que cette réédition est proposée à un prix très sympathique, ce qui en fait un cadeau de choix à mettre sous votre sapin…

Nicolas Juncker – D’Artagnan, journal d’un cadet – Glénat/Treize étrange – 2011 – 25 euros

 

Les Thanatonautes de Bernard Werber fut l’un des plus grands succès éditoriaux des dernières années en format poche. Roman étrange, il mêle avec réussite métaphysique, philosophie et suspense. Corbeyran, dont nous connaissons la capacité à s’adapter à de nombreux contextes s’est immiscé dans cette œuvre pour en proposer une version BD qui se développera sous forme de triptyque. Michael Pinson vit un rapport difficile et étrange avec la mort, sentiment qui se renforce par les questions et les réponses glanées au contact des adultes qui l’entourent. Lorsqu’il rencontre Raoul Razorbak, garçon de son âge qui voue lui aussi une admiration sans borne pour ce qui prend forme après la vie terrestre, le rapprochement s’opère presque naturellement. Les deux ne se quitteront plus jusqu’à l’adolescence, partageant des moments forts notamment dans le cimetière du Père-Lachaise, lieu de déambulation privilégié des deux garçons. Dix-huit ans plus tard alors qu’un président en exercice manque de franchir le point de non retour, celui qui doit l’amener dans la lente montée vers le ciel, s’ouvre un véritable chantier qui doit mener à explorer et comprendre les mécanismes, les passerelles qui relient la vie et la mort. Raoul Razorbak est devenu un chercheur ambitieux au CNRS. Il se voit confier le soin de mener ces recherches secrètes. Mais seul il ne peut arriver à ses fins. C’est pourquoi il contacte Michael Pinchon, son ami d’enfance qui vient d’achever des études d’anesthésiste. Tous les deux vont mener des travaux et des expériences qui vont permettre de franchir les étapes de la connaissances de l’au-delà, devenant ainsi de véritables Thanatonautes, du grec « thanatos », la mort et de « nautês » les voyageurs, les navigateurs. Le tome 1 pose les bases des explorations futures. Le charme opère très vite, avive notre curiosité et notre soif de connaître la suite de cette aventure étrange sur la mort, souvent reléguée au rang des tabous de notre époque. Le dessin de Taranzano, encore méconnu, fait mouche et enveloppe le scénario très efficace de Corbeyran. Plein de belles promesses à venir pour cette série !

Corbeyran/Taranzano – Les Thanatonautes, tome 1 – Drugstore – 2011 – 13, 90 euros

 

Adapter Lorenzaccio d’Alfred de Musset, l’une des œuvres majeures du romantisme peut s’envisager comme un véritable défi. Car la pièce de l’auteur français se construit en volutes successives, en atmosphères pesantes et délétères. Garder suffisamment de force émotionnelle pour respecter la force intrinsèque de la pièce de Musset tout en proposant une adaptation qui ne vire pas au simple ressassé terne et sans relief demande non seulement de se plonger véritablement dans la pièce pour en faire rejaillir toute la sève, mais aussi impose de garder un pied dans notre époque pour offrir une relecture moderne et exempte de clichés. La tâche de Régis Penet n’était pas des plus aisée loin s’en faut. Pourtant dès la prise en main de l’album la couverture arrive à dissiper les doutes. Le dessin se fait suffisamment volatile pour suggérer et suffisamment fort pour retenir notre attention : un homme brandi un poignard au dessus de sa tête baissée, comme si le crime en gestation devait ne pas être vu, comme si une retenue ou un questionnement envahissait l’auteur du forfait à venir.
Nous connaissons tous l’histoire de la pièce. Alexandre de Médicis est un véritable tyran à la tête d’une des villes les plus influentes de la Renaissance. Le vice, la débauche et tout ce que cela suppose comme compromissions et exactions perpétrées contre le peuple, devient le quotidien d’une cité qui souffre en silence. Lorenzaccio, mystérieux androgyne navigue au milieu de cet empire, observe, charme les uns et avive les craintes des autres. Etranges sentiments qui naissent à son contact. Personne n’ose s’opposer à cette longue descente dans la dépravation et la perversité. Personne sauf une famille, les Strozzi, qui souhaite secrètement le rétablissement de la République. Lorenzaccio, quant à lui, profite de son statut de fou du roi pour s’immiscer là où le despote s’impose. Si l’on ajoute la présence de deux femmes troublantes Catherine, sœur de Lorenzaccio et Louise Strozzi, nous aurons compris que le mécanisme du récit romantique peut agir sans véritable limite…
Le dessin de Régis Penet insiste sur le baroque de la pièce pour mieux servir la douce anarchie qui s’impose peu à peu. Les personnages creusés laissent exprimer suffisamment de charme pour nous captiver. Une des réussites de Penet réside dans l’atemporalité qu’il affiche par son dessin, prolongeant ainsi un des desseins de Musset. Un album qui ne peut laisser indifférent…

Régis Penet – Lorenzaccio – 12bis – 2011 – 15 euros

 

Le Joueur de flûte de Hamelin est un conte allemand repris notamment par les frères Grimm. La légende raconte qu’en 1284, la petite ville de Hamelin, qui grouillait de rats fît appel à des dératiseurs afin de rétablir l’ordre et restaurer un semblant d’hygiène dans une petite bourgade typique du moyen âge. Nombre de candidats, attirés par la récompense offerte se présentèrent au bourgmestre afin d’essayer de mettre un terme à la prolifération des petites bêtes brunes. Tous échouèrent dans leur tentative. Les villageois exaspérés crient leur mécontentement sur la place publique. La mort d’un homme vient renforcer le sentiment d’insécurité et, alors que la résignation semblait frapper de plein fouet le petit village, se présente un homme étrange, qui se dit musicien, accompagné d’un furet qui trône sur son épaule. L’homme parcours le village, l’inspecte avant de rendre son verdict : Pour un homme se comptent cent rats. Malgré ce chiffre effrayant l’homme assure pouvoir venir à bout de cette armée de rongeurs. Mais la récompense demandée par l’homme est élevée. Le bourgmestre décide tout de même de lui laisser faire son office quitte à ne pas le payer lorsque le moment sera venu. Le lendemain l’homme arpente les rues du village en soufflant dans une petite flûte des airs imperceptibles pour l’homme. Les rats charmés, dévalent dans les rues et suivent le musicien qui se dirige vers la rivière bordant Hamelin. Essoufflés, incapables de réagir aux doux sons de l’instrument, les rats se noient jusqu’au dernier. En dépit de ce succès, le bourgmestre refuse de payer le prix fixé par le musicien. Dès lors une étrange malédiction va frapper le village et le plonger dans ses heures les plus sombres… Cette légende fût reprise et adaptée par nombre d’auteurs au cours des siècles. André Houot en donne une lecture fidèle au récit des frères Grimm. Mais, plus qu’une simple adaptation, le dessinateur propose un récit d’une densité remarquable. Le déroulé scénaristique se voit renforcé par un dessin hyperréaliste qui semble faire revivre le village et l’ambiance du XIIIème siècle. Les costumes, les décors, les textes, alternances de vers et de dialogues « rustiques » donnent un surplus d’homogénéité au récit. Ce conte, qui n’est pas le plus connus des frère Grimm, se voit offert par André Houot une seconde jeunesse. Profitons-en !

 André Houot – Hamelin – Glénat – 2011 – 13, 50 euros

 

Plongée dans le Londres victorien.
Alors que le décadentisme s’impose en Europe comme une réaction, déjà forte, aux maux d’une société au sein de laquelle la pauvreté souvent présente dans les villes, côtoie la richesse outrancière, s’immiscent des pensées empreintes de libertés. Un décalage existe dans ce monde en construction. Il ne cessera plus de grandir.
Le Portrait de Dorian Gray du sulfureux auteur anglais Oscar Wilde nous dévoile des rapports à l’art, à l’esthétique qui sont autant de libertés prises sur une société anglaise qui avance déjà à deux vitesses et dans laquelle Londres brille de mille feux pour cacher peut-être les réalités qui tapissent ses bas fonds.
Enrique Corominas avoue être un fan de l’œuvre d’Oscar Wilde. Depuis plus de vingt ans maintenant il construit une relation quasi-charnelle avec cette œuvre obsédante. Sa lecture du Portrait de Dorian Gray diverge très fortement de nombre d’adaptations cinématographiques réalisées depuis plus d’un siècle, qui retiennent et explorent presque uniquement le côté macabre et fantastique du roman de l’auteur anglais au détriment de son analyse de fond sur l’Art, et son rôle à jouer au sein de toute société, sur la philosophie et l’esthétique. D’ailleurs il n’est pas surprenant que Corominas reprenne l’intégralité de la préface d’Oscar Wilde qui pose les bases du roman à venir. Analyse de fond qui ne néglige pas la forme, cette adaptation du dessinateur espagnol surprend par sa maîtrise du sujet et sa justesse dans la mise sous tension. Rien ne détonne, rien ne semble anachronique, pourtant, le dessinateur insuffle un brin de modernisme sur cette œuvre, révélant par là même un rapport au temps qui est à la base du roman. Si le portrait n’apparaît pas (ou peu) dans le déroulé de l’adaptation de Corominas, c’est pour mieux le mettre en évidence dans les ouvertures de chapitres. La peinture magnifique d’élégance et de profondeur s’altère au fil du temps pour mieux révéler le fond caché du caractère de Dorian Gray, monstre d’arrogance et dédaigneux envers ses proches. La beauté « naïve » du portrait présenté dans les premières pages laisse place progressivement à la force manichéenne déployée par son modèle. Pour représenter cette longue descente aux enfers, Corominas utilise un jeu/code de couleurs. Ainsi la flamboyance et la richesse de la palette du début laisse place à des teintes moins saturées, qui tendent progressivement vers un dégradé de gris plus ou moins ternes. En adoptant ce procédé Corominas développe un degré de subtilité qui enrichit le propos de l’auteur anglais sans pour autant laisser entrevoir totalement la chute finale. Rien n’est laissé au hasard. Cette adaptation d’une grande intelligence superpose les affects et libère une puissance évocatrice rarement atteinte dans les autres mises en forme de l’oeuvre d’Oscar Wilde. Le rythme, les décors de Londres particulièrement soignés, la tension développée au fil des pages et le portrait affiché/masqué, pièce maîtresse par laquelle passe le raccourci de la vie de Dorian Gray, font de cette adaptation une référence qui nous pousse à relire, tout comme Enrique, ce roman étrange et subtil dans lequel nos pensées se perdent parfois pour mieux renaître une fois achevée sa lecture. A noter la qualité du travail de l’éditeur Daniel Maghen dont l’exigence transparaît dans chaque composant de ce superbe objet : papier, reliure, couleurs, présentation des riches annexes. Un livre-objet que l’on aime sans conteste avoir « en main ». Incontournable.  

Enrique Corominas – Dorian Gray – Daniel Maghen – 2011 – 18 euros

 

Interview d’Enrique Corominas (réalisé avec l’aide de sa traductrice Carole Ratcliff) 

Tu es fasciné depuis toujours par le portrait de Dorian Gray. Pourquoi as-tu décidé aujourd’hui d’en faire une adaptation ?
C’est mon roman préféré depuis mes 14 ans et j’ai toujours fait des illustrations de ce livre-là. Après, ce qui a été réellement déterminant, est la rencontre avec Daniel Maghen qui m’a permis de faire cette adaptation.

Est-ce que ton travail préparatoire a permis de mieux saisir l’ambiance de l’ère victorienne ?
J’ai beaucoup lu d’études sur le travail d’Oscar Wilde et les traductions qui ont été faites de l’œuvre. Au niveau de l’aspect graphique j’ai beaucoup regardé des livres de photos de l’époque victorienne, de Londres, car à partir de 1870 il y a beaucoup de clichés disponibles. Donc je me suis beaucoup inspiré de toute cette documentation. À partir de cela j’ai essayé de réaliser quelque chose de moderne pour éviter de mettre en avant certains détails qui peuvent paraître très vieux maintenant. Je me suis donc inspiré de la réalité de l’époque tout en essayant de faire ma propre adaptation.

Oscar Wilde, dans la préface de ce roman, présente des considérations sur l’art. Peut-on dire que cela t’a également inspiré dans ton travail ?
Oui pour moi toute l’œuvre est basée sur la phrase d’Oscar Wilde : l’art pour l’art. J’ai essayé de baser mon travail sur le fait que l’art influe sur les personnes et que les personnes influent l’art.

Il existe de nombreuses interprétations de l’œuvre d’Oscar Wilde notamment des films, des adaptations théâtrales… Est-ce que ces adaptations t’ont inspiré, ou donné des images pour la réalisation de ton album ?
Je suis fan d’Oscar Wilde et du Portrait de Dorian Gray donc oui j’ai regardé tout ce qui existait sur le sujet. Je pense avoir vu tous les films. Il existe aussi des adaptations en bande dessinée, notamment une version américaine en comics du Portrait, mais celle-ci est très littérale, les auteurs ont vraiment suivi le texte de très près. Il y a trois ans est également sortie une adaptation française de Stanislas Gros qui est très personnelle. L’auteur prend la base du roman et y ajoute d’autres aspects. Dans un sens général et pour ce qui me concerne je pense que Dorian Gray n’a pas eu beaucoup de chance avec les adaptations (rires). Les thématiques qui ont souvent été mises en avant dans les versions passées (côté sombre, fantastique) se retrouvent dans mon album mais pour moi il ne s’agit pas des notions essentielles développées par Oscar Wilde. En tout cas je n’ai pas mis l’accent sur cela.

Peut-être que l’adaptation cinématographique d’Albert Lewin échappe à cette règle ?
Je suis tout à fait d’accord cette adaptation est fantastique.

Pour moi cette version est celle que j’ai gardée longtemps en tête. Ce film de 1945 en noir et blanc reprend parfaitement l’ambiance oppressante de l’œuvre d’Oscar Wilde. En découvrant ta version tout en couleurs de l’univers de l’auteur anglais j’ai reçu, du coup, un véritable choc. Comment as-tu travaillé spécifiquement sur les couleurs ?
L’usage des couleurs dans mon album sert à montrer la dégradation de la psychologie du personnage. Le premier chapitre est très coloré avec des tons roses ou bleus. Et puis, au fur et à mesure que l’histoire se complique, les couleurs changent, deviennent théâtrales, pour finir sur des teintes grises, très sombres. Les deux dernières pages sont même presque entièrement grises. Dans la version d’Albert Lewin tout est en noir et blanc sauf le tableau qui est en couleurs. Donc on est sur le même registre : travailler les couleurs par rapport à l’histoire, par rapport à ce qui est raconté. Dans le film de Lewin il y a deux moments où le tableau est montré : au début lorsqu’il est magnifique et à la fin lorsqu’il est dégradé, horrible. Ce choc qui a été utilisé dans le film entre le noir et blanc est la couleur, j’ai essayé de le réutiliser en sortant le tableau de l’histoire. Je l’ai reproduit de face au début de chaque chapitre mais je ne voulais pas qu’il apparaisse en petit dans les cases car il est le pivot de l’histoire.

C’est pour cela que dans ton album il est toujours montré de dos dans le déroulé de l’histoire…
Oui c’est exactement cela. Je ne voulais pas que le personnage représenté sur le tableau soit plus petit que le personnage réel…

Est-ce que le contexte historique sur lequel est construit le roman est essentiel pour toi dans la compréhension globale de l’œuvre d’Oscar Wilde ?
Pour moi cela est fondamental. Le contexte est plus important dans ce roman que ce qu’il peut être par exemple dans Docteur Jekyll et Mister Hide. Il y a des histoires qui peuvent se transposer à d’autres époques mais pour moi le Portrait de Dorian Gray est véritablement attaché à son contexte historique. Ramener Dorian Gray à notre époque serait ridicule car il y a aujourd’hui tellement d’assassins en série que le héros passerait pour un personnage de Walt Disney (rires). Si l’on ne prend pas en compte les valeurs de cette époque la première partie du roman, dans laquelle sont évoqués les plaisirs de la vie, perd considérablement de son impact. À notre époque cela n’aurait pas de sens car nous n’avons plus le même registre de valeurs.

Pouvons-nous dire tout de même que le Portrait de Dorian Gray peut se lire au regard de notre société actuelle dans le sens où la forme, le visuel compte souvent plus que le fond ?
C’est vrai que l’apparence compte beaucoup dans notre société et c’est pour cela que cette réflexion est intéressante aujourd’hui, cependant je pense que l’histoire de Dorian Gray doit être rattachée à son époque. Oscar Wilde a été très moderne en son temps. Un individu comme lui serait certainement très populaire. Plus d’ailleurs pour le personnage que pour ses romans.

Un des aspects les plus difficiles dans ton adaptation n’a-t-il pas été de retranscrire la force des dialogues et de tous ce qu’ils sous-tendent ?
Un des aspects les plus difficiles a été effectivement de faire se lever les personnages de leur siège (rires). De longs passages se déroulent dans des huis clos où le dialogue l’emporte sur l’action. Du coup j’ai essayé le plus souvent possible de développer les parties qui se déroulent en extérieur. Cela a été un des volets les plus difficiles de mon travail : éviter de tomber dans l’aspect théâtral du roman pour s’attacher au côté graphique. Il faut noter également qu’il y a eu de nombreuses versions traduites de cette œuvre. Opérer des coupes dans le texte a donc été essentiel. Cela s’est d’ailleurs poursuivi lors de la traduction en français car il fallait à tout prix garder le dynamisme des dialogues.

Question à Carole Ratcliff (traductrice du Portrait de Dorian Gray d’Enrique Corominas) : Justement puisque nous en parlons, qu’est-ce qui a été le plus difficile dans le travail de traduction et d’adaptation ?
Le plus dur fut peut-être de faire accepter les coupes à Enrique ! J’ai d’abord réalisé une traduction littérale et je me suis rendu compte qu’effectivement il y avait beaucoup de texte. Ce qui m’a aidé dans le travail d’élagage a été la beauté des dessins. Je me suis donc forcé à me détacher du texte pour que l’histoire reste vivante et pour mettre véritablement en valeur le travail d’Enrique.

Enrique : je me souviens qu’au début de mon travail j’ai commencé à envoyer à Daniel des planches dessinées sans les dialogues. Lorsque je lui ai envoyé par la suite les textes que je voulais placer dans chaque case, il a été un peu effrayé car on ne voyait plus les dessins ! Le but était donc de réduire sans pour autant simplifier. L’idée était de créer une BD qui se lise facilement, avec fluidité tout en prenant en compte le fait que le lecteur n’a pas forcément connaissance du texte d’Oscar Wilde. Il fallait que l’on comprenne l’histoire et toute sa portée sans pour autant revenir au texte initial. La clef était donc de trouver un compromis entre la portée et la symbolique du texte et le côté agréable de la lecture d’une bande dessinée.

Maintenant que l’album est achevé, s’il y avait un des aspects de l’album que tu voudrais changer lequel serait-il ?
C’est difficile pour moi de répondre car je n’ai pas suffisamment de recul pour cela. Mais maintenant que le livre est achevé et que l’on ne peut plus rien changer cela m’apporte beaucoup de tranquillité, de sérénité car cela a été un travail de longue haleine !

Que retiens-tu de ton travail sur ce projet ?
Cela m’a donné une grande confiance en moi pour écrire de la bande dessinée. Je sais maintenant que je peux aller au-delà de l’illustration. Il est plus difficile d’être un auteur complet de bandes dessinées mais cela est pour moi beaucoup plus stimulant.

Merci à Anabelle et Daniel sans qui cette présentation de Dorian Gray n’aurait pas été possible.