Les univers dystopiques trouvent dans la BD un médium idéal pour se développer. La puissance des mots trouve dans l’image, le récit séquencé, une opportunité pour tisser les toiles de sociétés qui ont oubliées depuis des lustres l’idée même de bonheur ou l’utopie qu’elle croyait créer ou entretenir. Retour sur sept déclinaisons du genre…
Chantal Montellier avait mis en avant, dès 1980 les dérives d’une société qui, peu à peu se fait liberticide. Ses membres, sans s’en rendre vraiment compte, par petites atteintes portées à leur liberté, acceptent finalement l’inacceptable… Dans Shangri-là Mathieu Bablet part du postulat d’une Terre devenue inhabitable par la folie de quelques hommes qui l’ont laissée se détériorer au point de devoir transporter les hommes et femmes survivants dans une gigantesque cité nichée dans l’espace dans laquelle un régime autoritaire les empêche d’atteindre l’idée même du bonheur. Dans Urban, Luc Brunschwig et Roberto Ricci construise Urban, la cité de tous les plaisirs. Mais la publicité d’affichage cache une terrible désillusion qui ne s’aperçoit que dès lors que l’on décide d’observer la ville dans ses ruelles ou ses venelles sombres. Là où des destins brisés cohabitent avec l’idée même de plaisir. Un plaisir somme toute relatif qui veut très vite virer au cauchemar… Nil est taillé comme un récit qui reste en tête. Construit autour d’une société délirante et inquiétante au sein de laquelle des appareils sillonnent le ciel pour détruire en vol toutes les idées un tant soi peu contestatrice d’un régime dictatorial qui verrouille la pensée et les actes qui ne sont pas un phase avec le régime. Dans La tomate, Anne, héroïne malgré elle d’un procès exemplaire dont le régime en place souhaite un jugement exemplaire s’est rendue coupable de faire pousser un plan de légume. Le début d’une rébellion à punir ? Et que penser de cet opus étrange proposé par trois nouveaux auteurs dans le domaine de la BD, La Valise ? Là-aussi un monde totalitaire dans lequel certaines lucarnes d’espoir existent. Mais l’espoir aperçu est-il compatible avec les lumières d’une vie entière ? Toute nouvelle, la transposition de l’univers d’Yves Grevet en récit séquencé tisse ses voiles inquiétants. 64 enfants « détenus » dans un centre d’où il est impossible de s’échapper. Un des garçons se posera un jour des questions. Mais parviendra-t-il à faire vaciller toute la structure ?
Sept récits récents, parmi d’autres, qui prouvent que le genre dystopique trouve dans la BD toute sa force d’expression, sans autre limite que celles de l’imagination de ses auteurs. Et lorsqu’on connait l’exigence de Chantal Montellier, de Mathieu Bablet, de Luc Brunschwig et des autres auteurs présentés dans les lignes qui suivent, tous de méticuleux observateurs de notre quotidien capables de présenter des futurs non pas improbables, mais plausibles en étirant sans cesse les dérives de nos quotidiens, on ne peut que se plonger dans leurs récits avec une attention toute particulière. Car ils mettent en garde ceux qui, plus optimistes ou moins vigilants, peuvent se laisser séduire par des systèmes qui, au lieu de tendre vers une forme d’équilibre ou d’idéal, assemblent toutes les pièces d’une machinerie liberticide. Une de celle qui ne permet plus ou peu de croire en un avenir meilleur et qui n’autorise plus aucun retour en arrière…
Dans un futur pas si éloigné Thérésa et Jean se rendent chez des amis pour y passer la soirée. Sur leur chemin ils s’arrêtent dans un centre commercial pour y acheter un petit quelque chose afin de remercier leurs hottes. Alors qu’ils déambulent dans les rayons de l’hypermarché, les portes se ferment soudainement et une voix qui se veut rassurante prend la parole. Un accident nucléaire vient d’avoir lieu en surface et le protocole de sécurité se déploie donc pour protéger les survivants du cataclysme. A l’intérieur de Shelter market la vie va dès lors s’organiser sous la forme d’une microsociété où chacun aura un rôle très précis à jouer. Thérésa, libraire de son état, tiendra le rôle de bibliothécaire. Un rôle qui va se révéler au final plus stratégique qu’elle aurait pu le penser…
« Pour votre sécurité vous n’aurez plus de liberté. » Un uppercut dans le ventre d’une démocratie devenue molle, dans laquelle le choix des femmes et des hommes se voit dicté par des autorités supposées veiller à leur bien-être. L’utopie des lumières reste bien loin des contingences du quotidien, tout du moins c’est ce que l’on voudrait nous faire croire. Absence de liberté, de penser, d’agir pour soi et non plus pour un groupe devenu dépendant d’un système qui se joue de lui. Cette dystopie qui pourrait nous amuser ou nous interroger sur le devenir du monde trouve un formidable écho dans notre actuelle société, qui, à vouloir nous protéger de « l’autre », de tout et de n’importe quoi, en vient à édicter des lois liberticides qui restreignent toujours plus notre capacité d’agir et de (re)dimensionner le monde. Les libertés acquises dans le sang et dans l’espoir d’un monde meilleur valsent sur l’autel des volontés de quelques décideurs eux-mêmes à la botte des grands argentiers d’un Occident défiguré. Et ce n’est pas près de s’arrêter en si bon chemin.
Lorsque Chantal Montellier publie Shelter Market en 1980 elle jette un véritable pavé dans la mare. A l’époque, le livre séduit un public encore relativement ouvert aux idées subversives et « à contre-courant », mais un passage dans l’émission Apostrophes de Bernard Pivot devait la recadrer dans un rôle bien plus modeste. Trente-sept ans après la première version de Shelter Market, la dessinatrice décide de retravailler sa première mouture « Parce que, relisant cette histoire, je l’ai trouvée plus actuelle que jamais ». Et pour dire vrai, elle a bien eu raison. D’abord car cette histoire devient d’autant plus d’actualité au XXIème siècle dans une société qui se veut plus interventionniste, plus schématique, plus restrictive, plus criminelle et plus abêtissante que jamais. Ensuite car le récit conserve cet aspect visionnaire qui veut que le pire reste encore à venir. Et la société Pig Brother qu’elle dépeint dans Shelter Market 2.0 conjugue tout à la fois nos peurs d’un présent plus anxiogène, plus dévitalisé, plus superficiel et superficialisant que jamais et l’absence de perspectives à moyen et long termes. Il peut paraitre en ce sens paradoxal que la volonté des quelques décideurs de lobotomiser et de dénerver d’urgence cette populace corvéable repose sur la mémoire et la répétition scrupuleuse des actes de régimes autoritaires et meurtriers aperçus dans une histoire plus ou moins récente. Et tous les artifices, même les plus grossiers ne sont pas de trop pour accomplir la sale besogne. Dans ce contexte, ceux qui encore s’opposent aux évidences peuvent nourrir bien des regrets de n’avoir pas su convaincre plus tôt les masses et d’avoir, par ricochets, infléchi le sens de l’histoire. Une lecture vitale et vivifiante.
Chantal Montellier – Shelter Market – Les Impressions nouvelles
Dans un futur proche la Terre est devenue inhabitable par la faute de l’homme. Refugiés dans une immense station qui flotte dans l’espace, dirigée par une société unique, qui asservi toujours plus l’homme en jouant sur ses faiblesses, les descendants des survivants vivent pour Tianzhu qui offre travail et produits de consommation à ses résidents. Gouverné d’une main de fer par un directoire particulièrement peu sensible au sort des hommes, cette multinationale se voit pourtant menacée par un groupe de chercheurs qui tente de créer la vie à partir de rien, pour ainsi, et tout simplement, remplacer Dieu. Les nouveaux hommes ainsi « créés » viendraient peupler Titan, satellite de Jupiter, qui a subi sur plus de 300 ans une terraformation qui l’a été rendue habitable. Scott travaille en direct pour le directoire de Tianzhu en allant explorer les micro-stations utilisées par les chercheurs pour mener à bien leurs expériences sur la matière et l’antimatière. S’il agit au nom de Tianzhu l’homme ne sait pourtant pas vraiment ce qui se cache derrière cette lutte impalpable qui oppose les scientifiques et ceux qui tentent de maintenir l’asservissement de l’homme dans une station spatiale devenue étouffante. Peu à peu les indices regroupés et les personnes rencontrées vont éclairer Scott sur ce qui se trame vraiment sur Tianzhu…
Mathieu Bablet avait attiré notre attention avec Adrastée (2013/2014) dont une intégrale vient d’être éditée par son éditeur Ankama en même temps que Shangri-là. Avec ce nouveau récit, qui, par les thèmes et l’univers créé possède une profondeur rare, il s’essaye à la SF avec une remarquable réussite. Son univers qui emprunte volontairement ou non à Carpenter et son Invasion Los Angeles pour le côté martelage publicitaire et conditionnement, à L’Armée des douze singes de Terry Gilliam (qui lorgne lui-même vers La Jetée de Chris Marker) pour le volet manipulation génétique, à THX 1138 pour l’inhabitabilité de la Terre et cette humanité soumise à une certaine forme de totalitarisme, comme écrit en son temps par Orwell dans 1984… et bien d’autre encore, se construit dans ce double regard d’une station gigantesque qui accueille les descendants du reste de l’humanité après que la Terre fut rendue impropre à la vie, et la Terre elle-même qui offre l’éclat bleuté de ses eaux comme un décorum inatteignable et rappelle au passage la beauté du monde d’avant, détruit par l’inconscience et l’égoïsme des hommes. Mathieu Bablet se pose des questions. En tant qu’homme mais aussi en tant qu’auteur. Sur le devenir de l’humanité, trop occupée par des futilités, et qui en oublie, tant que tout va bien, de s’occuper de la santé de notre belle planète, qui n’a jamais été, écologiquement parlant, aussi dégradée et dégradable. Le message se délivre donc en renforçant et extrapolant sur nos travers actuels : envie de créer l’homme à partir de rien, conditionnement de l’homme rivé sur la mode des tablettes et autres smartphones qui l’écartent de ce penchant naturel et, peut-être oublié, à ne plus accepter l’inacceptable, et donc à manifester avec véhémence son rejet d’un système. Le racisme latent (ou pas), qui se lit au travers du rejet des animoïdes (chiens et chats dotés de paroles « confectionnés » par l’homme pour accomplir certaines tâches et servir de refouloir aux hommes) s’affiche lui-aussi comme l’un des thèmes centraux de ce récit, complété par toute une ribambelle de sujets connexes (pouvoir de la science, contrôle de l’information, recherche d’un lieu de vie sur une autre planète…). La densité du propos trouve son contrepoint dans un graphisme d’une redoutable précision qui détaille les moindres parcelles de la station spatiale. Mathieu Bablet s’affiche en ce sens en véritable stakhanoviste des lignes non rompues qui participent à la mise en place d’un huis clos qui agit ainsi peu à peu. A l’origine d’un mal être chez certains des habitants de la tentaculaire cité, ce huis clos joue parfaitement son rôle dans le ressenti du lecteur. Le temps qui ne s’arrête que lors des pauses effectuées hors de la station, lorsque les héros naviguent dans l’espace et qu’ils observent la planète Terre, comme une photographie géante placardée dans leur minuscule chambre pour nourrir l’espoir (justement) d’une vie plus harmonieuse et moins resserrée ailleurs, possède une autre valeur dans cet univers nourrit aux LED qui ne voit jamais la lumière du soleil. Dans ce cadre Mathieu Bablet pose son récit, sans se faire trop bavard, en dosant les rythmes et les effets de surprises, en offrant surtout une vision personnelle édifiante d’un futur somme toute plausible qui ne peut que renforcer le pessimisme ambiant d’une société qui se cherche comme jamais. Un récit majeur, de plus de 200 planches, qui fera incontestablement date.
Mathieu Bablet – Shangri-là – Ankama – 2016 – 19,90 euros
Montplaisir, lieu sublime de toutes les tentations et de tous les plaisirs, créé par Springy Fool, un homme fou, génie de son temps. Nombreux sont ceux qui s’y perdent pour quelques heures ou quelques jours, avec cette idée que le train-train de la vie mérite bien qu’on le bouscule un peu. Vivre plutôt qu’avoir vécu. Les habitudes mortifères d’un quotidien souvent terne se voient ainsi voltiger très loin pour permettre à tous les heureux pensionnaires de se diriger vers des sphères de délices splendidement enrubannés accordés selon les crédits que chacun a bien voulu déposer sur la carte de ses pêchés. Zach rêve lui aussi de venir un jour à Montplaisir. Pas forcément pour se laisser tenter par l’une ou l’autre des activités de jeu ou de tripot proposés aux plaisanciers de passage, mais pour intégrer la brigade Urban Interceptor.
Une unité qui assure la sécurité des lieux. Et le boulot n’est pas une partie de plaisir si l’on considère les dimensions stratosphériques du parc qui se développe sur plus de 300 000 hectares. A.L.I.C.E, le système automatisé qui contrôle un maximum de choses à Montplaisir, dégage pourtant du temps aux valeureux inspecteurs qui peuvent se consacrer à ce qui fait la sève de leur job, les meurtres, crimes crapuleux, enlèvements et autres viols. Détachée des délits sans intérêts, la brigade peut consacrer un entraînement de haute volée à ses hommes. Cela sera-t-il suffisant pour arrêter le super meurtrier du moment, Antiochus Ebrahimi, dont le nom à lui seul parvient à jeter l’effroi sur pas mal d’inspecteurs pourtant rodés au métier ? Non. Et Isham El Ghellab, le super flic chargé de l’arrêter dans un direct live retransmis sur écrans géants à travers le parc, abattu sommairement par la fine lame du crime, sans souviendra sûrement dans l’autre monde, mais pas ailleurs. Zach, le nouvel homme fort d’Urban Interceptor se voit dès lors propulsé sur les écrans de Montplaisir. En l’absence d’autres prétendants, sa force physique hors du commun représente l’ultime chance d’arrêter le redoutable Antiochus Ebrahimi. Lors de sa mission la route de Zach va rencontrer celle d’un petit garçon perdu, curieux de Montplaisir, de ses musiques entêtantes, de ses fumées laissant échapper des effluves prometteuses et de toutes les devantures et autres écrans géants qui tapissent le ciel et les larges avenues de lumières aux couleurs bariolées qui finissent de le porter dans un lointain imaginaire… Le jeune garçon recevra la balle qu’Ebrahimi destinait à Zach avant que la ville ne soit victime d’une attaque sans précédent, qui détruira tout ou presque. Sur les cendres de Montplaisir, Zach, Springy Fool et d’autres encore vont voir un pan de leur passé resurgir, comme si la ville, qui recolle ses morceaux avec une étonnante facilité, trouvait en écho le puzzle des souvenirs de quelques hommes à réassembler…
Série d’anticipation calquée sur les travers de notre monde d’où émergent surconsumérisme, reality-show, goût sordide pour le macabre, recherche permanente de l’easy-life et d’une manière plus globale de tout ce qui permet de mettre son cerveau en vacances, Urban met en scène une galerie de personnages bien campés dans un univers où le plaisir se voit porté une valeur plus que symbolique. Montplaisir, parc gigantesque, trente fois plus grand que Paris, n’est pas uniquement ce qu’il affiche sur les prospectus bien rédigés. Il possède aussi une face sombre dans laquelle se retrouvent quelques délaissés du système, ceux qui ont perdus le bénéfice de cartes bien chargées, des hommes et femmes ruinés dans les casinos de manière étrange et réduits en semi-esclavage. Dans ce monde Zach tente de mener la tâche qui lui est confiée avec professionnalisme. Bourru, un peu niais sur les bords, il découvrira l’amour au travers d’Ishrat, une fille formidable au passé trouble. Il découvrira aussi pas mal des aspects sombres de ce fameux parc. Le scénario construit par Luc Brunschwig étonne par sa densité. Une densité qui ne néglige pourtant pas la lisibilité de ce qui se joue devant nous. Grâce à d’astucieux jeux de flashbacks, le scénariste revient sur la genèse de Montplaisir, qui éclaire lui-même sur le destin de seconds rôles qui prennent soudainement de l’épaisseur. Avec un sens inné du découpage, un talent narratif et une exigence devenus rares, il élève constamment l’univers d’Urban à un niveau peu vu en BD. Dessiner Urban dans ce contexte demandait plus que de la technique, une compréhension fine de ce qui se joue, de chaque détail à sublimer. Roberto Ricci accomplit son sacerdoce avec une redoutable efficacité, avec cette capacité à se mettre au niveau de son scénariste, en se faisant tout à la fois dense graphiquement mais lisible dans le sens à donner au récit. Il offre ainsi une vision onirique, presque mystique d’un univers en perdition. Une série incontournable tant pour la SF que pour le neuvième art.
Brunschwig / Ricci – Urban tome 4 : Enquête immobile – Futuropolis
Dans un univers dystopique et décadent à souhait, mais avec une grosse dose d’humour, voire de regard cynique et somme toute réaliste sur notre société, Monsieur Nul va voir sa destinée prendre une direction qu’il n’avait pas envisagé lui-même. Nihilopolis possède ses codes, desquels il est difficile de s’affranchir. Et toutes les tentatives pour « dérégler » le système se soldent par l’envoi de broyeurs d’idées nouvelles. Nul est l’un de ses capitaines de vaisseau destructeur. Lors de l’une de ses missions notre héros happe et tue avec sa machine, sans s’en rendre compte, Monsieur Sly, un autre citoyen de cette cité sans autre espoir. Sa vie va dès lors basculer. Ce récit de James Turner a paru la première fois en 2005. Publié chez Presque Lune pour sa version française, il démontre toute sa pertinence au regard de la société qui se sculpte aujourd’hui, dans laquelle il devient difficile de pouvoir proposer ou évoquer des idées qui remettent en cause le moule liberticide tel que proposait qui pourrait d’ici peu virer au totalitarisme. Graphiquement l’album est une vraie claque qui peut rebuter au premier abord mais qui, une fois passée l’étape d’appropriation du récit, devient un vrai plaisir de lecture. On y retrouve la permanence subliminale de messages qui dépeignent une nouvelle façon de penser le monde comme l’a utilisé Carpenter dans Invasion Los Angeles. Bourré de références philosophiques, littéraires et cinématographiques, doté d’une architecture de dialogues incisifs le récit qui peut paraitre parfois bavard construit surtout une ambiance, qui, s’y on y adhère devient vite jubilatoire et… inquiétante !
James Turner – Nil – Presque Lune
Dans un futur indéterminé qui prend soin de poser des attaches qui forment autant de balises inquiétantes nous reliant à notre présent, notre société a passé un cap. Celui de confier exclusivement notre alimentation à des multinationales qui ont édicté des règles liberticides. Fini le potager que l’on prend soin de travailler pour nous offrir les légumes bio dont on a besoin au quotidien. Dans ce futur aseptisé, faire pousser un simple plan de tomates peut être considéré comme un crime. Car la remise en cause de l’agencement du monde nouveau ne saurait souffrir d’aucune remise en question. Anne est agent épurateur. Entendons par là qu’elle travailler à gommer toute trace interdite du passé, et notamment ce qui touche à la culture et à la réflexion, à une autre forme de vie possible. Son malheur ? Avoir eu la curiosité d’aller au-delà des règles et faire pousser quelques graines trouvées par accident au cours de l’une de ses missions. Tout va alors basculer pour la jeune femme qui va se trouver prise dans un procès édifiant…
A l’image de tout un tas d’œuvres dystopiques, l’univers proposé par Régis Penet et Anne-Laure Reboul inquiète. Pourquoi ? Parce qu’il développe une anticipation plausible de notre futur. Notre société entretient de plus en plus une addiction à tout un tas de produits dont certains peuvent paraître bien futiles. Imaginons un univers au sein duquel quelques grands groupes redéfinissent ce qui peut être consommé et ce qui doit au contraire être détruit car trop à même de rappeler le monde « d’avant ». C’est de cela qu’il s’agit dans La tomate. Sur un scénario qui pousse à la réflexion le dessin de Régis Pelet accompagne cette inquiétude qui doucement se meut en angoisse. Si le lecteur y retrouve une ambiance à la Fahrenheit 451 La tomate possède une force d’attraction quasi-indéfinissable. Hautement recommandé !
Régis Penet et Anne-Laure Reboul – La tomate – Glénat – 2018
Elle est la seule capable de faire passer en zone libre, ceux qui tentent encore de s’opposer au régime en place. Elle s’appelle Cléophée et navigue entre ombre et lumière. Loin de la grande ville dirigée de main de fer par le Dux, ce militaire aux épaulettes rouges et à la barbe blanche, elle permet aux rebelles qui entendent bien remettre en cause l’état militaire et répressif de pouvoir échapper à la mort qui les attend derrière les murs épais de la cité. Cléophée n’est pas philanthrope, si elle permet aux rebelles de fuir l’asservissement du régime, elle le fait en contrepartie de temps pris à la vie de chacun. Sept années qui lui permettent de maintenir une étonnante jeunesse. Pour cela elle utilise une valise qui fait office de passage vers « l’autre côté ». Une valise dont elle seule détient la clef. Organisés et prêts au sacrifice ultime les rebelles demandent maintenant à Cléophée d’effectuer le chemin inverse pour « libérer » les hommes des griffes du Dux. Mais à quel prix ?
Au départ de ce projet un film d’animation de trois minutes qui pose les bases de l’univers de La Valise. Un univers qui joue sur la lumière, l’absence de lumière (qui marque jusqu’aux visages des hommes dévoués au régime du Dux) et un jeu de couleurs surprenant. Puis les balises d’un monde qui a privé de liberté et d’espérance les hommes du peuple. Pour autant certains décident encore, au péril de leur vie, de s’opposer à la dictature. Cléophée, femme mystérieuse qui a vécu mille vies aide les rebelles dans leur désir d’émancipation. Contre quelques années d’une vie donné ils retrouvent l’espoir d’un avenir meilleur. Le récit repose sur cette fameuse valise qui permet de diviser le monde en deux et bien sûr ce personnage de la passeuse d’une véritable richesse qui interroge en permanence. Sauve-t-elle les rebelles uniquement pour quelques années d’une jeunesse à jamais maintenue ? Pourquoi aider ceux qui pourraient renverser le régime du Dux et donc mettre fin à l’intérêt de son rôle de passeuse ?
Les trois auteurs de ce projet portent un regard intelligent sur le totalitarisme qui guette nos sociétés tout en mettant en garde contre l’excès inverse qui voudrait au nom de la liberté instaurer un nouveau régime tout aussi privatif…
Amalric, Schmitt-Giordano & Ranville – La Valise -Akiléos – 2018
64 enfants reclus dans une maison dont il est impossible de s’échapper. Ils y viennent sans trop savoir par quel chemin puis y demeurent jusqu’à un certain âge, celui où, devenus adultes, ils empruntent une voie qui a l’air tout sauf envieuse. Méto est l’un des gamins échoués dans ce damier aux murs inviolables. Nous suivrons son parcours au sein de cette société policée au sein de laquelle tous les actes du quotidien sont régis par des règles très strictes. Des règles apprises au fil des mois et qui ne peuvent souffrir d’aucune adaptation ou contestation. Un jour, Méto se voit assignée la lourde tâche de former un nouvel arrivant, Crassus, aux règles de l’établissement. Au fil de sa mission, le jeune homme va s’interroger sur cet antre sordide et sur lui-même. Pourquoi est-il là ? Pourquoi les souvenirs « d’avant » semblent-ils avoir été effacés ? Pourquoi les enfants se doivent de respecter les règles ? Pourquoi les tortures, les non-dits, l’impossibilité de voir la lumière naturelle du jour se font plus insupportables au fil du temps ? Autant de questions qui se bousculent dans l’esprit de Méto qui va tenter d’en savoir plus sur le sort qui pourrait un jour lui être réservé…
Sur la base de la trilogie éponyme devenue culte d’Yves Grevet, Lylian (La Quête d’Ewilan) et Nesmo (Ronces) parviennent à retranscrire toute la tension palpable dans le texte du romancier. La froideur de l’univers transparait dans l’absence de sentiments développés dans la plupart des relations entre les enfants et les hommes ainsi que, graphiquement, dans la multiplication des panoramiques et des plans « grand angle » inquiétants construits autour des enfants (scènes de cantine ou d’exercice physique). Dans cet univers Méto, le jeune héros semble animé d’un désir de savoir. Au péril de sa vie, le jeune garçon va bousculer pas mal de chose pour obtenir des réponses à ses nombreuses questions. Une réalisation efficace au service d’un roman phénomène !
Lylian et Nesmo – Méto – Glénat – 2018