Mêler guerre et féérie, le pari était osé car les deux vocables sont presque antinomiques, et pourtant Patrick Mallet, dans un diptyque tendre et émouvant, revient sur notre monde privé trop tôt d’émerveillement, de poésie et d’exaltation. Un monde qui a basculé selon lui dans ce chaos progressif à l’été 1914…
Un grand basculement devait plonger l’humanité dans des ombres difficiles à illuminer. Privés de leur morale, de leur conscience, de leur capacité à croire aux possibles, les hommes perdraient aussi leur capacité à s’émouvoir, à créer la magie par leurs actes et par leurs pensées. Ce basculement intervient à l’été 1914, avec la plongée du vieux continent dans le premier conflit mondial qui allait creuser non seulement les sillons de la mort mais aussi ceux de la déraison, de l’amoralité et installer un nouvel ordre des choses basé sur le repliement sur soi et l’absence de poésie, de féérie.
Nous sommes le 28 juin 1914. L’archiduc d’Autriche se rend en visite à Sarajevo qui vient d’être annexé par l’empire austro-hongrois. La tension sur le passage de sa berline est palpable. Acte de provocation pour certains serbes, cette venue, montée sans prendre les précautions nécessaires devait se révéler fatale. Alors qu’il sillonne la ville à l’arrière de sa voiture officielle, un étudiant se rue sur son passage et l’exécute, sonnant les prémisses d’une guerre destructrice pour l’Europe entière. Patrick Mallet débute son récit par cet épisode prétexte à la guerre. Il décide même d’en faire une sorte de préface documentée de cinq planches qui ouvrent le premier volet de ce diptyque.
Tout s’accélère alors. Les ordres de mobilisation pleuvent dans les villages de France. Une mobilisation qui n’effraie pas forcément les premiers concernés, de rudes paysans convaincus d’une victoire rapide contre l’ennemi juré allemand. Mais tel n’est pas le cas de Camille, la femme de Baptiste qui attache au cou de son mari un talisman censé le protéger de la mort. Pure superstition et pourtant… Alors que sur le front des combats les hommes s’entre-déchirent au propre comme au figuré, servant de chair à canon dans des travées trop étroites ou sur un entre-deux bien barbelé uniquement là pour mieux accueillir les corps démembrés, Baptiste apprend la mort accidentelle de son jeune fils Jules. Pour lui cet épisode, ajouté aux nouvelles de la faible santé de sa femme le bouleverse au point qu’il souhaite lui aussi rejoindre ce monde inconnu et ténébreux qui ne peut être pire que son quotidien. Il se jette dès lors littéralement en avant dans les combats, avec une hargne, une haine dont le but à peine avoué est de servir de cible au tir ennemi. Mais Baptiste porte le talisman qui le protège de la mort et il ne trouvera la paix qu’en décidant de s’en séparer…
Le récit de Patrick Mallet nous prend littéralement par surprise. Là où tous les éléments sont posés pour dérouler une énième fiction sur fond de premier conflit mondial, l’auteur d’Achab nous livre une histoire dans laquelle la guerre, même si elle se trouve exposée au grand jour dans ses atrocités connues, n’est que prétexte à l’analyse d’un monde malade duquel tout acte de féérie, d’émerveillement semble exclu. Son personnage s’enfoncera dans le monde souterrain réservé aux elfes, lutins et personnages merveilleux qui peuplent les contes. Là il sera introduit auprès du roi de cet univers fantasmagorique qui lui révèle le mal étrange qui touche sa jeune fille touchée par une balle perdue alors qu’elle rejoignait le monde dont Baptiste vient. Le roi lui révèle aussi qu’en raison de l’oubli du monde féérique par les hommes, son peuple souffre et se meurt progressivement. Pour lutter contre cela le monde souterrain hivernera dans l’attente d’un nouveau basculement…
Patrick Mallet arrive à introduire dans son récit cette dose de magie qui le fait basculer dans un doux onirisme. Baptiste reviendra à la surface et aura évité les affres de la guerre. Son séjour sous terre qui n’a duré que quelques heures correspondant à quatre années en surface. Pion d’un conflit qu’il n’a presque pas connu, il vivra dans un anachronisme trop criard pour certains de ces supérieurs… Le dessin sert le scénario par la juxtaposition des deux univers cohérents. La symbolique attachée au Long hiver doit aussi et surtout nous servir à relativiser le monde. Pour en puiser les poussières de féérie qui vivotent encore en lui et, pourquoi pas, inverser la balance qui nous régit tous.
Patrick Mallet – Le Long Hiver T1 & T2 – Casterman – 2012 – 14 euros l’un.
Interview de Patrick Mallet
Dédicace par Patrick Mallet du tome 2 du Long hiver