Seconde grosse fournée de titres de la rentrée. Des projets qui donnent à voir la diversité du neuvième art qui planche (sans jeu de mots) aussi bien sur des projets jeunesse plutôt bien fait (Miru, Miru, Musnet, Jules B ou Une vie de géant) des adaptations littéraires tranchantes (Ravage, OSS 117, Odyssée sous contrôle), des fictions historiques (Iroquois, Castillon), de l’humour avec le commissaire Crassoulet, une série décidemment d’actualité Châteaux Bordeaux qui explore la période des vendanges sous toutes ses coutures et enfin deux projets qui prennent place dans cette époque tendue de l’après 1929 aux Etats-Unis, alors que le New Deal tente de vendre de l’espérance à ses citoyens, The New Deal et Les trois fantômes de Tesla, ce dernier étant à n’en pas douter l’un des récits chocs de la rentrée, subtil et recouvert d’un doux suspense…
Si la grande guerre avait ouvert la voie aux expérimentations militaires les plus diverses, le conflit mondial qui devait embraser la planète moins d’un quart de siècle plus tard ne fut pas en reste, avec bien souvent, comme résultante, des morts innocentes loin des champs de bataille. Travis, un jeune garçon passionné par la science, vient d’aménager à New York avec sa mère. Nous sommes à l’été 1942. Bien des atrocités ont déjà été commises en France et au-delà sur le front russe, dans les Balkans ou sur les eaux remuantes du Pacifique. La jeunesse de Travis ne l’a pas épargné de la mort d’un père parti accomplir ce qui apparait comme un fier devoir patriotique. Il a gardé de ce père une soif de connaissance et cette manière de s’inspirer des glorieux savants qui ont fait avancer la science bien au-delà des espérances humaines. Un jour qu’il déambule en bas de chez lui dans les rues pauvres du Midtown, Travis croise une bande de gamins qui l’interpellent avant de le respecter lorsqu’il indique habiter au treizième étage du bâtiment où ils résident tous. Un étage qui abrite un homme mystérieux considéré comme le diable incarné. Les trois enfants confient alors à Travis le soin de remettre à cet homme un pli qui leur a été confié par un messager des plus lugubres…
Les deux auteurs de ce projet ont pris le parti de l’immersion totale dans une époque et dans un lieu. L’époque, celle du début des années 40 se voit ainsi offrir un traitement graphique particulier où la patine du temps, portée par un trait et des couleurs inscrites dans cette veine rétro-chic, captent l’attention dès les premières planches. Mais au-delà des couleurs et du style graphique, l’emprise de l’époque se lit dans le degré de détails qui transpirent tout au long de ces 46 planches. Le New York des années 40 souffre d’une pauvreté galopante qu’un New Deal, dont les mesures majeures se voient désossées de leur sens en 1935 et 1936 par une Cour suprême qui use de son droit de regard sur la constitutionnalité des lois, n’a pas réussie à enrailler. Richard Marazano et Guilhem Bec retranscrivent admirablement cette époque à la croisée des chemins – l’investissement des États-Unis dans « l’effort » de guerre apportera cet électrochoc espéré pour l’économie américaine – dans la description des rues, dans l’expression d’une pauvreté que l’on souhaite cacher et qui oblige les femmes à travailler de nuit dans des usines où elles sont payées deux fois moins que les hommes, dans ce peu de croyance en l’avenir et dans cet immeuble où se déroule le gros de l’intrigue dont on devine la vétusté. Le lieu c’est ce New York grisonnant qui, même s’il a vu son architecture prendre doucement forme au début du vingtième siècle avec la fin des constructions de la plupart des grandes tours, voit sa structure sociale muter avec la crise de la fin des années 20 et du début des années 30. Des bidonvilles apparaissent dans la partie haute de Manhattan avec une salubrité publique mise à mal. Cette image de la ville moins tape-à-l’œil que celle offerte par les abords de Wall street, est parfaitement retranscrite par les deux auteurs, et participe à la réussite de l’immersion dans le récit. Elle est renforcée par la disparition intrigante et non élucidée de clochards et par ces voiles de lumière aperçus parfois depuis le Pont de Manhattan. L’histoire, elle, développe les ficelles propres à tout récit séquencé, avec ce qu’il faut de ménagement dans la construction du suspense. Le rythme qui pourrait paraitre lent au premier abord permet justement une plongée du lecteur dans ce cadre et dans cette époque avec ce qu’il faut d’astuces narratives, de mystères à déflorer et de fantastique pour nourrir cette impression que nous avons entre les mains le premier volet d’un excellent récit renforcé par un rapport à la science, notamment au travers de Nikola Tesla, mort en 1943 en laissant à la postérité plus de 300 brevets, des plus stimulants. Mention spéciale aux pages de garde « Daily workées » qui donnent à voir les actualités de Big Apple un an après le début de notre histoire. L’un des 48 pages qui offre le plus de plaisir de lecture en cette rentrée chargée !
Marazano & Bec – Les trois fantômes de Tesla T1 : Le mystère Chtokavien – Le Lombard – 2016 – 13,99 euros
Alors que La pucelle d’Orléans brûle sur son bûcher, le roi Charles VII attend des jours meilleurs. Il devra patienter encore un peu plus de quinze ans pour que l’espoir d’une reconquête complète du royaume ne se dessine réellement. Sur des organismes fatigués moralement et physiquement par des épisodes armés successifs, dans lesquels l’occupant anglais fait valoir sa stratégie militaire (comme à Azincourt) qui passe notamment par une rigueur légendaire et la précision de ses archers, l’utilisation de l’artillerie des frères Bureau, qui introduisent le canon comme moyen de faire plier les plus épaisses murailles, bouleversera la donne. Une nouvelle ère militaire vient de voir le jour et elle emportera tout avec elle au point de précipiter la fuite de l’ennemi anglais…
Trafalgar, Marignan, Waterloo, Austerlitz, Azincourt, Bouvines, autant de batailles qui ont marqué, à plusieurs niveaux, l’histoire de France. Des dates connues de tous apprises méthodiquement à l’école parfois ou souvent sans mesurer leur impact géostratégique sur des royaumes ou des empires renforcés ou fragilisés. Dans cette série de batailles majeures Castillon fait figure de parent pauvre. Si on demandait à un collégien de nous dire à quelle date elle s’est déroulée, il y a peu de chances qu’il la place au bon endroit sur la frise historique. Pourtant elle marque la fin de la guerre de 100 ans. Une guerre qui devait permettre à son terme de chasser l’occupant anglais de Normandie et de Guyenne. Son oublie relatif s’explique peut-être par le fait que l’épisode fulgurant de l’épopée de Jeanne d’Arc, qui redonne le courage aux armées du royaume de France et fragilise un ennemi déjà pas mal à bout de souffle, qui s’achève sous l’image symboliquement forte du bûcher, prive les événements futurs de toute aura. Les auteurs de ce projet placent le récit quatre ans avant le début de la bataille. Le roi de France Charles VII parachève alors sa « tournée » triomphale en Normandie, où, sans combattre, il prend Bayeux, Caen et Cherbourg. Si un bastion résistait aux armées royales, la force des canons faisait souvent la différence. C’est cette supériorité technique dans l’armement qui devait laisser entrevoir la victoire sur l’ennemi héréditaire. Un ennemi qui ne résistait, avec pas mal de difficultés, qu’en Guyenne. Les faits historiques sont reproduits et mis en perspective avec ce souci de précision qui permet au lecteur d’être véritablement happé dans ce flot continu de batailles épiques et de grandes destinées. On regrettera parfois l’usage inutile de formules toutes faites qui ne servent pas le propos mais la rigueur du dessin, tant dans les scènes de batailles réellement dynamiques que dans la retranscription des expressions des visages des personnages mis en scène, offre à cette fresque qui clôt une guerre trop longue et trop ruineuse, une dimension plutôt intéressante. Inévitablement nous conseillons donc cet album qui nous aide à comprendre les enjeux d’un Moyen-Âge désormais révolu.
Gloris, Parma et Fogolin – Champs d’honneur : Castillon, juillet 1453 – Delcourt – 2016 – 15,50 euros
Les bandits n’ont qu’à bien se tenir, le commissaire Crassoulet et son acolyte César redoublent d’efforts et de motivation pour chasser le crime de la ville. Pourtant le flair, la mémoire, la perspicacité, l’héroïsme, la sagacité, la dextérité, le sens de la filature et du camouflage (et j’en passe) qui sont des qualités nécessaires à tout bon enquêteur ne se retrouvent pas forcément chez notre commissaire. Bien au contraire Crassoulet n’en possède même aucune. Plutôt maladroit, il fait montre d’un talent inégalé dans l’échec qui passe par de mauvaises anticipations, l’absence totale d’intuition, des résultats édifiants au stand de tir où il s’entraîne, des capacités physionomistes proche du zéro, le tout doublé d’un penchant marqué pour la fainéantise cultivée comme un art de vivre. Si vous voulez qu’une enquête ne soit pas résolue il n’y a rien de plus simple que de la confier à notre bon Crassoulet. Avec une approche du gag totalement maitrisée, Olivier Le Bellec et Vincent Odin proposent un humour souvent très fin dans lequel se lisent plusieurs niveaux de lecture qui chacun fait mouche. Les deux compères donnent véritablement vie à leur héros maladroit et au final attachant. Il faut dire qu’avec un nom pareil, il aurait été mal venu que notre commissaire soit sur les devants de la scène pour ses réussites répétées. Les gags en une planche, parfois un dessin bénéficie de l’expérience d’Olivier Bellec en tant que policier de terrain, rôdé aux procédures qui doit sans conteste placer ici ou là un vécu de terrain. On se trompe ainsi allègrement de cible, ou on y passe totalement à côté, on se fait piéger lors de planques par une mère envahissante, on se trompe de tenue vestimentaire avant de rendre visite à un témoin. Bref un lot de situations cocasses exploitées avec verve. Un album qui permet de passer un agréable moment, et dans lequel nous vous conseillons de plonger !
Le Bellec et Odin – Les Enquêtes du commissaire Crassoulet – Delcourt – 2016 – 15,95 euros
La seconde guerre mondiale n’a épargné personne et dans un contexte tendu les histoires de collaboration sont souvent plus connues que celles des véritables héros qui, au lieu de rester calmement chez eux, les yeux fermés, ont lutté contre l’envahisseur allemand et ceux qui les aidaient sans morale ni fierté. En France le basculement dans l’horreur se lit en 1942 lorsque sur la base de dénonciations, des rafles s’organisent pour dénoncer les juifs. Plus rien ne sera alors comme avant. Si les déportations s’organisent de façon bien huilées, des hommes et des femmes, français, vont pourtant risquer leur vie pour cacher des juifs chez eux ou faciliter leur passage vers la Suisse. Ils seront reconnus après-guerre et se verront décerné le titre de Juste parmi les nations. Jules B est l’un d’eux. Ce petit cordonnier ne possède pas le profil type du héros, pourtant un jour qu’il revient de la ville où il s’est accroché avec le boucher local, il est témoin d’un accident de voiture. Si les deux adultes qui occupaient les places avant sont tués sur le coup, notre homme retrouve à l’arrière trois jeunes enfants apeurés. Il les ramène alors chez lui, leur offre le gite et le couvert…
Si le sujet sensible de la collaboration en France durant la seconde guerre mondiale a été traité dans les grandes largeurs, celui de la résistance et notamment celui attaché à l’aide apportée aux juifs en fuite vers un ailleurs moins hostile n’a jamais reçu la mise en lumière qu’il méritait. Des petites histoires, des petits gestes, furtifs, desquels personne ne tirait de gloire et pourtant combien de vies sauvées ? Dans un récit destiné à la jeunesse, Armelle Modérée donne à voir l’histoire de Jules B, qui emprunte un peu à l’histoire de son grand-père et qui tente d’apporter aux plus jeunes lecteurs des bases pour se souvenir de ce racisme exacerbé par une haine encore incompréhensible qui devait envoyer dans les camps de concentration des dizaines de milliers de juifs français. L’autrice le fait avec une justesse remarquable dans le ton, sans rien occulter, ni des faiblesses ou des doutes de Jules, qui risque sa vie alors que rien ne l’y oblige qu’une conscience trop humaine. Tout en délicatesse, en insistant sur la facilité de la collaboration, Armelle Modérée compose un album essentiel sur la seconde guerre mondiale qui apprend à domestiquer la différence et à en tirer toute une richesse désintéressée.
Modérée – Jules B, l’histoire d’un juste – Des ronds dans l’O – 2016 – 17 euros
A bord d’un vaisseau qui effectue la route vers la planète Pink Moon, dédiée aux plaisirs sous toutes ses formes, un homme du nom de Michel Maistre rencontre Inès, une jeune femme à la beauté ravageuse auréolée d’un voile mystérieux. Les deux prennent un verre, mais on se doute que la relation n’en est qu’à ses débuts. Elle est poétesse, et vient de se voir décerné un prix qui la place sous les feux des projecteurs. Lui est un agent secret chargé d’enquêter sur de multiples disparitions survenues au cours des derniers mois. Le soir, Inès avoue à Michel sa peur des cépodes des êtres tentaculaires particulièrement redoutables qui viennent de perdre le contrôle qu’ils exerçaient sur la planète Emeraude. Michel décide donc de changer de cabine pour se rapprocher de celle qui commence à faire battre son cœur. Il découvre un peu plus tard qu’il vient d’éviter de fait un attentat qui avait pour but de l’éliminer. Cet évènement oblige l’homme à masquer son identité pour le bien de son enquête, et donc à perdre de vue Inès qui, bizarrement, vient elle-aussi d’être portée disparue…
Après Niourk, La peur géante, Terminus I, Le temple du passé, Rayons pour Sidar, Piège sur Zarkass, OMS en série et le one-shot Retour à zéro, la relecture d’Odyssée sous contrôle, le dernier récit de la série d’ouvrages écrits par Wul dans les années 50 (Nôo, écrit en 1977 met un terme à la production de l’auteur après une longue pose), vient poursuivre le travail titanesque d’adaptation de l’œuvre de l’auteur français en BD entrepris par Ankama et Comix Buro. Pour tout dire ce roman n’est pas le plus simple à transposer. Sans rien dévoiler de l’intrigue qui repose sur une donnée cruciale révélée dans l’ultime fin du récit, Odyssée sous contrôle explore le space opera, l’horreur, le thriller glauque le tout basculant dans la veine psychédélique dopée par un suspense des plus efficace. Wul pouvait se lire comme un précurseur du genre. Son œuvre, politique, interrogeait autant qu’elle transportait dans des ailleurs improbables. Dobbs et Perger insufflent un rythme soutenu tout du long avec cette volonté de rester dans une adaptation libre, donc détachée de l’original sur la forme pour mieux transposer le fond et l’adapter à notre vision contemporaine. C’est plutôt bien fait, avec ce qu’il faut de sel pour nous happer dans les griffes d’un univers déglingué et déliquescent.
Dobbs et Perger – Odyssée sous contrôle – Ankama – 2016 – 14,90 euros
Samuel de Champlain, envoyé du Roi de France en Amérique, vient tout juste de finir la construction d’un petit fort protégé d’un mince fossé, d’une palissade légère et de deux petits canons. Suffisant pour interroger les amérindiens présents alentours et couper leur envie d’en savoir plus. Depuis qu’il s’est établi à Québec, le représentant du Roi en Nouvelle-France à tisser des liens étroits avec les autochtones, principalement Hurons, Agonquins et Montagnais avec qui il vient d’établir des accords commerciaux de peaux de bêtes. Mais les chevauchées iroquoises sur les bords du St-Laurent viennent menacer ce fragile accord. Pour maintenir voire développer l’influence française sur ces terres, le commerce, capable d’attirer le regard des financeurs et, d’établir un comptoir régulier, s’avère essentiel. Pour Champlain cela passe par une offensive en Iroquoisie pour laquelle il parvient à gagner les hommes d’un trafiquant notoire surnommé Le Basque. A bord d’une chaloupe, les hommes du Basque, de Champlain remontent le fleuve soutenus par des guerriers indiens en tenu de combat qui les entourent de leurs canoës…
Après avoir exploré l’Acadie au dix-huitième siècle dans le premier opus de sa saga indienne puis la Louisiane au début du dix-neuvième siècle dans Frenchman et Pawnee, Patrick Prugne nous convie sur des étendues nichées bien plus au nord, au Québec, en 1608, qui vient de tomber sous influence française. Si le roi Henri IV n’accorde d’abord que peu d’intérêt à ces vastes plaines enneigées sur lesquelles il n’entrevoit pas l’installation de colonies pérennes – recherchant plutôt à accorder des droits de pêches et de commerce à ses sujets – il se résout à apporter son soutien à Samuel de Champlain qui va construire à Québec les premiers bâtiments qui ouvriront l’espace nord-américain aux Français, sur un territoire qui portera le nom de Nouvelle-France. C’est à ce moment-là que Patrick Prugne décide de développer son récit. Le fort en rondins, assemblé de manière aléatoire, qui s’élève sur les terres amérindiennes permet de tisser des relations pacifiques de commerces de peaux avec les Hurons, les Agonquins et les Montagnais. Mais ce commerce reste fragile et demande de la part de Chamblain de gagner et d’entretenir une confiance qui se voit mise à mal par les entrées incessantes et belliqueuses des Iroquois. Sur le fond Patrick Prugne aime à développer sa trame sur ces territoires en transition qui s’ouvrent aux européens et conduisent à redistribuer la carte des influences respectives. Le dessinateur donne à voir ce moment où tout bascule, ou la petite histoire nourrit la grande avec ses conséquences souvent irréversibles. Pour cela il glisse sa caméra à hauteur d’homme et tourne autour laissant planer les doutes, les peurs, les interrogations et les rares certitudes de ses héros. Il maitrise surtout, depuis Canoë Bay, l’unité de temps. Un temps où la nature diffuse encore sa palette de sons et de couleurs. Sur la forme l’aquarelle conserve cette force d’attraction avec des verts très purs en forêt et des grains de peau très subtils. Un album très fort dans la vaine des précédents. Incontournable !
Prugne – Iroquois – Daniel Maghen – 2016 – 19,50 euros
Dans un Paris placé dans un futur pas si lointain débarque François Deschamps, un jeune homme surdoué, major du concours d’entrée à l’école de chimie agricole. L’étudiant vient rejoindre sa muse, la belle et discrète Blanche qui semble préoccupée au point de se décommander pour leur premier rendez-vous prévu en soirée. François saura très vite pourquoi, mais cette ville qui s’offre à lui, qui garde encore les traces des veines creusées par le baron Haussmann deux siècles plus tôt, et qui a conquis la verticalité comme nouveau terrain de jeu, va lui réserver des surprises auxquelles il ne s’attendait pas forcément…
S’attaquer à une adaptation en bande dessinée de Ravage, dystopie d’une force remarquable et critique acerbe d’une société assoiffée de technologie qui perd jusqu’à son âme, n’était pas mince affaire. Il fallait tout d’abord désamorcer le volet polémique attachée à l’œuvre originelle qui, écrite en 1943, en pleine période d’occupation allemande du territoire français, dresse des parallèles et des rapprochements suspects, et qui interrogent toujours, avec le régime de Vichy. Jean-David Morvan offre donc une relecture suffisamment proche de la trame du roman tout en la dopant d’une modernité fort à propos. Cela permet de questionner le rapport que nous entretenons avec notre société actuelle, qui possède elle-aussi ses travers qui se lisent dans cette importance attachée à l’image, à l’argent, à cette soif de reconnaissance, et à ce culte de la technologie déjà présent chez Barjavel et forcément dopé ici par le talent de Jean-David Morvan et du graphisme soigné et immersif de Rey Macutay qui offre littéralement une vision forte, inquiétante et hyperréaliste de notre futur, ou tout du moins celui que nous projetons au regard des glissements que nous entrevoyons chaque jour. Ce premier volet qui donne à voir en première partie le Patriarche, celui qui a dit non au progrès, se développe sur un rythme d’une intensité rare, sans véritable pause. Un album qui aurait pu tomber dans la démonstration et qui offre tout le contraire, une analyse fine de ce qui nous lie les uns aux autres, cette peur du connu et de l’inconnu, et pourrait au final nous désunir…
Morvan & Macutay – Ravage T1 – Glénat – 2016 – 13,90 euros
Dans un sous-marin stationné dans les eaux profondes de la mer Egée un homme tente de fuir de l’emprise d’un commando qui semble lui en vouloir particulièrement. L’homme parvient à s’enfermer dans un sas où il s’équipe d’une combinaison de plongée avant de sortir à l’extérieur. Alors qu’il pensait être enfin à l’abri, il se voit pris en chasse par un autre commando de plongeurs tout de noir vêtus qui affiche lui aussi des visées sur notre homme. La situation devient des plus tendue lorsque les hommes du sous-marins, qui ont enfin pu s’extraire du sas rejoignent tout notre petit attroupement sous-marin. Un combat s’engage alors entre les deux groupes d’hommes armés. Ce qui laisse le temps à notre pourchassé de se faire la malle… Tout s’éclaire quelques jours plus tard lorsque se réunissent à Athènes notre bon Hubert Bonisseur de la Bath, alias OSS 117, qui va, en compagnie d’un certain Enrique Sagarra, mener l’enquête sur la disparition de l’homme pourchassé aux larges des côtes grecques, dont on apprend qu’il n’est autre qu’un chercheur ayant mis au point un système de transmission sous-marine révolutionnaire qui attise la convoitise des grandes puissances de ce monde. La mission de nos deux agents « spéciaux » débute donc dans la capitale grecque, dans une ambiance moite à plus d’un titre…
Les aventures d’Hubert Bonisseur de la Bath écrites par le français Jean Bruce lancent véritablement le genre de l’espionnage feuilletonesque à la fin des années 40, quatre ans avant que l’auteur anglais Ian Fleming ne lance avec un succès considérable les aventures d’un autre espion charismatique tombeur de femmes, James Bond. OSS117 possède pour lui le cadre des années 60 avec ce qu’il faut d’ambiance désuète, de voitures mythiques (coccinelles, dauphines ou autres DS), de téléphones à cadran et autres détails que Gihef et Cuneo se plaisent à placer pour nourrir l’ambiance d’une époque bercée par une musique en pleine mutation. Notre espion séducteur possède un savoir vivre et un amour des femmes qui le place parfois en situation difficile. Ici aidé d’un assistant dont le bon goût reste à prouver, il va déambuler dans une ville qu’il va tenter de domestiquer. L’apprentissage se fera en vitesse accélérée car notre homme se voit la cible de plusieurs autres espions venus de divers horizons qui tentent comme lui de retrouver notre scientifique perdu pour faire main basse sur l’invention dont il est l’auteur. Hubert Bonisseur de la Bath va donner de sa personne pour s’ouvrir des pistes dans une aventure dépaysante et parfaitement menée par un Gihef plutôt percutant. Cette transposition en BD d’un mythe de la littérature d’espionnage aurait pu accoucher d’une pantalonnade sans saveur, car il fallait saisir toute la dérision et l’humour décalé dont Jean Bruce a doté son héros, mais ce second tome de la série, peut-être plus encore que le premier, nous offre un récit d’aventures extrêmement plaisant, digne des meilleures séries B. On en redemande !
Gihef et Cuneo – OSS 117 : Bon Mezzé d’Athènes – Soleil – 2016 – 11, 95 euros
New York – Manhattan 1936. Alors qu’il prend son service de groom dans un hôtel ultra chic de la ville, Franck O’Malley apprend de la part d’un collègue qu’un certain Jack Helmer, un homme riche habitué des lieux est de retour. Le jeune homme d’origine irlandaise grimace. La venue de ce client « spécial » n’est pas pour le ravir. Et pour cause, il lui doit la coquette somme de 400 dollars perdus lors d’une partie de poker qui a mal tournée. Theresa quant à elle est femme de chambre, mais poursuit une carrière d’actrice dans le théâtre qui lui offre un souffle d’évasion. Nina, une femme tout à la fois séduisante, troublante et riche débarque dans l’hôtel avec dans sa foulée toute une clique bruyante à souhait. Peu après un vol de bijoux secoue les étages de l’établissement et les soupçons se portent sur Theresa et Franck qui vont devoir marcher sur des œufs pour tenter de retourner les évidences qui les désignent presque naturellement…
Lorsque la crise de 1929 vient percuter une économie américaine qui ne l’avait pas forcément vu venir, la faillite totale du système plane sur la nation. Une nation déjà marquée par la violence causée par un Volstead act qui, en instaurant la prohibition, facilitait l’émergence de clans pas forcément bien sympathiques. La juxtaposition d’une violence nouvelle et d’une terrible crise sociale et économique nécessitait de la part du gouvernement américain une intervention d’envergure. Elle portera le nom de New Deal, littéralement, la nouvelle donne, pour briser la spirale, redonner sa chance à une couche de la population depuis trop longtemps ignorée et redorer le blason, celui qui devait s’afficher une poignée d’années plus tard sur les terres normandes. Le récit de Jonathan Case pose son regard sur une époque, celle du milieu des années 30 où tout espoir n’est pas vain pour les classes les plus pauvres mais qui affiche haut (et presque) fort le choc des couches sociales. Certains riches le sont de manière plus qu’indécente, tandis que l’espoir qui animait les moins aisés ne suffit pas forcément à joindre les deux bouts. Dans une société qui voit le Ku Klux Klan encore puissant, les relents de racisme sont toujours bien présents au point de gangréner les rapports entre les hommes dans une société qui ne laisse que peu de chance aux minorités. Frank O’Malley, le groom créé par Jonathan Case et Theresa, la femme de chambre, travaillent tous les deux dans un de ces hôtels chics qui attire à lui le fric, l’indécence et tout ce qui va avec. Dans cet établissement qui donne à voir un raccourci de la société américaine, Nina, la belle et surprenante femme du monde, un brin décalé, et plus que nous pourrions le croire, représente quant à elle ce souffle nouveau que représente la femme affirmée qui possède encore un droit de regard sur sa destinée. Femme libre, belle et riche mais qui détone par l’attention qu’elle porte aux autres et notamment à Franck, elle ébloui de sa présence une histoire qui pourrait virer au noir total. Le dessinateur excelle dans la mise en avant des rapports qui unissent nos trois personnages. Il sait louvoyer parfaitement entre les étages du Waldorf Astoria pour nous mettre face aux travers d’une société pas totalement dans la mouvance du message insufflé par les plus hautes strates de la nation. Narrativement ça explose de justesse, de références et de surprises, graphiquement le ton « classique » se fond dans l’époque dépeinte, avec cerise sur le gâteau, un ton léger qui transparaît de scènes parfois cocasses. Plus qu’une découverte, la confirmation d’un incroyable talent.
Case – The New Deal – Glénat – 2016 – 14,95 euros
C’est à Giverny dans un univers calme, propice à la création, loin des agitations parisiennes que Claude Monet a posé ses chevalets. Le maitre âgé d’un âge certain a su se constituer un cocon naturel d’un vert saisissant qui l’inspire autant que les champs bordés de coquelicots qui s’étendent en périphérie immédiate de la ville. Mus(net), un garçon souris sans attache vient de débarquer dans la propriété du maitre et a noué des contacts solides avec la petite Mya qui partage son temps dans cet écrin ouvert à la création. Le garçon débrouillard a aussi rencontré le vieux Rémi, un écureuil peintre extrêmement doué qui lui a promis de lui enseigner son savoir. A une condition toutefois qu’il peigne uniquement en intérieur, pour ne pas se nourrir de cet art nouveau qui a depuis pas mal de temps mis aux oubliettes le baroque dans lequel il s’enferme depuis toujours. Mais Mus ne l’entend pas de cette oreille et s’est résolu depuis un certain temps à suivre Monet qui peint la lumière de la vie. Dans cette campagne sauvage Musnet va devoir apprendre à composer avec un environnement hostile pour s’en sortir, lui, proie on ne peut plus désignée des prédateurs voraces qui l’entourent. Mus le vagabond s’est donc résolu à se sédentariser pour peut-être apprendre à apprécier ses nouveaux amis et ceux improbables qu’il va se faire encore, dont notamment Chiby l’araignée japonaise elle aussi peintre !
Le premier tome de Musnet nous avait surpris par cette facilité à composer un cadre riche de composantes dans lequel évoluent des personnages animaliers des plus attachants. Un microcosme de paradis qui a séduit le garçon perdu qui naviguait alors de jardin en jardin sans jamais vraiment se poser et qui va, pour la première fois de sa vie, apprendre à vivre avec les autres. De nouveaux amis qui vont le guider vers cette passion qui l’envahit depuis peu : la peinture. Kickliy dont nous ne savons pas grand-chose au final livre un récit d’une fraîcheur remarquable, sans héros bodybuildé ou questionnement existentiel, pour notre pur et simple plaisir… et on en redemande !
Kickliy – Musnet T2 : Les impressions du maître – Dargaud – 2016 – 12,99 euros
Si c’était facile pour un géant de déambuler dans un petit village de campagne pas forcément dimensionné pour l’accueillir, ça se saurait. Golem a été créé par Olli et Ulla pour s’amuser un jour proche de la rivière qui serpente les vertes prairies situées un peu en périphérie des premières habitations. Grace à la glaise amassée les deux amis ont façonné d’abord une tête en forme de croissant puis un buste large, très large maintenu par un ceinturon lui aussi d’un très beau gabarit. Puis les deux amis se sont attaqués aux bras et aux jambes pour lui donner son aspect définitif. Vu très haut percher sur l’un des arbres qui borde le cours d’eau, le gros bonhomme qu’ils ont sculpté à même le sol ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de leurs rêves les plus secrets. L’après-midi c’est ainsi délié sans qu’Olli et Ulla ne s’en aperçoivent et, lorsqu’ils ont laissé leur terrain de jeu pour revenir chez eux, Golem est resté juché sur le sol de la prairie. Mais la nuit réserve souvent bien des surprises autant que ce petit matin qui voit une fleur déposé une goutte de rosée sur la tête de Golem qui s’anime alors, comme extrait d’un très long sommeil…
Le Golem apparait dans la culture juive depuis les temps les plus reculés mais a surtout été popularisé dans le Prague du seizième siècle où il serait apparu pour lutter et mettre fin aux pogroms grâce au Maharal de la cité tchèque. Il permet dans le récit d’Anke Kuhl d’introduire un couplet sur la différence et son acceptation. Le personnage de glaise conçu par Olli et Ulla va causer bien des dégâts dans le petit village où il va crapahuter. Au point de s’attirer le rejet pur et simple des habitants de la bourgade. Nos deux amis vont pourtant tenter de réhabiliter le monstre pour lui donner une image de petit balourd maladroit mais en rien méchant. Première BD de cette autrice allemande, Une vie de géant se construit autour d’une narration fluide et d’un dessin rond à souhait propre à attirer les jeunes lecteurs. Cet album qui inaugure la collection Jungle kids du groupe Steinkis le fait de fort belle manière.
Kuhl – Une vie de géant – Jungle Kids – 2016 – 9,95 euros
C’est au chevet de Jeanne, toujours dans le coma qu’Alexandra se trouve en cette fin d’été. Une arrière-saison qui n’annonce rien de bon sur le plan de la météo. Et si les grains se sont nourrit de tout l’apport d’un soleil de plomb les jours et les semaines à venir, la pluie qui se profile pourrait changer la donne et menacer la bonne tenue des grappes bien dodues. Mais un problème n’arrive jamais seul. Les ouvriers vendangeurs se mettent soudainement en grève en raison de conditions sanitaires jugées désastreuses. Dans un contexte tendu, Alexandra va devoir faire preuve de diplomatie pour ne pas remettre en question son beau projet de nouvelle cuvée…
Chaque nouvel épisode de cette épique saga bordelaise démontre, avec ce qu’il faut de pédagogie, que la culture de la vigne et le travail de ses grains peut virer au cauchemar tant le vigneron doit veiller sur ses grains comme sur des diamants, capables de produire le meilleur et d’émerveiller tout en affichant une fragilité extrême à chaque étape de leur croissance et de leur maturation. Dans ce septième opus Corbeyran et Espé nous ouvrent aux secrets des vendanges. Cette étape essentielle avant le travail proprement dit sur le grain, qui se doit d’être opérée avec dextérité pour ne pas nuire à la maturation future en cuve ou en tonneau, peut dans certains cas se révéler épique. Les deux auteurs délivrent depuis le premier volet de cette série tout ce qu’il faut comme termes et techniques propres à la culture du vin mais aussi insistent sur les problèmes qui peuvent survenir à chaque étape. Ici c’est une grève en période de vendanges qui met à rude épreuve notre belle Alexandra. La jeune femme devra tenter de préserver sa récolte tout en répondant aux exigences des cueilleurs pour éviter que le grain ne pourrisse littéralement sur pied. Elle devra mener ce combat de front avec un autre qui se joue en coulisses et qui lui réserve bien des surprises. Car le vin qu’elle souhaite produire sur l’île du domaine, pourrait très bien ne pas se voir attribuer l’appellation AOC réservée aux assemblages de certains cépages. Avec le risque de voir son vin « déclassé » en vin de pays… Ça c’est pour les mauvaises nouvelles, mais une autre pourrait amener pas mal de réjouissances à notre entrepreneur de charme. Car le projet d’ouvrir une bonne table au milieu du domaine avec un chef reconnu, avance maintenant à grands pas… Avec ce qu’il faut de tension et de suspense, nos deux auteurs qui se sont engagés depuis un peu plus de cinq ans sur ce vaste projet maintiennent le cap en offrant à cette BD « grand public » un degré d’exigence aussi élevé que celui des grands crus qu’ils nous présentent.
Corbeyran & Espé – Châteaux Bordeaux T7 – Glénat – 2016 – 13,90 euros
Miru est une petite loutre de mer qui aime à s’approcher de la ville pour observer les adultes et tenter de reproduire ce qu’elle apprend d’eux. Un jour Miru se voir happée par des effluves qui viennent lui chatouiller le nez. Des effluves assez forts pour la pousser à suivre cette odeur bien sympathique. Elle se retrouve devant les cuisines d’un restaurant dans lequel un cuisinier expérimenté apprend à des enfants comment il réalise de succulents raviolis. Le secret du cuisinier pour ravir ses convives ? Placer à l’intérieur de la pâte un petit cadeau qui fera plaisir à celui qui dégustera le ravioli ! De quoi donner des idées à Miru qui va inviter tous ses amis pour un grand repas.
Miru s’amuse dans les rues du centre de son village entre les arbres et les commerces lorsqu’elle entend une voix à l’intérieur d’un salon de beauté. Elle se rapproche un peu, regarde et écoute discrètement ce qui se passe à l’intérieur. Une cliente se fait maquiller le visage avec de la poudre rose, un trait de crayon noir pour rehausser les sourcils et un joli rouge à lèvres rouge. Cela donne à Miru une idée géniale ! Et si elle se maquillait elle aussi ? Elle revient vers chez elle bien au-delà du pont qui enjambe la rivière et attrape une St-Jacques dont elle se barbouille puis continu avec ce qui lui passe par la main. Sûr que cela va plaire à ses amis !
Destiné aux plus jeunes lecteurs qui découvre la lecture ou qui se font conter les images qu’ils peuvent dévorer des yeux, les histoires de Miru partent toujours de l’observation des actions des plus grands. De cette observation naissent des idées d’amusement pour notre petite loutre. Le dessin va à l’essentiel et le jeune lecteur peut se nourrir des aventures de Miru avec cette idée du plaisir à partager entre amis. Une série d’albums qui fait mouche, testé et approuvé par notre lecteur en herbe !
Kishi & Maraninchi – Miru Miru T1 : Raviolis surprises ; T2 : Une petite forêt d’amis – Dargaud – 2016 – 7, 95 euros l’un
A venir dans notre HeBDo # 17 :
– Monde obliques de Clarke (Le Lombard)
– Louis XIV T2 de Morvan, Voulyzé, Guedes et Drevillon (Glénat)
– Mort aux vaches de Ducoudray et Ravard (Futuropolis)
– La forêt des renards pendus de Dumontheuil (Futuropolis)
– Le rose vous va si bien de Rollin et Grisseaux (Casterman)
– Benjamin Blackstone de Casado, Rivière et Perge (Casterman)
– Confessions d’un enragé d’Otéro (Glénat)
– Une histoire de la bière de Hennessey, Smith et McConnel (Jungle)
– Au fil de l’eau de Canales (Rue de Sèvres)
– L’art du crime T3 et T4 de Omeyer, Berlion, Mano et Liberge (Glénat)
– Personne n’aime les gobelins de Hatke (Dargaud)
– L’anniversaire de Kim Jong-Il de Ducoudray et Allag (Delcourt) avec une interview vidéo d’Aurélien Ducoudray