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La BD du jour : Seigneur Venin de Gabriel Delmas

Un monde étrange dominé par une lutte intestine entre des hommes assoiffés de sang et un peuple mutant de singes. Dans un affrontement ultime, le chaos pourrait bien gagner ce qui reste de raison. Les maigres tentatives d’échappatoires aux enfers semblent balayées inéluctablement. Alors que restera-t-il lorsque celui qui gouverne le monde resurgira des abysses de la terre ?

Il fut un monde rongé par des querelles et des guerres intestines entre les peuples survivants du grand chaos. Des peuples meurtris dans leur chair par des flots de pluies acides, un air vicié et le pullulement de micro-organismes bactériophages. Les corps torturés, soumis aux incessantes fureurs d’une nature dénaturée, mutèrent en des formes horrifiantes. Cette nature démembrée tout juste capable de maintenir – pour combien de temps encore ? – le souvenir d’une eurythmique vie, se fragilisa alors tel un écrin de cristal soumis à des vibrations destructrices. Dans ce contexte peu favorable à l’éclosion d’un monde nouveau chaque lopin de terre fut contesté, contraignant les hommes, frappés par les assauts incessants d’intrus indésirables, à se réfugier dans les murailles d’Umanurga. Cette cité tentaculaire, protéiforme, construite à flanc de falaise n’était accessible que par de larges veines creusées dans la terre. Elle symbolisait le dernier souffle d’humanité, la dernière preuve d’un passé tempéré remis en cause depuis plusieurs siècles déjà. Et puis vint l’homme par qui tout s’accéléra, l’empereur tyrannique Erebus avide de pouvoir, prêt à tout pour arriver à ses fins. Savait-il alors qu’elles symboliseraient aussi la fin de tout, la fin du monde tel qu’il le connaissait ? Non, sûrement que non, mais qu’importe puisque de tout cela naîtra un nouveau chaos. L’affrontement avec le peuple des singes, devait assoir sa suprématie sur le monde. Batailles d’une sauvagerie sans limite, corps démembrés, étêtés, goût du sang dans les gueules rongées par la mort. Rien ne devait survivre et surtout pas l’idée d’un avenir meilleur.

Dans cet album, le dessin parfois volontairement chargé – la qualité de son défaut – décris une lutte (finale) du mal contre le mal. En inversant le rapport des choses, Gabriel Delmas, alias Gabbarel Dalmatius, noircit encore plus un univers abject, car la lutte ne s’opère plus entre le mal et le bien, comme ailleurs, mais entre deux entités plus répugnantes et mortifères l’une que l’autre. Le dessinateur expose donc les corps, nous sert des planches où pullulent des amas de combattants désorganisés devant lutter jusqu’à ce que la mort surgisse. Le dessinateur excelle dans la mise en abyme de son univers, il arrive à prolonger et renforcer le rythme d’un scénario ouvert sous un air de flûte dissonante pour s’achever dans un désordre étrangement lénifiant. Car la mort fait son office, là où des résurgences de vie semblent s’organiser – ou tout du moins lutter pour retarder l’inéluctable – elle grignote du chemin, sournoise, habile et d’une redoutable efficacité. Dans ce monde en perdition ou Le Seigneur atteint son but, il faut voir un parallèle inquiétant avec notre propre société. Une société qui, elle aussi, se plonge (se vautre) dans une déliquescence sans fin. Le dessin se fait total, les traits semblent jetés sur le papier dans des mouvements d’une densité et d’une énergie rares.

Pas de quartier, peut-on décrire ce monde une fleur à la main ?, pas de retenue mais une ligne directrice conservée jusqu’à son ultime effort. Loin de tout académisme, Gabriel Delmas, qui possède en outre une plume, nous propose un scénario sous forme de prose poétique dans un étrange mariage de beau et d’horreur. Preuve s’il en faut que les deux ne sont parfois pas si loin. Il faut vouloir s’immerger dans ce monde pour le ressentir, pour qu’il nous pénètre et qu’il nous expose à ses frayeurs et à ses gouffres. Une fois passé le stade de l’appréhension nous pouvons nous y plonger en essayant toutefois de garder un œil sur la lucarne qui nous rattache au nôtre… Alors nous apercevrons peut-être une photo tirée d’un futur… un futur forcément décomposé.

Gabbarel Dalmatius – Seigneur Venin – Soleil coll. Quadrants – 2011 – 27 euros

 

Interview de Gabriel Delmas

La Terre est devenue le lieu de résurgence du mal. Des êtres hybrides qui composent une faune luxuriante des plus hétéroclites cohabitent avec cette idée de régner sur un monde en perdition. Comment cette nouvelle Terre a-t-elle germée dans ton imaginaire ?
Tout ce que j’ai dessiné avant ce livre a nourri un monde que je cherche toujours à explorer, et à montrer encore dans mes dessins. Les géants, les monstres, les démons, les sorcières sont des personnages de fictions qui me sont devenus essentiels. Ils sont vraiment des « personnages » très forts. Dans un monde de ténèbres, ce n’est plus une lutte du bien contre le mal, comme dans la plupart des histoires, mais une lutte du mal contre le mal. Le « bien » ne sera que le mal vainqueur, celui qui pacifiera le monde par sa victoire. Je préfère ce type de structure aux scénarios types qui veulent faire croire que le héros défend le bien. Il défend son « bien ». J’aime les récits qui parlent des moments de transitions, de révolutions, de désordre, d’apocalypse. J’aime les histoires de survivants, j’aime quand on revient à quelque chose de primitif : la survie, quand les civilisations doivent survivre sans technologie. Tout redevient plus difficile, plus physique. J’aime aussi quand la nature perturbée par les manipulations se retourne contre les hommes qui ont déclenché un événement irréversible. Comme si à un moment, on avait franchi la limite interdite. C’est cette limite interdite qui m’intéresse. Un futur qui par accident revient à un « passé » technologique, et mythologique. On vit sur une terre surpeuplée, où les territoires vierges de la connaissance de l’homme n’existent plus. Les autres planètes de notre système solaire sont identifiées et décrites comme n’ayant pas donné la vie ou à peine quelques bactéries mais certainement pas une civilisation. L’imaginaire, le fantastique et la science-fiction permettent de combler ces vides et ces manques de terres soeurs à la nôtre. C’est donc une façon de parler des mondes que nous aurions pu ou que nous pourrions vivre, si nous échappions à nos dimensions qui nous limitent : l’espace et le temps que nous vivons comme un instant fragile sur une toute petite terre loin des autres possibles terres.

Comment as-tu travaillé pour créer un univers aussi riche ? Es-tu passé par une phase pure d’écriture pour constituer la géographie de ce monde, son bestiaire et tout le background qui le compose ?
J’avais très clairement le titre du livre. Je pars souvent d’un titre qui m’inspire une histoire. Quand j’imagine une histoire, je vois les dessins se former dans ma tête alors j’ai écrit un synopsis planche par planche, et en même temps un découpage de mise en scène très rapide où se posent les dessins que je vois le plus précisément. J’ai laissé poser cette première version quelques mois pour la compléter, l’affiner, la réduire un peu. Effectivement je vois un monde avec des personnages, des lieux, des espèces, et je trace comme un parcours dans ce monde. J’essaie d’ordonner mes visions, pour les rendre perceptibles le mieux possible aux autres. Je fais ce que je peux avec mes moyens, des crayons et du papier.

Tu dis que ce sont des images (après le titre) qui te viennent en premier à l’esprit. Pour autant le texte aussi bien dans la narration que dans les dialogues est très écrit. L’as-tu rédigé au fur et à mesure de la création des dessins ou bien certaines parties l’ont-elles été en fin ultime de ton travail graphique ?
Oui, le texte vient avec les images, et donc se place avec les dessins, au même moment. Certains sont très précis et ne sont pas modifiés par la suite. D’autres sont plus flous et sont réécrits plusieurs fois. Mais l’écriture et l’articulation du récit se font par les textes et les dessins : ils se forment en même temps, comme parties complémentaires et nécessaires d’un même processus.

Tu débutes Seigneur Venin par une série de pleines pages qui pose véritablement le cadre de ton univers. Cette préface s’est-elle imposée d’elle-même ?
Toutes ces planches sont essentielles. Elles sont comme des portes d’entrée au récit. Elles sont chargées d’éléments très importants, comme des clés, des indices cachés, des messages qu’il faut savoir décrypter. J’avais besoin de ces planches. Elles sont comme des poèmes, des formules magiques ; elles sont là pour dire comment tout a commencé, pour moi. Elles sont l’origine du livre et elles sont aussi des cartes de territoires. Tout dessin raconte. Et le livre a besoin de cette narration plus lente et plus mystérieuse que permet cette succession de frontispices. Une fois qu’on est passé par toutes ces portes, on peut considérer qu’on est entré dans le monde de ce livre.

Si ce sont des portes d’entrée peut-on aussi les voir, dans un certain sens, comme des portes de sorties ? Personnellement je suis revenu à cette préface à la fin de ma lecture pour en quelque sorte boucler la boucle dans ma compréhension de ton univers. Es-tu d’accord si l’on dit que tu laisses aussi au lecteur un rôle actif dans la compréhension/la perception de ton monde ? et qu’en ce sens il peut aussi être acteur – par son imaginaire – de tout le canevas que tu mets en place ?
Oui c’est exactement ça. Tu viens de dire exactement ce que j’ai voulu faire. J’essaie de créer un univers, et j’essaie de laisser de larges ouvertures dans ce que je montre pour que l’imaginaire du lecteur crée aussi, sur ce « support ».

Dans ce monde d’une grande richesse nous pouvons retrouver des références à d’autres univers troublés comme ceux de Lovecraft, Tolkien, comme ceux aussi de peintres plus classiques comme Pieter Brueghel, Jérôme Bosch ou, pour la plastique des corps musculeux et l’énergie déployée, le sculpteur Antoine Bourdelle. Revendiques-tu certaines de ces influences (et peut-être d’autres) ou cela te gêne-t-il que des parallèles soient dressés pour évoquer ton travail sur ce projet ?
Toutes ces références et beaucoup d’autres ne me gênent absolument pas, au contraire. J’ai lu Tolkien assez jeune, ainsi que les Nibelungen, et les mythologies grecques et romaines. Un peu plus tard, j’ai découvert Milton, Dante, Lautréamont, et puis Lovecraft. Je passe de longues heures à regarder les tableaux, les dessins d’autres artistes. J’admire le travail de très nombreux peintres, dessinateurs et sculpteurs et je suis parfois comme une éponge. C’est cette admiration qui me nourrit et j’ai envie de comprendre comment ils ont ressenti, écrit ce qu’ils ont vu, et comment ils ont résolu l’équation de leurs dessins.

L’anéantissement de l’autre semble être la seule motivation des deux peuples majeurs (je ne parle pas de celui des rats) qui habitent ton univers. Comment peut-on en venir à cet extrême ? 
L’incompréhension engendre la peur et la peur engendre la violence. C’est très humain de vouloir anéantir ce qui pose problème. Dès que l’humain est dérangé dans son lieu de vie, dans sa société, la haine et la violence s’installent jusqu’à ce que le problème soit résolu. Le problème peut durer longtemps, ce qui engendre des guerres à répétition, une augmentation de la natalité. Du côté des mutants, ils ont la même haine. Il y a aussi un côté « planète des singes » à tout cela. Ce sont les radiations (catastrophe d’origine humaine) qui sont responsables des mutations.

Tu décris peu, dans Seigneur Venin, les bases (organisation sociale, économique…) des sociétés qui peuplent ton univers au détriment des aspects guerriers qui s’imposent comme majeurs. Est-ce un moyen pour toi de dépeindre la déliquescence de ce monde et sa perte future ?
Oui, je montre les guerriers et les sorciers, ou les marginaux. Je crois au phénomène du sablier. Ce qui est établi s’épuise peu à peu et puis est renversé par ce qui était en bas, ou à la marge. Le pouvoir s’auto-détruit et finit toujours par être renversé au moment où il semble le plus fort. C’est d’ailleurs ce qui m’intéresse dans les peurs de « fin du monde » très en vogue cette année. Notre terre nous semble très limitée. L’homme est partout, détruisant tout pour avoir une richesse matérielle. Et il a peur que tout ce système absurde prenne fin, par un phénomène qu’il ne pourra arrêter. Ce n’est pas une peur aussi irrationnelle que cela. Plus nous serons nombreux, plus nous détruiront les forêts, les animaux, plus nous pollueront et plus cette peur grandira.

Seigneur Venin est donc pour toi le reflet de notre société actuelle, une image d’un futur possible ?
Oui, j’ai été très marqué par le cyberpunk, et les visions de Druillet, par exemple. Le mélange de Science-fiction et de fantastique, son affiche de la Guerre du Feu. J’aime la cryptozoologie, les phénomènes « ovni », les théories des anciens astronautes et toutes ces histoires qui veulent remettre en cause la vision linéaire qu’on a de l’histoire des hommes. Même si ces théories nous semblent totalement farfelues, elles n’en contiennent pas moins des questions qui me semblent primordiales. Après tout, le passé est tout aussi mystérieux que l’avenir et surtout ses représentations reposent beaucoup sur la fiction. Pour moi, l’histoire est une forme de science-fiction. Science est à prendre étymologiquement pour son sens « savoir », ou « connaissance ». Comme il nous reste des objets du passé, pour moi, il nous reste des « objets du futur » : ce sont toutes ces fictions qui cherchent à « voir » ce que nous sommes et ce que nous pourrions devenir si nous quittons la raison, ou la conscience de nous-mêmes. Partout il sommeille une vision magique dangereuse. La Dark Fantasy la dénonce. C’est aussi ce que nous dit « Le seigneur des anneaux ». La vision magique peut se servir de la science et de la technologie pour affirmer des idées qui veulent le pouvoir total sur les esprits. On a vu plusieurs idéologies totalitaires au cours de l’histoire. Des idéologies qui veulent hiérarchiser, exclure, qui veulent la mort de l’autre.

Peux-tu nous présenter et nous en dire plus d’Antu Gergasi personnage mi-homme mi-singe qui aurait pu symboliser l’espoir d’un rapprochement harmonieux entre les deux groupes ennemis de ton monde en décomposition ? Le nom de ce personnage est tiré d’une ethnie indonésienne, les Dayaks, qui collectionnaient les crânes de certains primates notamment les ourangs-outans et voyaient en eux l’esprit d’un dieu nommé Antu Gergasi. Aurait-on pu voir dans ce personnage le maigre espoir d’un avenir moins sombre ?
Oui, j’ai pris ce nom aux Dayaks. Pour eux, les grands singes sont habités par les âmes des défunts. Au lieu de les voir comme des animaux, les Dayaks les voyaient donc comme une partie de nous, avec un aspect magique. Dans Seigneur Venin, Antu Gergasi est la graine par laquelle va germer un nouveau monde. Le personnage « Seigneur Venin » n’est pas mauvais, il  n’aime pas. Dans beaucoup de religions, les dieux surplombent les hommes, les punissent, les mettent à l’épreuve, les aiment, les aident etc… Il s’agit presque toujours de relations affectives passionnelles ou contrariées, à l’image des hommes, finalement. Les hommes aiment. On peut même porter son affection sur un chat, un chien, un dauphin. C’est plus difficile avec un reptile, encore plus avec un poisson. Mais c’est très difficile d’aimer un insecte, une mouche ou une fourmi, par exemple, et d’être ému par la mort d’un insecte. Or, je pense que s’il existe des êtres au-dessus de nous qui n’ont pas ce rapport affectif de mammifères, nous sommes à leurs yeux comme des insectes.
Des quatre personnages principaux (Seigneur Venin, Erebus, Wugga et Antu Gergasi), Antu Gergasi est une anomalie pour les mutants comme pour les hommes. C’est cette anomalie qui intéresse celui qui détruit et crée les mondes. L’anomalie est toujours ce qui est d’abord rejeté mais qui contient la solution. 

Comment vois-tu ta nomination à Angoulême ? Comme une compréhension (ou un essai de compréhension) de ton univers que tu sculptes à chaque projet ?
Je remercie ceux qui s’intéressent à ce que je fais. On croise des personnes, sur cette terre. C’est pour moi ce qu’il y a de plus important dans la vie. Ces rencontres créent.

Que retiens-tu de ton travail sur ce projet ?
J’avais une vision très précise de ce livre avant de le réaliser. J’ai réussi à le faire.

Je finirais par un avis personnel sur cet album. A sa lecture on sent un vrai équilibre entre la forme, le dessin/la représentation et le fond, le scénario/l’histoire. De cet équilibre pas toujours aperçu ailleurs, naît une densité qui fait que l’on a envie d’en savoir plus. Donc merci pour cet album !
Merci pour ta lecture et cet entretien. J’essaie d’être honnête avec moi-même et donc avec les autres, et de faire quelque chose qui me ressemble. Je ne cherche pas à lisser ou à gommer les aspérités de mes dessins. Je livre quelque chose de brut, comme une écriture. Ce sont des dessins rapides, j’essaie de dessiner aussi vite que l’on écrit à la main. Je veux que mon livre ressemble à ma personne. Je veux que mon dessin soit au service du projet. 

 


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