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La BD du jour : Thoreau, La vie sublime de Le Roy et A. Dan (interview)

Revenir à Thoreau. Au travers de ces œuvres Walden ou plus encore de la Désobéissance civile, dont beaucoup ont entendu parlé un jour sans savoir ce qu’ils renfermaient véritablement, le penseur américain a influencé nombre de générations après lui. Certains ont puisé dans son discours de non-violence un message plein d’espoir. Un espoir en un avenir plus juste dans lequel les hommes se valent. Certains pourraient s’en inspirer à l’heure de l’indifférence galopante qui s’affirme comme le moteur de politiques obséquieuses… 

Le XIXème siècle fut celui qui amena peut-être le plus grand lot de bouleversements au cœur des sociétés européenne et nord-américaine. Révolutions armées mais aussi philosophiques, renversements d’autorités illégitimes, constructions des idéaux se conjuguent alors pour donner corps à une société si ce n’est égalitaire, tout du moins plus juste. Cette idée de justice, de liberté, traversa  le temps pour devenir le combat de quelques hommes prêts à sacrifier leur vie pour croire en cette possibilité de changer les choses, de bousculer un état de fait par trop établi. Thoreau, le poète, l’auteur, le penseur, fut l’un de ceux dont le message traversa son temps pour garder en lui toute sa modernité. Il évoque en substance le respect de l’autre, l’égalité, le respect de la nature. Des sujets qui méritent encore de nos jours toute notre attention.

Maximilien Le Roy s’attache depuis un certain temps déjà à essayer de comprendre comment les idées et les actions qui leur sont attachées ont pu, ou auraient pu, influer sur le sens de l’histoire. Son travail autour de l’auteur de Walden et de la Désobéissance civile entre donc dans ses projets en cours. L’auteur s’attache à montrer un Thoreau dans la seconde partie de sa vie, après son installation près du lac Walden. L’album débute ainsi sur la construction pour Thoreau lui-même de sa maison dans les bois. Son frère est mort peu de temps auparavant et son exécration de la violence de l’homme, d’autant plus si elle est exercée contre l’homme, s’affirme chaque jour d’avantage. Thoreau construit donc sa vie retiré de ceux dont il rejette pour partie la façon de vivre et surtout d’agir. Pour autant, et Maximilien Le Roy le montre très bien dans La vie sublime, Thoreau était curieux de tout et prêt à partager avec les hommes. Cette double facette du personnage peut interpeller mais elle démontre avant tout la complexité d’un personnage dans la pensée et les écrits ont débordés bien au-delà de sa simple sphère géographique ou temporelle. Un auteur qui se doit d’être relu ne serait-ce que pour apprécier la teneur d’un discours atemporel et essentiel.

Le dessin de A. Dan, tout comme le découpage de l’album laissent place à des moments de pure contemplation. Rien de surchargé mais une densité dans l’expression, dans la révélation de tous les non-dits qui participent à construire la profondeur du personnage.

Un album qui restera comme une porte ouverte vers une meilleure compréhension de l’œuvre de Thoreau. Donc essentiel.

Le Roy/Dan –  Thoreau, La vie sublime – Le Lombard – 2012 – 20,50 euros

 

Interview avec Maximilien Le Roy

 

Quand et pourquoi as-tu décidé de travailler sur ce projet ?
Cela faisait quelques années que je le lisais (je l’avais d’abord découvert par son ouvrage le plus célèbre, “Walden” – mais, si j’en crois de nombreux échos, ce n’est sans doute pas le livre le plus évident, si l’on souhaite le découvrir) et, comme j’aime passionnément le registre biographique, je m’étais dit que sa vie se prêterait bien à un récit de ce genre. Mais j’avais surtout en tête un objectif : le faire connaitre davantage, dans la mesure du possible, en France. Si Thoreau est une figure incontournable de la culture américaine, son nom n’évoque souvent pas grand chose ici – à part dans les cercles déjà politisés, bien sûr. Comme j’essaie de le faire lorsque je traite d’un sujet qui se passe à l’étranger, je me suis rendu sur place, aux Etats-Unis, pour faire des recherches et travailler sur ce projet. C’était en 2010.

Peut-on dire que Thoreau fût un personnage  complexe, ou tout du moins difficile à cerner pour l’époque dans laquelle il a vécu (et même au-delà) ? Qui était-il vraiment ?
Oui, même au-delà. La preuve : on le réduit toujours à ce qu’il n’est pas vraiment, une sorte de doux rêveur New Age intégralement pacifiste. De son vivant, il était marginal, forcément, et on l’a souvent décrit comme bourru, revêche : il n’était pas forcément apprécié par les habitants de Concord. Il détestait la vie en ville, et estimait que les cochons qui y vivaient étaient encore les habitants les plus plaisants à fréquenter.  Emerson, son mentor philosophique, fit savoir dans l’éloge funèbre qu’il prononça : “Partant, sa franchise et sa loyauté finissaient par décourager tout commerce affectif. […] Ni l’opposition ni le ridicule n’avaient de prise sur lui. Il assénait froidement et franchement son opinion, sans feindre de croire qu’elle fût aussi celle d’autrui. Que quelqu’un en sa présence fût d’une opinion différente n’avait aucune importance pour lui.” C’était avant tout un solitaire, un écrivain, un artiste. Il refusait de voir le monde sombrer dans les eaux glacées du lucre, du luxe ; il n’aimait pas la modernité industrielle et capitaliste. Il pensait qu’il fallait donc opposer une résistance individuelle à l’expansionnisme marchand, et trouva refuge dans cette nature qu’il chérissait tant. Pour autant, c’est un homme qui a évolué durant sa vie : il a intégré des luttes plus collectives, notamment dans son combat en faveur de l’abolition de l’esclavage. Il s’est même, franchement et sans détours, associé à John Brown, alors partisan de la lutte armée.

Ton récit débute en mars 1845, peu de temps avant que Thoreau ne se soit retiré pour écrire près de l’étang de Walden. Pourquoi débuter ton récit à ce moment-là ?
Je ne voulais pas faire un récit intégralement chronologique, des langes au cercueil. Et il m’a semblé que cet exil en forêt est un des moments clés dans la vie de Thoreau : c’est ici qu’il devient le Thoreau que l’on connait. Mais je reviens un peu, au détour d’une ou deux discussions, sur son passé : étudiant à Harvard, parents progressistes, etc. Aussi, on ne dispose que d’une quantité réduite de documents sur sa jeunesse, et je tenais à éviter au maximum toute écriture romanesque ou fictionnelle.

Thoreau au contraire de bien des penseurs ou érudits de son temps n’écrit pas pour écrire ou pour tenir salon. Son œuvre se lit comme une invitation à penser mais surtout à agir. Penses-tu que cet aspect de son œuvre fonde le personnage, et au-delà que ses écrits sont une réponse à bien des maux sagement tolérés ou ignorés ?
D’une façon un peu sommaire, on pourrait couper l’histoire de la philosophie en deux : les idéalistes et les matérialistes. Pour les premiers, l’existence est scindée en deux : le monde sensible et le monde intelligible. Il y a le corps, la matérialité et la chair d’une part ; et les idées, les concepts, la puissance de l’abstraction de l’autre (le Ciel des idées, dixit Platon dans son allégorie de la caverne). Pour les matérialistes, cette séparation est une connerie : le corps et l’esprit ne font qu’un, ils interagissent de concert. Je me sens à l’évidence beaucoup plus proche des seconds. Même si Thoreau était croyant, il a bâti une pensée concrète, pratique, accessible. Elle n’est pas truffée de néologismes et de mots à mille pattes, comme disait l’anarchiste Jean Grave. Et cette particularité ne vaut pas que “de son temps”… Thoreau partait de son expérience propre et de son quotidien puis proposait une réflexion à qui voulait s’en saisir. Il expérimente la vie d’ermite puis rédige “Walden”, il découvre la prison, ne serait-ce qu’une nuit, puis compose l’essai que l’on sait, sur la désobéissance civile. “Qu’il est vain de s’asseoir pour écrire quand on ne  s’est pas levé pour vivre” : tout Thoreau pourrait tenir en ces quelques mots. Mais son propos n’est donc pas exclusivement théorique : il a vocation, effectivement, à s’incarner dans une pratique. Quant à savoir si son œuvre est une réponse à quelque chose, il me semble que c’est le cas : réponse, comme je le disais, au mercantilisme de la vie moderne (et à l’abrutissement généré par certaines conditions de travail, quand on devient “l’outil de son outil”), à l’impérialisme américain (alors en guerre contre le Mexique), à la condition indienne et noire, etc. Sa pensée n’est pas que réactive, cependant : il propose aussi.

Peux-tu nous en dire plus sur le titre de ton album ? La vie sublime, qu’est-ce véritablement ? Est-ce quelque chose de palpable ou de purement volatile ?
Justement, la “vie sublime” fait partie des propositions affirmatrices de Thoreau. On peut notamment entrevoir ce qu’il entend par là dans les dernières pages de “Walden”. Vivre “en passagers curieux” de l’existence ; ouvrir des “nouveaux canaux” de pensées ; ne jamais s’aliéner à quelque prince que ce soit, etc. Sublime est un mot un peu pompeux, sans doute, mais il rime à ses yeux avec simplicité. Sa vie entière est vécue sous le signe de la sobriété : pourquoi s’asseoir sur du velours quand on a une citrouille sous la main ? demande-t-il. Il a comparé le monde a une vache qu’il fallait traire : le lait que l’on extrait est précieux, il faut le boire sans en perdre une goutte. Il lie également la vie au bonheur, et estime qu’on peut y accéder sur le mode de l’artisanat : en faisant de sa vie un matériau qu’on va sculpter, jour après jour (travailler à même l’os et la chair, a-t-il écrit quelque part). Voilà pour la dimension personnelle, intime, presque spirituelle (même si j’utilise ce mot du bout des doigts). C’est ce qu’il nomme dans sa correspondance, très simplement : “la vraie vie”. L’intensité. Mais circonscrire sa pensée à ce seul aspect “individualiste” serait fautif : on ne peut pas la dissocier du pan politique. Lorsqu’il appelle à faire de sa vie “un contre-frottement qui arrête la machine” (comprendre la puissance étatique), c’est la même chose : le sublime passe par la prise de conscience éthique et politique. Il ne conçoit pas une libération en marge du reste de l’humanité. Quand Bakounine déclare : “La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté”, ce n’est finalement pas autre chose. Quand Thoreau visualise une pyramide, son premier réflexe est de se demander pourquoi les travailleurs n’ont pas jeté le corps du pharaon aux chiens, dans le Nil, plutôt que d’accepter de la construire. C’est assez palpable, non ?

Tu donnes à voir un homme qui apprend de chaque rencontre, qui respecte l’autre mais surtout prend le temps de l’écouter, et ce même s’il recherche souvent la solitude. Pour Nanni Moretti dans Journal intime, les maux de notre société proviennent souvent du fait que les gens parlent beaucoup mais écoute peu. Penses-tu que l’œuvre de Thoreau puise sa force dans ce contact direct avec les travers qu’il combat, mais aussi dans cette compréhension prégnante de l’injustice et de l’atteinte aux libertés ?
Il y a ces deux courants a priori contradictoires chez Thoreau : une sècheresse, voire même des inclinations très misanthropes, et, en même temps, une réelle curiosité, un intérêt sincère pour autrui. Lorsqu’il raconte dans “Les forêts du Maine” ses rencontres avec les Indiens, on perçoit un authentique désir d’échanges. Son affection pour Brown est sans équivoques également. On revient à son mode d’écriture : il éprouve, essaie, tâte, tente, il hasarde et se met à l’épreuve avant de se placer devant sa feuille blanche. Il ne fait pas des livres à partir d’autres livres, comme c’est souvent le cas dans cette discipline. Cette “force”, donc, vient sans doute de cette cohérence : Thoreau parle en connaissance de cause. Et son penchant naturel à l’autonomie et à l’indépendance, son refus viscéral de l’asservissement, alimentent de façon instinctive ses positions politiques : la liberté n’est pas une catégorie métaphysique ni une notion éthérée, c’est un sentiment qui l’habite quotidiennement.

Thoreau, et tu le dis en prologue de ton album, a influencé de près ou de loin nombre de personnalités qui ont eu a lutter pour obtenir plus de justice. Les écrits de cet auteur sont-ils encore aujourd’hui (de plus en plus) modernes ?
On pourrait signer la presque totalité de ses textes demain matin. Son œuvre n’a pas subi les outrages du temps, c’est le moins que l’on puisse dire. Beaucoup en font, et non sans raisons, un précurseur de l’écologie politique, de la décroissance, des “indignés”. A la différence que Thoreau ne se contentait pas de s’indigner… Bien sûr, le servage des Noirs n’existe plus, mais Thoreau est intemporel car il n’a justement pas souscrit aux modes de son temps : qui, aujourd’hui, d’un bout à l’autre de la planète, ne serait pas en mesure d’entendre ses propos ? Fort peu de monde. Que l’on parle de relocalisation de la production, de retour à une agriculture saine et décente, du refus du “laisser faire” libéral et du tout-économique, de l’hégémonie du fric, du pouvoir arbitraire des oligarchies au pouvoir ou encore des expéditions néocoloniales (de l’Irak à, qui sait, demain, l’Iran), tout ceci peut s’appréhender avec la grille de lecture de Thoreau. Je ne dis évidemment pas qu’il était un prophète, encore moins que sa pensée est infaillible ; mais on ne peut que constater que nombre de ses intuitions et de ses coups de sang ne manquent pas de portée.

Peux-tu nous parler de ta collaboration avec A. Dan ?
Je l’avais rencontré en Algérie, lors d’un festival. Puis j’avais dit, sur Internet, que je cherchais un dessinateur pour mon projet sur Thoreau, ne souhaitant plus le dessiner moi-même. Il m’a aussitôt fait savoir qu’il était intéressé, et m’a envoyé très rapidement une première planche, sans que j’en ai fait la demande. Tout c’est donc fait très vite. On a ensuite travaillé ensemble, durant un an. Il se basait sur mon script pour réaliser ses planches, puis me les envoyait et nous voyions ensemble si tout fonctionnait. Je me chargeais ensuite de la mise en couleurs. Daniel est un grand amoureux de la faune et la flore : il était dans son élément !

Son dessin et le découpage de l’album laissent une grande part à la contemplation. Est-ce un choix dicté par cette partie de la vie de Thoreau ?
C’est un parti pris scénaristique : je tenais à ce qu’il y ait de longues séquences muettes. On imagine souvent que la philosophie n’est que verbiage, j’aimais donc l’idée de prendre le contre-pied de ce préjugé. Et plutôt que d’écrire sur le plaisir qu’il avait à vivre seul ou bien à observer les animaux qui l’entouraient, quoi de mieux que le silence pour l’évoquer ?

Au final qu’est-il essentiel de retenir de ses écrits et de son action ?
Il est important de garder à l’esprit les deux facettes du personnage qui constituent la même pièce philosophique : la partie individualiste et la partie collective ; le souci d’une vie dense et la lutte politique. Le refus d’une existence de “tranquille désespoir” (“Walden”) comme celui de la domestication sociale, économique et politique.

 

 


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