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La Première guerre mondiale : Les tranchées… (4ème partie)



La guerre des tranchées caractérise le conflit qui prend forme fin 1914 après que les mouvements amorcés à l’Est, au sud de la Belgique et sur toute une ligne allant de l’entrée de la Mer du Nord à la Suisse aient figé ce qui deviendra le front. Faces à faces d’une rare violence marqués par le lancement de centaine de millions d’obus sur les lignes ennemies, cette guerre de tranchées devait marquer à jamais l’histoire par les pertes humaines et les corps blessés dans leur chair. Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,/Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre./Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre./Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle clame Peguy dans son poème Eve en 1913. Difficile de qualifier une guerre de juste, cette première guerre mondiale ne l’était pas plus que les autres et l’horreur des tranchées devait le rappeler clairement… (voir notre première partie ici, notre deuxième partie évoquant les attaques « suicides » ici et notre troisième partie abordant Le fusillé, l’homme-barbelé et Le Leurre ici)

 unepost

grande-guerre_coffret_telDire que pour la Grande-Bretagne la bataille de la Somme fut l’un des moments les plus tragiques de la Grande guerre n’est en rien exagéré. Replaçons le contexte. Depuis la fin 1914 et l’achèvement de la guerre de mouvement, des tranchées se sont creusées un peu partout de la Belgique à la Suisse sur près de 800 km. La guerre de position use les esprits et promet de s’enliser. Pour l’Allemagne qui prévoyait un effet de surprise de par la supériorité de son artillerie et une meilleure organisation de ses armées, patienter permet surtout aux alliés Français et Anglais de consolider leurs positions. Le commandement allemand par l’intermédiaire du général Falkenhayn choisit donc de passer à l’offensive sur Verdun, un site a priori favorable où son artillerie peut être mobilisée rapidement. La bataille débutera le 21 février 1916. L’armée française, broyée par les tirs incessant d’obus sur ses positions parvient contre toute attente, grâce à une poignée de survivants parfois blessés, à résister à l’avancée de l’ennemi. Un nouveau front est constitué. La bataille durera plus de 9 mois. Pour soulager ce front instable où les morts s’amoncellent, l’Etat-major français décide alors de confier aux seuls anglais (le plan initial prévoyait une attaque conjointe avec des unités françaises) le soin de mener à bien la bataille de la Somme. Le but avoué de diviser les forces allemandes entre Verdun et la Somme reste sur le papier une des meilleures stratégies compte tenu des forces en présence… Sauf que l’artillerie anglaise commettra les mêmes erreurs que son homologue allemande à Verdun, à savoir que pilonner par des tirs d’obusiers les lignes ennemis n’est pas gage de nettoyer totalement une zone de ses occupants…

L’avis de Seb :
Joe Sacco a pas mal travaillé sur la thématique de la guerre au travers de ses reportages de terrain au Moyen-Orient et en Ex-Yougoslavie. Lorsqu’on lui propose de travailler sur la première guerre mondiale, il hésite un temps puis accepte le défi. La Grande guerre fait partie de ces moments d’histoire où beaucoup reste à dire. Le dessinateur, sur proposition de son éditeur, va s’atteler à construire une véritable fresque en accordéon représentant le premier jour de la bataille de la Somme. Une approche singulière qui parvient à faire se juxtaposer les grandes phases, de la préparation, de l’arrière des lignes jusqu’au no man’s land meurtrier. Pourquoi évoquer ce premier jour ? Joe Sacco s’en explique : J’ai choisi de dessiner le premier jour de la bataille de la Somme, car c’est à partir de ce moment-là que l’homme du peuple a cessé de se bercer d’illusions quant à la véritable nature de la guerre moderne. Et pour cause, comme les Allemands à Verdun, les Anglais n’avaient pas été pingres quant à l’utilisation de leur artillerie acheminée par rails construits pour l’occasion. Mais les bombardements intensifs ne suffisent pas toujours et ce premier jour de la bataille de la Somme devait tristement le rappeler. Adam Hochschild auteur de To End All Wars : A Study Of Loyalty And Rebellion, 1914-1918, qui intervient dans la partie texte de ce projet (un petit livret annexé au coffret) précise que, dans l’esprit anglais, tout avait pourtant été fait pour permettre une avancée sécurisée : Comment les hommes allaient-ils échapper aux mitrailleuses des Allemands ? grâce au pilonnage préalable de leurs positions qui détruirait, à coup sûr, les barbelés et les bunkers abritant les engins mitrailleurs. Qui pouvait en douter, dès lors que la ligne de front comptait une pièce d’artillerie tous les 15 mètres, devant déverser au total un million et demi d’obus sur les tranchées allemandes ? Comme si cela ne suffisait pas, on avait prévu de faire précéder l’attaque des soldats anglais par un ultime « barrage rampant » de tirs de shrapnels : véritable rideau d’obus censé venir à bout des éventuels survivants allemands qui surgiraient de leurs abris souterrains pour combattre. Le fait de confronter le texte à l’image de la fresque (elle aussi annotée en annexe, plan par plan) donne une dimension encore plus forte au projet. Joe Sacco arrive avec une grande lisibilité à découper les moments qui font la bataille, les tensions palpables, la dramaturgie qui se lit dans le no man’s land devenu non pas le théâtre de la promenade de santé espérée mais bel et bien le terrain propice à la faucheuse qui peut s’exprimer avec force de générosité. Le niveau de détail reste impressionnant même si le travail de Joe Sacco n’avait pas pour but de respecter ou de se lier à une échelle précise. L’auteur garde la représentation symbolique de chaque moment comme point d’appui à son projet. Le lecteur parcourt ainsi cette grande tapisserie en choisissant son rythme, peut décider de s’arrêter sur telle ou telle partie de cette fresque, revenir sur un moment, en parcourir un autre, bref décider de son degré d’immersion dans ce moment de guerre en choisissant d’y rester 20 minutes ou 2 heures ! Monstrueux…

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L’avis de Tof :
Voilà un ouvrage particulier. Original et poignant. Les premières lignes que l’on lit, dans la préface de Joe Sacco lui-même, vous happent définitivement. On ne peut pas lâcher les pages, les mots s’enchaînent et les images se construisent dans nos têtes bien avant la première illustration. L’auteur nous explique ses raisons et ses choix. Et puis il est relayé par Adam Hochschild qui nous raconte cette bataille démente en quelques pages passionnantes elles-aussi. Il ne s’embarrasse pas de paraboles, il nous raconte les événements, brutaux, implacables. Du coup l’Histoire nous prend encore à la gorge.

Mais passons aux images. Joe a fait le choix d’une fresque, d’une frise à l’image de celle de la Tapisserie de Bayeux. On y voit donc un dessin qui nous dresse l’historique de cette bataille, de gauche à droite. Les lignes sont simples, à peine accompagnées d’effets de crayonné. Ce qui est impressionnant, ce sont les détails. On peut s’attarder de longues minutes sur chaque partie de cette fresque. On y découvre toujours quelque chose. J’ai aussi apprécié les quelques annotations expliquant juste ce qu’il faut.

Ces dessins m’ont projeté en enfance alors que je dévorais l’encyclopédie Tout l’Univers. Les faits historiques étaient illustrés par des dessins et non des photos. Cela apporte une autre dimension à l’Histoire car le trait est forcément influencé par les pensées de son dessinateur. Ici, on sent que Joe a essayé de prendre un peu de distance avec ce conflit qui le hante depuis toujours. Mais sa neutralité dégage en fait une violence inouïe.

La bataille de la Somme comme vous ne l’avez jamais vue

Joe Sacco – La Grande Guerre : Le premier jour de la bataille de la Somme reconstitué heure par heure – Futuropolis – 2014 – 25 euros

 

Le chant du cygneC’est au petit coin que l’on savoure le mieux ces moments de répit avant la galère des combats. Le sergent Sabiane et ses hommes en sont convaincus et, même si les rats sont aussi de la partie et que les effluves qui se répandent autour de ces bouts de bois assemblés sont plutôt prégnantes, rien ne vaut les minutes passées-là, accompagné parfois d’une miraculeuse gazette qui ferait toucher le septième ciel à plus d’un soldat. Mais voilà la réalité des combats revient vite à la charge et contraint le sergent Sabiane à mettre un terme à son office pour répondre aux ordres du lieutenant Katzinski. Les nouvelles transmises par l’officier ne sont pas foncièrement réjouissantes. Vingt minutes les séparent en effet de la prochaine charge contre l’ennemi. Une charge appuyée par des tanks venus en renfort et derrière lesquels les hommes pourront s’abriter du feu continu de l’ennemi. Un peu comme la dernière fois lorsque l’épopée c’était soldée par un résultat désastreux. Le sergent Sabiane, même s’il agit en bon militaire respectueux des ordres, n’en éprouve pas moins une réticence légitime à l’annonce de cette nouvelle opération, un sentiment qui se double d’une impression d’abandon des hommes et plus grave encore, d’incompétence stratégique. L’opération programmée par le haut commandement se soldera une nouvelle fois par un échec prévisible. C’est à ce moment-là que surgit de nulle part ou presque une pétition signée par un bon lot de soldats du rang, la pétition dite de la côte 108, un document émargé par près de 3000 hommes et qui circule dans les rangs pour s’opposer à la stratégie meurtrière du général Nivelle. Pour le sergent Sabiane, signer la pétition reviendrait à réserver une place directe pour le poteau, d’ailleurs aucun officier ne l’a signée et l’effet de ces papiers réunis pourrait se révéler désastreux pour les pétitionnaires. Oui mais voilà, les hommes sont exténués physiquement et surtout psychologiquement. Devant cette crise en gestation le colonel d’Anjou réunit ses troupes auxquelles il promet une permission royale de trois semaines si lui sont remis les fameux feuillets des 3000 signataires. Le marché conclu semble n’être toutefois que partiellement respecté puisque les camions sensés ramener les hommes vers l’arrière du front pour leur offrir une liberté bien méritée n’empruntent pas la bonne route ; bien au contraire, puisqu’ils se dirigent vers une ligne de front baptisée Le Chaudron…

Peu de récits se déroulant lors de la Grande guerre se tissent ou évoquent les mutineries de 1917, celles pour être précis qui prennent forment autour de la boucherie du Chemin des Dames. Le chant du cygne leur consacre un diptyque de haute facture autour d’une compagnie bernée qui entend bien apporter à Paris en mains propres la pétition de la côte 108. Sur le fond le récit explore un fait de mutinerie, comme il a pu y en avoir justement à l’occasion de la bataille du Chemin des Dames. Les très « rodés » Xavier Dorison et Emmanuel Herzet tissent leur récit autour d’un groupe de poilus déjà vétérans de la guerre, des hommes qui sont-là depuis les débuts et qui peuvent porter de fait un regard sur les réalités de terrain et les erreurs stratégiques émanant du haut commandement. Ici ce sont les Larzac, La Science, Le Boeuf, La Tiff sous les ordres du sergent Sabiane et du lieutenant Katzinski surnommé Katz qui occupent le cœur du récit. Car au-delà des faits tragiques de la guerre de tranchée, dont les récits foisonnent par ailleurs, les scénaristes de ce projet mettent en avant la donne humaine, en essayant, sans juger, de comprendre leur épuisement moral, leur motivation, leur ras-le-bol légitime. Le sergent Sabiane, droit et professionnel dans son comportement, tout comme le lieutenant Katz, qui, prit au piège dans une situation d’entre-deux, opte pour la voie la plus risquée pour lui mais aussi la plus morale, sont les pivots de cette première partie du récit. Le dessin de Cédric Babouche est une vraie claque. Plus habitué à travailler sur l’animation il livre là son premier projet BD. Réalisé en couleur directe, son style puise dans ses expériences passées pour offrir des planches qui explosent visuellement par leur rythme, la recherche sur les plans, la dynamique insufflée. Le dessin semble sortir du cadre, comme s’il voulait repousser encore plus le format déjà confortable de la collection Signé. C’est dense, tout à la fois sombre et épique, bref du très bel ouvrage. Au final le lecteur ne peut que rester scotché par le premier volet d’un diptyque qui fera date…

Xavier Dorison/Emmanuel Herzet & Cédric Babouche – Le chant du cygne – Le Lombard – 2014 – 14, 99 euros

 

La faute au midiLorsque la guerre est déclenchée en août 1914, les forces de mobilisation parviennent de toute la France jusqu’aux points jugés cruciaux, à savoir au Nord le long des frontières belges et en Lorraine où la confrontation promet d’être tendue. La guerre des frontières pouvait commencer. Le 21 août les soldats provençaux du XVème corps sont lancés dans la bataille. Mais l’ordre de route dressé par le général Castelnau pour respecter le plan stratégique échafaudé par Joffre s’avère être des plus risqué et pour preuve le retrait des armées allemandes, trop beau pour être vrai, cachait la mise en place d’un véritable traquenard dans lequel allait tomber ce XVème corps, qui ne bénéficiait pas, qui plus est, d’un soutien de l’artillerie. Le carnage est impressionnant. Pour se dédouaner de tout échec stratégique l’Etat-major décide de faire porter le chapeau aux soldats provençaux « connus » pour leur désinvolture. Pour ce faire le ministre de la guerre Adolphe Messimy fait venir à lui le journaliste et sénateur Auguste Gervais et l’invite à écrire un article cinglant contre le XVème corps. L’article sera publié dans le quotidien Le Matin du 24 août sous le titre de « Recul en Lorraine » : Un incident déplorable s’est produit. Une division du 15e Corps, composée de contingents d’Antibes, de Toulon, de Marseille et d’Aix, a lâché pied devant l’ennemi. Les conséquences ont été celles que les communiqués officiels ont fait connaître. Toute l’avance que nous avions prise au-delà de la Seille, sur la ligne Alaincourt, Delme et Château-Salins a été perdue ; tout le fruit d’une habile combinaison stratégique, longuement préparée, dont les débuts heureux promettaient les plus brillants avantages, a été momentanément compromis. Malgré les efforts des autres corps d’Armée, qui participaient à l’opération, et dont la tenue a été irréprochable, la défaillance d’une partie du 15e Corps a entraîné la retraite sur toute la ligne.  Dès lors des sanctions se doivent d’être prise pour crédibiliser le processus de dédouanement de l’Etat-major français. Quatre soldats, pris au hasard ou presque se verront arrêtés. Deux d’entre eux seront condamnés à la peine capitale…

Le spécialiste de la période Jean-Yves Le Naour livre une nouvelle fois un récit richement documenté qui ne néglige aucun aspect. Dans cette période trouble que fut la guerre, la stratégie militaire française fut souvent mise en cause. Les soldats exténués mais patriotes avaient l’impression d’être envoyé véritablement à l’abattoir. Parfois ils osaient exprimer haut et fort leur divergence d’opinion, parfois la peur compréhensible les envahissait car, faut-il le rappeler, la plupart des soldats engagés dans la Grande guerre n’étaient pas des soldats de métier, parfois encore leur action pourtant méritante se voyait qualifié d’un titre passible de la peine capitale une fois passée au crible du Conseil de guerre spécial. Bref avoir raison ne suffisait pas dans un milieu codifié et fier, désireux de faire respecter les hiérarchies. Le XVème corps n’était pas pire ou mieux que les autres, de simples soldats mobilisés heureux de servir la France, ils payèrent pourtant un lourd tribu à cette guerre, des morts par milliers et un honneur bafoué pour cacher l’incapacité d’un Etat-major à s’adapter aux circonstances de guerres. Le dessin de A. Dan se fond remarquablement bien dans ce contexte, se mettant au service du récit, en accentuant les tensions, la dramaturgie et se faisant le relai parfait d’une époque sombre…

Jean-Yves Le Naour & A. Dan – La faute au midi – Grand Angle – 2014 – 13, 90 euros

 

MathurinLauréat d’une bourse, le peintre Mathurin Méheut arpente en famille l’Asie lorsqu’éclate le premier conflit mondial. Il décide alors de revenir en Europe pour accomplir son devoir. Affecté au 136ème régiment d’infanterie, le peintre se verra placé au cœur de l’action qu’il retranscrira de ses crayons pour livrer un regard poignant sur les faits de guerre d’une guerre qui questionne sur plusieurs points et qui fait de la Der des der un moment crucial de ce début de vingtième siècle.

Mathurin soldat est avant tout la biographie adaptée du peintre Mathurin Méheut. La trame construite pour cet album par Maadiar reprend donc les grandes lignes de l’histoire du personnage auquel le dessinateur ajoute quelques considérations sur la Grande guerre. Il rend notamment un hommage marqué aux combattants de l’Argonne, qui du 25 septembre au 6 octobre, furent mis à rude épreuve tant du côté français que du côté allemand. Cette bataille, qui avait notamment pour but de soulager le front russe quelque peu en difficulté depuis le début de la guerre, atteindra en partie ses objectifs puisque l’Allemagne sera contrainte de déployer son 10ème corps sur l’Argonne alors qu’il devait initialement se diriger vers l’Europe de l’Est. Le récit richement documenté va jusqu’à reprendre le parler local dans une série de planches de haute volée. Le dessin se fait quant à lui, l’auteur le reconnait, plus « foutraque », mais ne perd jamais en lisibilité. Une lisibilité qui d’ailleurs se fait plus précise au fil du récit, et permet d’apprécier le sort réservé aux soldats, qui se demandent parfois si leurs officiers ne manquent pas de diplomatie et de rigueur stratégique. Une fois passé l’effet de surprise d’un dessin typé mais ô combien efficace, la lecture de ce récit captive. Pas de longueur, un ton qui alterne la rudesse du front avec des moments plus légers, bref une bonne symbiose des éléments narratifs au service de la dramaturgie. La séquence en double page sur le fusillé que nous avons présenté dans la troisième partie de notre focus sur les tranchées, arrive en quelques cases à dérouler la tension, restituer l’état d’esprit des soldats et comprendre les enjeux et les travers d’une guerre ou l’humain n’était pas la priorité première d’un État-major fier et pourtant dépassé. Au final cet album, même s’il aborde la Grande guerre sous le regard d’un artiste pas forcément typique du soldat traditionnel, participe à enrichir la thématique de la guerre tout en développant une forme libre qui met la création en avant. Un beau projet ! (Pour poursuivre la découverte de ce récit je vous invite à découvrir la critique de l’album réalisée sous forme dessinée par son auteur himself, original vous avez dit ? c’est ici que ça se passe !)

Maadiar – Mathurin Soldat – Les Editions du Pelimantin – 2014 – 21 euros

 

L.10EBBN001710.N001_PTGuerINT_C_FRTardi est sans conteste la figure incontournable du récit graphique consacré au premier conflit mondial. Jamais avant lui un auteur n’avait exposé avec autant de liberté dans le ton les dérives et les horreurs de cette guerre qui a marqué durablement non pas un seul pays mais une grande partie du monde. Guerre totale, démesurée, guerre moderne qui déploie un nouvel arsenal militaire et fait montre du génie humain à envisager les pires barbaries. Guerre injuste sacrifiant, au bon vouloir d’un Etat-major totalement dépassé par les évènements, des milliers, des centaines de milliers de vie assimilées à de simples pions. Le visage de la France ne sera plus jamais le même. Les saignées de la Grande guerre se lisent des décennies durant sur une pyramide des âges en partie atrophiée, comme un rappel incessant à ce massacre difficilement évitable. Pour Tardi ce conflit doit être lu par le regard des hommes, de ces hommes trop souvent oubliés, cachés qu’ils sont derrière des chiffres de morts, de blessés, de disparus. Ce conflit est aussi la mise en lumière de la capacité de l’homme à créer le chaos, il le faisait déjà bien, il deviendra ici un expert.

Dans Putain de guerre ! Tardi, aidé par le grand spécialiste de cette période Jean-Pierre Verney, nous propose de parcourir l’intégralité de ce conflit de ses prémisses jusqu’à la démobilisation des hommes en 1919. Car si l’armistice fut signé quelques mois plus tôt, les hommes vécurent encore ici ou là quelques moments de doutes dans le repli allemand. Chaque moment crucial, batailles ou décisions stratégiques sont représentés avec souvent un commentaire acerbe sur la situation et le contexte. Tardi et Verney donnent ainsi à lire la folie des hommes, celle qui les pousse à un aveuglement collectif aux pires conséquences. Les deux auteurs nous proposent de voir ces évènements au travers du regard d’un homme du rang qui découvre de ses yeux innocents tout ce que la guerre peut engendrer comme démesure, élans nauséeux, aliénation. Les procès pour mutinerie, l’homme chair à canon, les techniques de guerres nouvelles utilisées pour tenter de submerger l’ennemi mais aussi et surtout les conséquences sur les corps – ceux ayant survécu – de combats atroces dans la forme qui laissent sur le fond des traces indélébiles au travers de ces gueules cassées qui jamais plus ne retrouveront le (même) sourire sont de fait représenté dans toute leur dramaturgie, sans far en se faisant parfois crû pour mieux insister sur les horreurs vécues. Pas de dialogues dans cet album mais une utilisation dynamique des pavés narratifs qui placent le contexte et offrent des éléments de compréhension aux évènements présentés dans le récit. L’album est décomposé concrètement en chapitres correspondant à chaque année du conflit. A la fin de la partie dessinée qui constitue le gros de l’album sont inclues des annexes historiques (une quarantaine de pages) rédigées par Jean-Pierre Verney et qui permettent de mieux comprendre certains points évoqués dans la BD. La lecture des deux en alternance ajoute donc à l’immersion dans le récit.

C'était la guerre des tranchéesC’est avec cet album au titre évocateur, C’était la guerre des tranchées (dont la première édition date de 1993) que Tardi doit sa notoriété hors de nos frontières lorsqu’on parle de la première guerre mondiale. Cet album se décompose en deux récits distincts. Le premier d’une vingtaine de planches a été publié initialement sous le titre Le trou d’obus en 1983, le second inédit reprend quant à lui de manière plus globale les phases du conflit. Comme l’explique l’auteur en préambule : C’était la guerre des tranchées n’est pas un travail « d’historien »… Il ne s’agit pas de l’histoire de la Première Guerre mondiale racontée en bande dessinée, mais d’une succession de situations non chronologiques, vécues par des hommes manipulés et embourbés, visiblement pas contents de se trouver où ils sont, et ayant pour seul espoir de vivre une heure de plus, souhaitant par-dessus tout rentrer chez eux… en un mot, que la guerre s’arrête ! Il n’y a pas de « héros », pas de « personnage principal », dans cette lamentable « aventure » collective qu’est la guerre. Rien qu’un gigantesque et anonyme cri d’agonie. L’approche de fait pourrait être qualifiée de plus thématique en ce sens que le conflit en lui-même n’est que le support, le moyen d’aborder des thématiques de fond que Tardi reprendra plus tard dans Putain de guerre ! : Le mobilisé, le fusillé, le prisonnier, l’homme-barbelé, l’homme sacrifié, le soldat égaré… Œuvre fondatrice donc qui pose un regard critique sur le haut commandement comme aucun manuel d’histoire n’avait osé le faire. C’était la guerre des tranchées conserve plus de vingt ans après sa publication toute sa force… d’autant plus au regard des conflits qui jalonnent le monde dit « civilisé » depuis la fin des années 90. Fondamental !

Tardi – C’était la guerre des tranchées – Casterman – Rééd. 2012 – 17 euros
Tardi/Verney – Putain de guerre ! – Casterman – 2014 (intégrale) – 25 euros

 

Projet3:Mise en page 1Le premier tome de La Grande guerre de Philippe Glogowski s’achevait sur la bataille de Verdun, un des tournants de ce conflit. L’Allemagne, sûre de sa victoire se retrouvait refoulée dans un premier temps avant de s’enliser pendant plus de neuf mois. Le second tome de ce diptyque débute avec la bataille du Chemin des Dames qui, lui, révèle la faiblesse de la stratégie alliée et notamment de l’Etat-major français. Sur un terrain défavorable, puisque les soldats français se devaient d’avancer sur un chemin en pente sous le feu de mitrailleuses allemandes qui soufflaient le feu sans discontinuer, l’armée française se retrouvait broyait dans ses grandes largeurs. Comme le souligne Philippe Glogowski cet épisode donna lieu à des mouvements de mutinerie de la part de soldats français n’admettant pas d’être sacrifiés sans même pouvoir se défendre. La mise en cause des stratégies aventureuses des généraux français commençaient à être pointées du doigt. Pétain trouvera une parade de choix pour apaiser les troupes, en offrant de véritables permissions à des hommes coupés de leur famille depuis trop longtemps…

Cet album possède, comme le premier, la particularité d’embrasser le conflit sous tous les fronts permettant une véritable mise en perspective des points chauds aussi bien dans les Balkans que sur le front russe. Il est aussi question dans cet opus de l’arrivée des troupes américaines sur le territoire français, des dernières percées allemandes du Chef de l’État-major allemand, à savoir, Erich Ludendorff ainsi que de la bataille des airs. Complet, construit avec un souci pédagogique évident, La Grande guerre permet une véritable immersion dans ce conflit qui marqua profondément les esprits et renversa les rapports de force entre le vieux et le nouveau continent…

Philippe Glogowski –  La Grande guerre… du Chemin des Dames à l’Armistice – Editions du Triomphe – 2012 (rééd.) – 14, 70 euros  

 

Et aussi… (Chroniques déjà publiées des ouvrages utilisés pour la partie « Les évènements vus par la BD » ou qui la complète) :

FoliesPeut-on encore écrire sur la grande guerre, celle qui envoya au front des hommes par centaines, par milliers, par millions, sans aucune formation, sans aucun uniforme ou paquetage digne de ce nom ? Réduits à faire la guerre depuis des tranchées boueuses et viciées par la présence de rats, de maladies et de la peur qui transparait dans le regard des soldats qui n’attendent que l’inéluctable, les hommes vivotent ou plutôt essayent de noyer la noirceur de leur quotidien en s’inventant des imaginaires colorés dans lesquels déambulent de belles danseuses peu vêtues tout droit sorties des Folies Bergère. Le cabaret parisien représente pour les soldats de la 17ème compagnie d’infanterie cet ailleurs dans lequel ils se retrouveront une fois achevée cette guerre qui tue plus d’hommes que la capacité des vivants à leur offrir une sépulture digne de ce nom. Pris par l’effroi, replié derrière des barbelés infranchissables, agenouillés à se pisser dessus en entendant siffler les balles et tir d’obus qui passent si près et font parfois mouche, les soldats jettent parfois leurs corps engourdis par l’attente et la peur dans des chevauchées suicidaires dont le but vil pourrait se voir comme un moyen sûr et rapide de rejoindre enfin un lieu paisible et chaud où tout pourrait redevenir comme avant, mais le croient-ils vraiment ? Pour ceux qui survivent à la peur, aux tirs des soldats allemands et à la douce folie qui s’emparent d’eux reste le cabaret du 32 de la rue Richer, un lieu construit à même les tranchées, réplique de son glorieux aîné, qui défie le temps et l’espace. Une récompense qui se vit et s’apprécie une fois la nuit tombée, où la musique déverse ses mélodies et entraîne les soldats au loin.

Dans Les Folies Bergère, Zidrou et Porcel donnent à voir la guerre dans tout ce qu’elle représente et fonde d’aliénation. Les hommes y perdent la raison puis la vie avec une régularité qui fait froid dans le dos. En invitant le lecteur dans ce huis clos pesant, les auteurs posent les fondations d’un récit qui se veut grave, seulement coloré par l’imaginaire de soldats encore dans cette espérance folle d’un jour retrouver leur amis de tranchée dans le célèbre cabaret parisien. On y découvre un fusillé miraculé qui défi les pelotons d’exécution, l’enfance qui s’immisce dans la souricière comme pour narguer la mort ou mieux l’accompagner, les correspondances de soldats qui refusent de couper le lien fragile qui les relie à la vie. Le récit se teinte parfois de fantastique pour mieux basculer dans la folie naissante, celle qui représente la première marche vers les enfers dont l’illustre représentant guette, pas si loin dans le no man’s land qui sépare les deux camps. Le dessin expressif construit en couleurs brunes révèle un auteur véritablement possédé par son sujet. Un album marquant sur un sujet maintes fois décliné qui arrive encore à ouvrir des brèches et surtout à nous présenter le visage de la guerre telle qu’elle est dans sa nudité hideuse, reflet de la faiblesse des hommes.

Porcel & Zidrou – Les Folies Bergère – Dargaud – 2012 – 16, 45 euros

  

La Grande Guerre de CharlieRevivre la guerre, celle des poilus, des trachées bondées de rats, de boue et d’éclats d’obus, celle qui, dans la plus grande indifférence des cadres de l’armée (des armées), envoya des milliers de jeunes soldats (par dizaines, par centaines) dans un monde nous l’espérons plus clément. Cette guerre donc à ému tout ce qui se fait de poète, écrivains, peintres, sculpteurs et auteurs de BD. La grande guerre de Charlie revisite ce conflit. Encore une fois ? Une fois de trop ? Non bien au contraire. Là où la surenchère de références conduit à marginaliser ou à réduire l’impact dramatique de son sujet, cette série feuilleton publiée en Grande-Bretagne de 1979 à 1986 demeure encore aujourd’hui l’une de celles qui marqua le genre. Car elle n’est pas simplement récit de guerre avec ses jugements et ses descriptions de l’enfer. Elle est aussi récit d’une vie qui se construit, se déchire, se trouve parcourue d’émotions les plus diverses. Cette vie est celle de Charlie Bourne, jeune soldat envoyé occuper les tranchées creusées sur le front pour rassurer la puissance des nations résolument trop occupées à se partager le monde. Charlie ne possède rien du héro classique même si sa bravoure, son sens de l’honneur et de certaines valeurs en font un « bon » citoyen, il reste un gamin de la campagne, un peu benêt qui s’émerveille de tout et sort de ses gonds lorsqu’il est poussé à bout. Nous suivrons donc le conflit par le biais de ce minot.

Chaque historiette (8 pages publiées à l’origine sous forme de feuilleton dans Battle) débute par une lettre ou une carte envoyée par le jeune homme à ses parents ou à ses proches. Chacune constitue le point de départ de la narration d’un évènement ou fait de guerre vécu dans les tranchées. Par ce moyen simple le scénariste arrive à prendre le lecteur en témoin (intime). L’horreur du quotidien de Charlie – le récit débute à la veille de la bataille de la Somme – se trouve dépeinte dans les moindres détails. Folie des hommes, morts inutiles, corps meurtris jonchant le sol sans espoir de sépulture descente, encadrement dépassé jouant à la guerre comme avec des soldats de plombs dans le cadre feutré d’un salon anglais surchauffé et luxueux. Le dessin de Joe Colquhoun semble possédé par le récit de ce gamin héros malgré lui d’un conflit qui dépasse l’entendement. La précision du trait dans les représentations des tranchées, le luxe de détails repose sur un travail documentaire préalable minutieux qui participe à faire de cette aventure une série mythique que les éditions çà et là et 360 Media Perspective, via le Label Delirium rééditent à juste titre. Une référence en la matière. Six tomes sont déjà parus, la sortie du septième est imminente !

Pat Mills & Joe Colquhoun – La Grande guerre de Charlie – çà et là/360 Media Perspective – 2011 – 19, 50 euros

  

LES GODILLOTSDifficile de restituer humanité et candeur lorsqu’on prend le parti de décrire des récits de vie de la Grande guerre. Le sujet ne s’y prête pas forcément et pour cause, les morts terribles qui allaient frapper l’histoire en à peine plus de quatre ans devaient mettre en stand-by pas mal de bonnes intentions. Peu de récits arrivent à composer avec la gravité de l’enjeu, la souffrance terrible des hommes et le poids de l’histoire – devant trainer les atrocités perpétrées par quelques francs-tireurs heureusement isolés – pour nous offrir une ligne d’horizon teintée de légèreté et d’insouciance. C’est pourtant ce que nous proposent Olier et Marko avec Les Godillots, une série qui, non contente de nous exposer la guerre comme jamais, arrive, par des fictions, puisque nous sommes dans le fictionnel, à nous émouvoir par la présentation de tranches de vie décalées et souvent réjouissantes.  

Le premier opus de cette série avait été couronné d’un succès amplement mérité. Nous avions pu y faire connaissance avec Palette et Le Bourhis, désignés d’office pour ravitailler, à l’aide d’une mule, les lignes avancées qui s’offrent aux tirs rugissants et presqu’ininterrompus des soldats allemands. Avec le présent album nos deux héros, et leur ami Bixente, rencontré lors de cette chevauchée en terrain hostile, se retrouvent plongés dans un contexte bien différent. Fini les plateaux picards ! Nos héros vont évoluer dans les Vosges sur une autre ligne conflictuelle peut-être moins connue mais pourtant elle aussi meurtrière (Bataille de la Chipotte, du Hartmannswillerkopf, du col de la Chapelotte…). Lors d’un ravitaillement en eau dans un puits situé proche de leurs bases, nos trois compères voient débarquer une compagnie franche (incorporée à aucun régiment) plutôt peu conciliante avec laquelle des tensions deviennent vite palpables… Les hommes se séparent non sans que Le Bourhis ait eu à employer sa force naturelle pour éviter que Bixente ne se fasse démonter. Après cette friction Palette découvre à même la neige un petit paquet abandonné et bien empaqueté qui contient… une oreille humaine. De retour au casernement, nos trois amis font part de cette découverte au capitaine Mougin. Celui-ci, pris de remords devant cette barbarie, perpétrée par quelques francs-tireurs de l’armée française dont il ne se reconnait pas, va essayer, au péril de sa vie, de franchir les lignes ennemies pour remettre l’oreille au haut commandement allemand. Le Bourhis et Palette vont emboiter ses pas pour essayer de le ramener sain et sauf…

Le mérite d’Olier et Marko reste sans conteste de mêler avec réussite récits réels et fiction. Par cette entremise  ils arrivent à dédramatiser ce qui se joue sans pour autant le nier ou nuancer les travers de la guerre. Reposant sur des personnages attachants qui concilient humour et sens du devoir, les aventures des Godillots s’inscrivent dans ces bonnes BD que l’on aime parcourir avec cette idée force que le message se trouve souvent entre les lignes…

Olier & Marko – Les Godillots T2 – Bamboo – 2012 – 13,50 euros