Remis sur les devants de la scène à la faveur de la sortie sur les écrans de Snowpiercer, Le Transperceneige prouve qu’il n’a rien perdu de sa force addictive. Récit phare de la SF française initié par le regretté Jacques Lob à la fin des années 70 ce récit à la tension permanente soutenu par l’oppression d’un huis clos de plus en plus palpable se relit avec délectation pour la (toujours) fraicheur de son propos…
La vie tient parfois à peu de choses et celui qui oublie, même l’espace d’un instant, cette vérité première court à sa perte. Depuis le second conflit mondial nous savons que l’homme a construit les armes capables de le mener à sa propre destruction. Hiroshima et Nagasaki ne sont que des hors-d’œuvre pour les grands manitous de l’atome et de la fission nucléaire. On a coutume de dire que le pire est encore à venir, et bien souvent l’histoire donne raison à ce principe. Le XXIème siècle plus qu’un autre pourrait devenir celui de toutes les peurs. Avec son lot de résurgences de conflits religieux, de terrorisme, de tensions entre nations supposées (re)devenues amies – en façade – mais bel et bien en lutte pour le contrôle des points stratégiques de notre globe. L’irrespect pour cette fragile nature qui vivote faute d’un intérêt marqué pour lui donner un second souffle conduit inéluctablement à reconsidérer la géographie de notre monde. Des îles disparaissent face à la montée des eaux, l’air devenu irrespirable provoque cancers et tout un tas de maladies qui condamne l’homme à lutter pour sa survie. Des espèces animales disparaissent dans l’indifférence générale des hommes qui pourtant pourraient devenir les prochains sur la liste.
Le grand cataclysme est arrivé sans crier gare. Et peu y ont survécu. Cette arme climatique que l’on croyait simple fantasme ou plutôt simple cauchemars a peut-être échappé des mains d’un chef d’état peu scrupuleux ou tenté par une avidité de pouvoir sans limite.
Depuis l’temps qu’on nous disait des deux côtés que l’arme climatique était au point !… Tellement au point qu’elle a fonctionné au-delà de toute espérance !… Je r’vois encore quand ça s’est déclenché… comme ça, tout d’un coup, en plein après-midi de juillet ! Je m’souviens aussi de ce vent bizarre survenu brusquement. Un souffle glacé, terrifiant, balayant tout… la vie… la civilisation… effacées… en quelques heures ! … mais quelque part en gare se trouvait un super-train d’luxe, prêt à partir. Un super-train avec une machine extraordinaire, une sorte de prototype… et des installations providentielles. Le tout conçu pour affronter des rigueurs hivernales et rouler indéfiniment. Un vrai miracle !…
C’est de cette façon que Proloff décrit ce qu’il a vu et vécu avant de se jeter avec le souffle de la vie dans ce train démesuré qui devait transporter les derniers représentants de notre monde connu. Un train au milles et un wagons charriant les hommes non pas pour les mener vers une destination préservée mais pour leur offrir un temps de plus avant l’inéluctable. L’inéluctable, c’est la mort prochaine car, hors du train, survivre relève de l’impossible, ou sinon l’espace de quelques secondes ou de quelques minutes et encore pour les plus solides gaillards. A l’intérieur du train le destin n’est guère meilleur et l’espérance de vie ne trouverait un sens qu’au regard de perspectives réjouissantes hélas définitivement gommées même des esprits les plus optimistes. Pourtant les hommes sont-là à lutter encore et toujours pour leur survie alors qu’il pourrait être si facile de se laisser emporter dans l’ailleurs. Un ailleurs fait d’images reconstruites de notre ancien monde qui redonnent un goût de vivre à des chanceux de la grande loterie Transperceneige ! Oui mais voilà, alors que le train chemine sur les grandes étendues de neige qui recouvrent l’ensemble de notre globe, un souci majeur se présente aux « instances dirigeantes » et à l’aristocratie de wagons de tête : la Sainte-loco, celle-là même qui maintien encore la vie sur cette frange d’humanité déshumanisée (ou presque), voit sa vitesse se réduire. Rien de perceptible pour le tout-venant, rien de bien inquiétant dans un futur proche mais pourtant des perspectives qui pourraient devenir terrible si rien n’était fait. Alors la solution pourrait revêtir l’horreur la plus justifiable aux yeux de celui qui se trouve du bon côté de la barrière, détacher les derniers wagons, ceux qui alourdissent le convoi, ceux peuplés de queutards non désirés, de cette fange de la population ferroviaire qui n’a que peu à voir avec le reste de cette nouvelle société hiératique au possible. Proloff parviendra-t-il à inverser les choses ? Pourrait-il insufler l’espoir pour ceux qui n’ont connus que les affres des dernières places d’un convoi à l’image d’une société définitivement perdue ?
Parcourant la blanche immensité
D’un hiver éternel et glacé
D’un bout à l’autre de la planète
Roule un train qui jamais ne s’arrête
C’est le Transperceneige aux milles et un wagons.
Récit majeur du début des années 80, Le Transperceneige, sans être totalement visionnaire, pose sur la table les craintes et les peurs qui devaient émerger au cours des années à venir : société gangrénée par l’individualisme, rejet d’une conscience écologique, violence comme seule issue, résurgence des extrémismes religieux. Ces postulats sont ici mis en scène de façon tranchante par Jacques Lob et Jean-Marc Rochette, puis par Benjamin Legrand pour les deux récits qui suivirent à savoir L’arpenteur et La traversée. Le huis clos imposé par le train, un huis clos étouffant qui impose son allégorie sociétale, se fait de plus en plus oppressant au fur et à mesure que le récit se construit et que le lecteur se familiarise avec l’univers dépeint. Proloff représente peut-être celui qui va tout faire chavirer, tout remettre en question. Comment le maîtriser pour éviter que d’autres ne s’échappent des derniers wagons pullulants de corps vérolés, tout juste bons à conforter son rang social. On retrouve dans le Transperceneige des références plus ou moins directes à la SF de la fin des années 50 et des deux décennies suivantes, tels les romans d’un Wul ou d’un Orwell. On retrouve aussi et surtout un désir de s’affranchir des codes, de surprendre par les zones d’ombres savamment distillées qui posent un climat sur ce triptyque publié de nouveau en intégrale et dopée par un blockbuster coréen qui n’a pas laissé insensible les auteurs du Transperceneige. Une série culte qui n’a pas fini d’alimenter les chroniques !
Lob/Rochette/Legrand – Le Transperceneige (intégrale) – Casterman – 2014 – 25 euros