Le piano a toujours exercé une attraction particulière sur les auteurs de littérature ou de cinéma. Peut-être aussi que chacun d’entre nous garde en mémoire le visage de pianistes qui ont défrayés la chronique : Thelonious Monk, Ray Charles ou encore Nat King Cole. Le piano de par sa grandeur et son aura auprès du public a ainsi souvent été au cœur d’histoires mythiques. En littérature Elfriede Jelinek, prix Nobel en 2004 nous a offert une œuvre fabuleuse, La pianiste, adaptée au cinéma par Michael Haneke avec Isabelle Huppert dans le rôle phare. Alessandro Baricco nous a livré de son côté l’un des romans les plus poétiques et impressionnistes des dernières années avec Novecento : Pianiste. Les exemples sont légions également dans le cinéma, La leçon de piano de Jane Campion avec Holly Hunter et Harvey Keitel revient bien entendu sur toutes les lèvres, tout comme, dans le désordre, Tokyo Sonata de Kiyoshi Kurosawa (2009), De battre mon cœur s’est arrêté de Jacques Audiard (2004), Le pianiste de Roman Polanski (2001) ou encore Merci pour le chocolat de Claude Chabrol (2000) et Tirez sur le pianiste de François Truffaut (1960)… Alors que l’actualité nous offre la possibilité de remettre l’instrument en avant, nous avons décidé de ne pas rater la marche et de vous présenter d’une part quelques œuvres récentes de littérature et d’autres part quelques solos (mais pas uniquement) fabuleux de piano qui ont caresser mes oreilles au cours des derniers mois… pour vous donner l’envie de vous laisser vous aussi happer…
Pour commencer…
Carl-Johan Forss – La réparation du piano – L’Entretemps – 2010 – 80 euros
J’ai toujours porté un regard fasciné sur le piano, sa structure, la complexité et la précision de son mécanisme. J’ai aussi toujours eu beaucoup de respect pour celui qui le fabriquait, le réparait ou l’accordait car cela demeure, encore aujourd’hui, une chose qui m’échappe presque totalement. La Réparation du piano de Carl-Johan Forss, édité par les éditions L’Entretemps, vient combler un vide de l’édition sur cette thématique. Il répond aussi à de nombreuses questions que je me posais encore récemment. Disons le tout de même d’entrée, cet ouvrage d’une grande richesse documentaire, reste réservé à un public averti. Conçu comme un manuel à destination de l’étudiant – donc axé sur la pédagogie et l’apprentissage progressif – il propose tout d’abord une histoire du (ou plutôt des) pianos. Il développe ensuite, en plusieurs chapitres très denses, les éléments de structure, nous familiarise avec l’harmonie, nous apprend à démonter le chevalet des basses, ou monter des cordes filées. Il explique pourquoi l’on doit opter pour tel ou tel bois en fonction de la spécificité de chacun. Véritable bible pour l’étudiant, La réparation du piano se savoure avec curiosité par les autres, qui, même si non initiés aux bases de la facture, trouveront des éléments de réponse à nombre de leurs questions sur le fonctionnement de cet instrument magistral. J’avoue ne plus regarder un piano de la même façon aujourd’hui, signe que Carl-Johan Forss a réussit à aiguiser en moi cette soif de savoir… Un ouvrage remarquable à conseiller à tous les amoureux de l’instrument.
De quelques enregistrements à écouter sans limite…
Ran Blake – That Certain Feeling – 1 CD Hat Hut
Souvenirs des musiques de Gershwin, d’une liberté acquise et qui ne demande qu’à s’étendre au-delà des simples notes frappées sur le piano. Ran Blake ne doit pas uniquement être considéré comme l’un des musiciens les plus actifs du Third Stream, ce courant musical décrit par Gunther Schuller comme une synthèse (réunion) du classique et du jazz. Il est en effet, dans sa vision du jeu et de la liberté (des libertés) à prendre, un des pianistes qui a toujours su naviguer sur les registres les plus divers avec une aisance et une envie qui n’a que peu de limites. Il a par le passé déjà rendu hommage aux grands musiciens américains, ceux-là même qui ont participés à la légende de la musique et de ses divers courants, Duke Ellington, Thelonious Monk, Charlie Parker… Son intérêt pour Gershwin semble donc naturel. D’autant plus que le pianiste a souvent inséré dans ses albums, tout au long de sa carrière, des titres de l’auteur de Rhapsody in Blue, comme sur son premier album en 1961, The Newest Sound Around dans lequel il revisite Summertime, issu de Porgy and Bess. Il n’est pas étonnant non plus que Ran Blake s’attache à étudier et réinterpréter Gershwin, le compositeur ayant sans cesse mariée sa musique à divers courants, que ce soit le klezmer, le jazz ou la musique populaire américaine. D’ailleurs Blake va plus loin en affirmant dans les notes de cet album, que Gershwin était un compositeur de Third Stream avant même que le terme n’existe. Et ce n’est pas totalement faux ! That Certain Feeling, reprend donc des thèmes de Gershwin accompagné par deux compagnons de route de longue date, Ricky Ford, le sax ténor ancien partenaire de Mingus et Steve Lacy, la légende du sax soprano, trop tôt disparue. Les trois hommes utilisent leur background, leurs visions et envies d’engagement au service d’une relecture de l’œuvre du compositeur américian. En acceptant d’être volontiers en recherche de décalage, et grâce à une savoureuse envie de s’approprier l’œuvre pour mieux lui rendre hommage, les dix-neuf pièces jouées ici possèdent cette verve qui serve la musique et lui donne le relief qui la fait s’inscrire dans nos mémoires. L’album a été enregistré en 1990 à Zurich pour le label Hat Hut, un de ces labels qui inscrit sa démarche dans l’ouverture perpétuelle. Pas surprenant d’y retrouver Blake !
Simon Nabatov – Roundup – 1 CD Leo Records
Simon Nabatov reste l’un des pianistes les plus créatifs de sa génération. Avide de rencontres, il sait s’entourer des musiciens qui porteront sa musique toujours plus vers le haut, qui lui donneront la réplique pour pousser, encore et encore, le son vers des sentiers à défricher. Pourtant il se fait ici plus « coolé », plus mélodieux à l’entame. Il tend vers une recherche émotionnelle et devient dès lors peut-être plus accessible qu’à l’accoutumée. Dans ce contexte Ernst Reijseger, au violoncelle, Tom Rainey à la batterie et les vibrants Nils Wogram au trombone et Matthias Schubert au saxophone ténor apportent tous cette souplesse au jeu. Pour autant il serait faux de croire que le pianiste s’est assagit, pour preuve quelques pièces qui rappellent que le russe possède l’un des registres les plus vaste techniquement, un registre capable de l’entraîner vers des structures déstructurantes, des espaces de création pure, des bouffées d’oxygène décapantes et délurées au service d’un son à cisailler les méninges. Le quintet offre des perspectives sans véritables limites et le pianiste sait s’y appuyer pour élargir toujours plus l’espace, le bouleverser. Au final un de ces disques qui revitalise l’auditeur et lui suggère des envies d’ailleurs ! A noter que ce disque a été enregistré en 2009 à Cologne pour les 50 ans du pianiste… un disque anniversaire donc à savourer comme il se doit.
Alexey Lapin – Parallels – 1 CD Leo Records
Jouer en solo n’est pas le plus facile pour un musicien. Mise à nue il demande une véritable introspection de la part de celui qui le pratique, une réflexion et une envie de dépassement de soi. L’idée du solo se construit donc souvent dans la durée, lorsque le musicien possède assez de force et de tempérament pour se remettre en question. Pour Alexey Lapin – musicien peu connu chez nous, si ce n’est pour un enregistrement réalisé en quartet avec Frank Gratkowski, chez Leo records – le solo s’est imposé à lui, non pas par choix mais par nécessité. Devant jouer en concert en trio, il se retrouva seul sur scène et se trouva donc dans l’obligation de proposer quelque chose… Cela tient donc à peu de chose ! C’est à la demande de Leo Feigin que le pianiste à enregistré cet album en mai 2010. Comme il le dit lui-même dans les notes qui accompagnent le livret, il est difficile de refuser d’enregistrer pour Leo Records, tant le label possède une visibilité et de sacrées références dans le monde des musiques créatives. Parallels est ainsi né. Le disque donne à entendre un musicien qui possède incontestablement la touche de l’école russe, une exigence technique, une précision et un investissement total. A l’écoute du présent opus, on peu dire que le pianiste a suffisamment penser son rôle et la substance à construire/déconstruire. Une maturité qui étonne même si l’on considère que le soliste n’a que peu rouler sa bosse sur les scènes avec cette forme de jeu. Qu’il soit préparé ou non le piano, dans les mains d’Alexey, embrasse une palette d’une richesse et d’une ouverture impressionnante. On pourrait penser que le pianiste s’aventure parfois vers des pistes, des sentiers trop étroits, où les marges de jeu sont restreintes, pourtant il arrive toujours à trouver la voie, celle qui fait de lui, un instrumentiste qu’il faudra désormais suivre…
A suivre dès samedi prochain avec les chroniques de Contrepoint d’Anna Enquist (Actes Sud – 2010),
Joue, joue sans t’arrêter de Greg Dawson (autrement – 2010) et quelques solos de piano…