Déjà fortement présent lors de la rentrée littéraire de septembre, le roman social s’ancre de manière durable dans le paysage littéraire français, comme une opposition ou une rébellion criée par les mots aux maux qui nous touchent (presque) tous. La crise jette de plus en plus de gens à la rue. Les causes : surendettement, drames familiaux, précarité de l’emploi quand il ne s’agit pas d’exploitation, Véronique Vasseur présente dans un livre choc les mécanismes de l’exclusion au logement. Gérard Mordillat quant à lui reprend son bâton de pèlerin pour nous exposer, dans un opus abouti, construit à la manière d’une étude sociale, le plan qui touche la Méka, une entreprise du nord de la France, qui ferme alors qu’elle réalise des profits colossaux, trop faibles aux yeux des actionnaires… Ces fameux actionnaires qui, d’un claquement de doigts, peuvent plonger une région entière dans le chaos et jeter des centaines ou des milliers de salariés sur le trottoir… Le héro du roman de Jean-Pierre Levaray n’a pas supporté cela et il décide que, pour une fois, il ne sera pas la seule victime et que l’instigateur de tous ces maux paiera lui aussi. Entre désespoir et désenvie… une plongée dans le quotidien de ces exclus du travail, devenus zombis d’une société qui perd toujours plus ses repères…
Véronique Vasseur est médecin des hôpitaux de Paris. Avec l’aide d’Hélène Fresnel elle a sillonné la France, de Paris à Lille en passant par Strasbourg et Rennes pour essayer de cerner les mécanismes de l’exclusion par le logement, de la pauvreté et de la précarité. Une évidence s’impose d’entrée, l’absence de logement entraîne une chute irrémédiable dans la pénombre sociale pour cette France qui vit dans des conditions d’hygiène et de santé déjà plus que déplorables. Elle avait déjà pointé du doigt certains travers de la santé publique en France dans un opus qui a fait date, L’hôpital en danger (Flammarion – 2005). Pour les besoins de ce livre elle a suivi de près les équipes de maraude de plusieurs associations agissant dans le domaine de la santé et de l’insertion. Elle a puisé des multiples rencontres faites à cette occasion, des témoignages sur ce « monde-parallèle », cette France qui lutte chaque jour pour trouver un toit où dormir. Le résultat de cette étude éclaire d’un nouveau jour le système de l’exclusion avec cette équation qui fait froid dans le dos : pas de travail = pas de logement, pas de logement = pas de travail. Pourtant, et c’est là que le travail de Véronique Vasseur mérite toute notre attention, il serait faux de croire que seuls les marginaux, toxicomanes, alcooliques, SDF, bref les exclus du système pour une grande part, sont touchés par la crise du logement. Certaines des personnes qui ont souhaité témoigner travaillent et pas uniquement dans des petits boulots. Non certains gagnent même plus que le revenu médian français de 1200 euros par mois. Mais travailler ne suffit plus, il faut aussi avoir de solides références bancaires. Les constructions de logements HLM très sociaux stagnent tandis que le « droit d’entrée » ou les garanties demandées pour l’accession aux logements privés ne cessent d’augmenter. L’exclusion se fait par le bas et ne cesse de grignoter du territoire tel un cancer sournois en pleine métastase. Alors que reste-t-il aux Sans Domicile Fixe ? la réponse est connue d’avance : les foyers saturés, les maisons relais, les tentes et dessous de ponts, les hébergements d’urgence, la voiture lorsqu’ils ont la chance d’en avoir une ou tout simplement… la rue. Véronique Vasseur apporte peu de réponses concrètes au problème du logement mais ce n’est pas son but, par contre elle révèle les travers du système qui sont malheureusement légion, citons en vrac la non (véritable) coordination entre les différentes associations de terrain, la mise en avant opérée par certains, qui voient dans les opérations coup de poing, la chance de passer sur les devants de la scène, la récupération politique du problème, l’argent dépensé pour des solutions à court terme là où une action de fond s’avère nécessaire, les enrichissements des marchands de sommeil qui ne sont plus seulement ces tenanciers d’hôtels crasseux des grandes métropoles mais aussi ces responsables de chaînes hôtelières « propres sur elles » qui trouvent là le moyen de remplir leurs établissements et donc leur portefeuille… Ce petit livre publié en 2008 chez Flammarion et réédité aujourd’hui chez J’ai Lu, se doit d’être lu pour comprendre le problème du logement. Un essai de compréhension de l’exclusion, un polaroïd de la société française d’aujourd’hui, et, hélas, de demain…
Véronique Vasseur (avec l’aide d’Hélène Fresnel) – A la rue, quand travailler ne suffit plus… – J’ai Lu – 2011 – 5,60 euros
Après deux précédentes livrées chocs, Notre part des ténèbres et Les Vivants et les Morts, Gérard Mordillat nous revient avec un Rouge dans la brume du même acabit. Même si certains regretteront la construction du récit qui repose sur des avancées romanesques communes (histoires de coucheries du héros, plan social-grève-traitement musclé du conflit, DRH pouvant cacher des côtés sympathiques…), on retiendra surtout l’analyse fine et détaillée du mouvement social. Carvin est un ouvrier mécanicien de la Meka, engagé syndicaliste qui passe peut-être trop de temps à défendre la cause commune que le bien être au sein de sa famille. Le récit s’ouvre sur lui. Un soir pluvieux, il chute en moto. Triste symbole ou préambule aux soucis à venir. Comme d’autres ouvriers de ce site industriel, il reçoit une lettre de la direction annonçant un plan social au sein du site qui l’emploi. Qui dit plan social dit bien sûr fermeture prochaine de la boîte. Pourtant les carnets de commandes sont copieusement garnis et l’entreprise est au top de la performance/qualité au niveau mondial. L’annonce du plan vient percuter de plein fouet ceux qui ont tout donné pour arriver à ce seuil de performance. Comble du manichéisme ou de la maladresse, la lettre annonçant la restructuration du groupe arbore un magnifique timbre en forme de cœur cerné de fleurs… Cela est trop pour Carvin et les autres membres des organisations syndicales. Pourtant si chacun semble convaincu de l’utilité de mener le combat, les divisions entre les salariés de la Meka portent sur les modalités de la négociation à venir : faut-il demander des reconversions, des stages, des primes plus ou moins fortes ? Bref comment évoquer le sujet avec ceux qui ont décidés de saborder le travail de toute une vie ? Plus que cela, l’intérêt repose pour Carvin dans l’union des forces pour faire entendre sa voix. Car rien ne sert d’agir seul dans son coin. Si plusieurs usines concernées par les mêmes plans sociaux s’unissent, la portée n’en serait que plus forte pour faire plier le patronat. De cela Carvin en est persuadé :
On est comme trois singes, un qui se cache les yeux, l’autre qui se bouche les oreilles et le troisième qui s’empêche de parler. Tout le monde mène sa bagarre dans son coin sans penser à celle du voisin, comme si ça n’avait aucun lien. Moi, je crois qu’on n’aurait pas ces discussions, prime ou pas prime, stages ou pas stages, si on était capable d’élargir notre combat à toutes les autres boîtes qui sont dans la même situation que nous…
Le mouvement se durcira et ira jusqu’à la prise d’otage des membres du comité de direction venus « calmer » le jeu, le gerbatif maitre Million, Anath la belle trentenaire dynamique de la DRH et Antoine Bischoff, le directeur administratif et financier, amant d’Anath qui se suicidera lors de cet épisode. Rien ne va et l’image du mouvement en prend un coup. Mais cela ne doit pas faire faiblir l’action déjà engagée. Les jours suivants seront caractérisés par le rapprochement avec la Zitex, autre usine concernée par un plan social, par un épisode musclé avec une société de sécurité « gros bras » venue chercher les machines pour les délocaliser en Europe de l’Est et enfin par le grand embrasement des locaux par les employés. Le mouvement ira même plus loin et s’achèvera (encore) dans le sang…
Si le message de Mordillat reste le même, Rouge dans la brume se rapproche encore plus du documentaire social, avec la reprise dans le corps du texte de phrases de dirigeants politiques ou d’économistes. Des phrases chocs employées dans le contexte et qui sonnent comme de véritables claques aux oreilles de ceux qui croient encore à la lutte syndicale et au pouvoir des politiques en matière de soutien à l’emploi… Les millions trop facilement accordés aux grands groupes pour se moderniser et s’établir dans des bassins ou l’emploi se fait rare, finissent bien trop souvent dans les poches d’actionnaires désireux de fructifier cette manne en délocalisant leur activité sans tenir compte de la perte de qualité du travail et des dommages programmés pour une région entière. Le message de Mordillat est là : doit-on tout accepter ? Quels nouveaux drames seront nécessaires à ceux qui décident pour prendre conscience que l’emploi est aussi la dignité d’hommes et de femmes, qui s’ils n’ont pas encore perdu toutes leurs illusions, pourraient un jour n’avoir plus rien à perdre ? Un livre d’une prégnance salutaire sur notre rapport à la lutte sociale. Un hommage aux travailleurs de l’ombre…
Gérard Mordillat – Rouge dans la brume – Calman Levy – 2011 – 21,90 euros
Il est parfois difficile de prendre des décisions qui viennent bouleverser jusque notre propre conception de la vie. Si Mourir n’est peut-être pas la pire des choses, comme a pu l’écrire Pascal Dessaint, tuer n’est pas plus aisé, surtout si l’on manque de professionnalisme. Jean-Pierre Levaray poursuit, avec ce roman incisif, son étude du milieu ouvrier en déclinant le destin d’un personnage prêt à tout, et surtout au pire, pour faire payer celui qui est à l’origine de tous ses maux. Le constat amer du narrateur porte déjà en lui la rébellion à venir, la décision de passer à l’acte : J’étais un banni. J’étais sorti de l’usine avec la rage au ventre. Je faisais partie des coûts fixes à éliminer. A dégraisser. Rien de plus à espérer, une vie brisée avec un avenir plus qu’aléatoire, bref le sentiment que le pire est encore à venir. Le personnage de ce roman décide donc que, pour une fois, il ne sera pas le seul à payer : il aura la peau de son patron… Et tant pis si celui-ci est proche de la retraite, il paiera pour l’ensemble de son œuvre, son mépris total des hommes et des femmes qui travaillent pour faire ce qu’il est : Sans des mecs comme moi, à faire tourner les machines, tu n’existerais pas, lui claque-t-il. Mais pour mettre son plan en œuvre il faut d’abord essayer de s’approcher des hautes sphères et là, sans ticket entrée, il lui faudra redoubler d’ingéniosité. Il se fera ainsi embaucher dans la société comme simple agent de sécurité, puis comme homme à tout faire, il dénichera une planque de luxe dans l’immeuble du siège, garçonnière d’un ex-dirigeant restée inhabitée. Il flairera son gibier, s’en approchera parfois. Mais passer à l’acte n’est pas si facile… Il rencontrera aussi Malika, une femme un peu spéciale qui en pince pour lui et le mène sur le chemin de ce patron modèle CAC 40. Après la publication d’un recueil détonnant, À quelques pas de l’Usine (Chants d’Orties – 2008) mêlant humour noir, chronique sociale et vérités difficiles à entendre, Jean-Pierre Levaray donne à lire le désespoir d’un homme, un de ceux qui font, dans l’ombre des ateliers, avancer les choses et qui se retrouve pourtant soudainement sur le carreau. Loin d’être roman subversif, Tue ton patron essaye de comprendre et de décortiquer la pensée d’un homme ayant perdu ses illusions et, par la même occasion, sa vie. A noter que Jean-Pierre Levaray a publié dans le Monde libertaire une fin alternative (à lire ici) à ce roman noir dans laquelle il se place dans la peau du patron… Recommandé.
Jean-Pierre Levaray – Tue ton patron – Editions Libertalia – 2010 – 8 euros