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A retenir de 2016 – Sélection BD (2/4) : L’aile brisée, Stupor Mundi, Buck, Homicide…

Le second trimestre 2016 a donné lieu à pas mal de très belles découvertes, à commencer par le récit érudit et subtilement mené par Nejib, à savoir Stupor Mundi qui revisite des thèmes hélas très actuels, où l’obscurantisme laisse un goût amer dans la bouche. Avec L’aile Brisée, Antonio Altarriba donne à lire avec Kim un pan de sa jeunesse au travers du portrait saisissant d’une mère plus forte qu’elle ne pouvait le laisser paraître. Avec Buck Adrien Demont offre un récit complet à son personnage fétiche – qui le suit depuis le début de sa carrière – à savoir le chien-niche Buck. Un conte pour grands enfants dans les contrées nordiques très reculées. Avec Homicide, Philippe Squarzoni aborde le documentaire d’une autre manière. Jusqu’alors il aimait à aller sur le terrain pour nourrir son univers graphique et sa pensée sur des sujets de société. Ici il part du livre de Davis Simon, qui s’est immergé durant plusieurs mois au sein de la brigade des homicides de Baltimore pour donner des images aux impressions vécues par le journaliste américain. Un projet en série qui devrait faire date. Enfin avec Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe le duo Roger Seiter et Jean-Louis Thouard donne vie à un univers de Poe très Rock’n roll avec des personnages bien campés qui évoluent dans d’épaisses brumes d’où il est difficile de s’extraire. Cinq récits pour un second trimestre 2016 réjouissant ! Cerise sur gâteau, nous vous offrons les interviews inédites d’Antonio Altarriba et Kim, de Philippe Squarzoni et de Roger Seiter et Jean-Louis Thouard. Bonne lecture et bon visionnage des interviews !

L’aile brisée

Il y a cinq ans Antonio Altarriba livrait dans L’art de voler un regard sur sa famille au travers du parcours de son père, opposant à Franco, balancé par les soubresauts d’une histoire espagnole tragique. Rien ne laissait présager d’une suite à ce premier projet et ce n’est que dans les annexes de ce second volume que le scénariste s’explique sur sa démarche de livrer une suite axée cette fois-ci sur le parcours singulier et méritoire de sa mère. Un second volet qui prend corps dans l’esprit du scénariste lors d’une rencontre avec une lectrice qui l’interrogeait sur le rôle de sa mère et la place qu’elle occupait dans la cellule familiale. Pour Antonio Altarriba L’Art de voler minimisait peut-être trop la place de sa mère au sein d’une famille qui devait lutter chaque jour davantage pour survivre. Ce second tome met donc en scène Petra qui connut et vécut le chaud et le froid aux côtés de quatre hommes qui auront marqués de façon indélébile sa vie. Chacun d’eux se voit offrir par Altarriba un chapitre à commencer par ce père tyrannique qui n’aura jamais admis que sa fille vienne au monde en tuant la femme de sa vie et qui, de rage et de désespoir, tentera de la tuer en retour. Petra n’échappera à une fin funeste que par l’intervention salvatrice de sa sœur Florentina. De cette entrée malheureuse dans la vie la jeune enfant perdra l’usage de son bras gauche. D’ailleurs, et aussi troublant que cela puisse paraître, ce bras mort que Petra cache à ses proches sa vie durant, Antonio Altarriba ne le découvre que bien des années plus tard lorsqu’elle s’éteint doucement sur son lit de mort. En dépit de cette souffrance physique lâchement infligée Petra ne vouera pas de haine envers ce père violent et blessant, peut-être en raison de la complexité du personnage, homme aux multiples talents, coiffeur, barbier, infirmier, gérant d’une épicerie et auteur de pièces de théâtre jouées lors des fêtes villageoises. Petra s’affranchira du père pour rejoindre, la ville en tant que gouvernante du gouverneur militaire de la province de Saragosse. Là, malgré le contexte particulier – son patron opposant à Franco, travaille à rétablir la monarchie en Espagne – elle tentera de s’épanouir dans des fonctions qui la mette très justement en valeur tout en cachant encore et toujours son handicap. Peu avant la mutation de son patron à Barcelone Petra fait la rencontre d’Antonio, l’homme qui sera son époux durant 35 ans. Peu après leur mariage né Antonio junior. Un accouchement difficile qui ne lui permet pas d’enfanter une nouvelle fois sans mettre en danger sa vie. L’abstinence s’installe donc dans le couple dont la flamme vacille et s’éteint progressivement… Au travers du destin de sa mère, Antonio Altarriba livre un portrait sensible des femmes sous la dictature de Franco. Des femmes qui se doivent de porter une dévotion et un asservissement total à leur époux sans qu’elles ne puissent exprimer leurs véritables envies sur la vie sans relief qu’elles sont contraintes de traverser des années durant. Petra retrouvera un peu goût à la vie dans les derniers moments de sa vie, sous les assauts répétés d’un prétendant qui recolore des instants devenus précieux. Altarriba donne à voir ce qui se cache dans les foyers miséreux d’une Espagne en proie à des difficultés économiques notables et des privations difficiles à concevoir pour des pans entiers d’une population toujours plus fragilisée. L’Espagne, personnage à part entière du diptyque d’Antonio Alatarriba, voit cohabiter en son sein des franquistes purs et durs, des anciens opposants au Généralissime et des monarchistes frustrés. Rien ne pourra vraiment apaiser les tensions qui naissent et se développent entre les hommes. Dans ce contexte, un personnage comme Petra, au destin infantile tragique, qui œuvra sa vie durant dans l’ombre méritait sûrement cette lumière offerte par un fils…
Altarriba & Kim – L’aile brisée – Denoël graphic – 2016 – 23,50 euros

L’interview des auteurs 

Stupor Mundi

Hannibal Qassim el Battouti fuit Bagdad avec sa fille Houdê et son serviteur masqué El Ghoul. Il trouve alors refuge auprès de Frédéric II dans les Pouilles où l’Empereur a élevé un château fort dans lequel sont réunis tous les plus grands scientifiques de son temps. L’homme qui a soif de savoir voit dans le destin de cet homme, chassé de son pays par un imam soucieux de la préservation du dogme, le moyen de se racheter de ses actions passées aux yeux du pape. Hannibal est un descendant direct d’Alhazen, l’un des plus grands scientifiques qu’ai connu le monde arabe, inventeur de la camera oscura, la chambre noire, au sein de laquelle étaient projeté des images venues de l’extérieur, prolongeant ainsi les travaux et la vision d’Aristote ou de Théon d’Alexandrie. Hannibal projette quant à lui d’aller encore plus loin. En se basant sur les études de son aïeul, il souhaite fixer ces images sur un support. Pour Frédéric II l’utilisation de cette technique pourrait bien lui valoir la réhabilitation tant recherchée…
Stupor Mundi a bel et bien existé même s’il n’a laissé qu’une trace éparse dans notre histoire. Visionnaire en son temps, la soif de culture de cet Empereur lui vaut la foudre de la papauté lorsqu’il donne son aval à la dissection des corps. Grégoire IX, dans toute sa fougue qualifia l’homme en ces termes « la bête, qui surgit de la mer, hurle des blasphèmes, enrageant avec sa patte d’ours et sa gueule de lion, ses autres membres informes, tel un léopard, la bouche béante en outrage au saint Nom sans cesser d’élever sa lance elle-même sur le tabernacle de Dieu et ses Saints qui habitent aux cieux… ». C’est sur ces bases que Néjib construit son récit, en confrontant de manière directe les porteurs d’une ouverture d’esprit et les défendeurs d’une tradition et d’un respect des dogmes. Son récit juxtapose deux trames principales qui permettent chacune d’aborder et de développer des thèmes cher à l’auteur, comme le pouvoir de l’image, de la science, la manipulation, le dogmatisme… La première de ces trames se focalise autour du travail proprement dit d’Hannibal et des difficultés auxquelles il se confronte dans son dessein dont le point d’orgue reste cette tension vivace qui oppose le savant au bibliothécaire Gattuso qui affirme que son amour de la science s’arrête là où il m’éloigne de Dieu. La seconde trame suit la fille d’Hannibal, la jeune Houdê, qui, traumatisée par l’épisode qui amena sa fuite de Bagdad avec son père, va tenter de recouvrer la mémoire en se confiant à Sigismond.
Néjib construit son récit en jouant sur un suspense qui va crescendo. Dans une certaine mesure il serait possible de voir dans Stupor Mundi un pendant du Nom de la Rose d’Umberto Eco qui propose dans un huis-clos étouffant une fabuleuse charge contre l’obscurantisme, tout en se faisant le chantre de la liberté et du savoir. Ce suspense Néjib le densifie au travers de la construction de ses personnages qui possèdent tous des backgrounds singuliers. Il le fait aussi et surtout au travers d’une érudition très fine qui sert son propos, en usant aussi de contextes et de personnages réels (Frédéric II, Alhazen, Hermann von Salza) qui amènent un surcroît de réalisme au récit et  densifient le propos.
Sur la forme le dessin se fait parfois minimaliste, à partir d’un trait fin et de couleurs sobres qui permettent une immersion totale dans l’histoire qui nous est contée. Au cœur du récit reste cette camera oscura qui avait été traitée notamment dans le neuvième art par Jean Dytar, et qui, tout en conservant son statut d’invention géniale – qui ne sert à rien pour les porteurs d’un obscurantisme exacerbé – représente le symbole du progrès, de l’idée même que le pouvoir de la pensée humaine peut nous libérer de ces chaînes qui voilent encore notre vision du monde. Sans conteste un des albums majeurs de ce premier semestre.
Néjib – Stupor Mundi – Gallimard BD – 2016 – 26 euros

L’interview de Néjib 

 Buck

Un chien étrange baptisé Buck qui porte une niche devenue trop étroite sur son dos s’échoue sur une plage de Norvège dans une fin d’après-midi d’hiver. L’animal ne sait pas vraiment où il est et se résigne à suivre le chemin qui se présente à lui et qui le portera sûrement vers un lieu moins sauvage, près des hommes qui lui offriront peut-être un bout d’os à ronger. Après avoir marché un certain temps, il parvient près d’une ferme où une femme prie pour que le soleil ne se couche pas trop tôt. Elle doit en effet faire baptiser ses deux enfants avant que la nuit ne pointe pour les épargner des griffes du malin. Buck les suit à distance se disant que la femme doit se rendre dans un lieu plus chaleureux. Lorsqu’elle parvient à proximité du presbytère, dans la terrible nuit qui se profile, elle se voit opposé un refus catégorique de la recevoir en raison des dangers qui se lisent à l’extérieur. C’est à ce moment-là que la femme aperçoit le chien dans lequel elle voit un esprit du mal. Pour le faire fuir elle lui jette alors des pierres, jurant qu’elle défendra ses enfants comme un ours enragé. Buck reprend alors sa route dans les étendues enneigées de ce bout de terre coincé entre forêt et montagne jusqu’à ce qu’il déboule au hasard de ses déambulations au-devant d’une maison au sein de laquelle l’enfant nouvellement né a été échangé par un bébé troll horrifique. Buck se voit missionné pour tenter de retrouver l’enfant avant qu’il ne finisse dévoré par les monstres…
Depuis les débuts de sa jeune carrière Adrien Demont a construit et fait évoluer ce personnage étrange qu’il a lui-même baptisé Buck, un chien qui traîne sa niche sur son dos et qui apparaît au fil des histoires comme un point de repère, qui peut parfois faire référence au passé d’un homme comme il le fait dans Feu de paille, le précédent opus du dessinateur bordelais. Ici il s’immisce dans l’univers des contes norvégiens. Des contes marqués par la présence d’êtres gigantesques en partie difformes baptisés trolls. C’est en puisant dans les représentations que donne de ces personnages le peintre et dessinateur Théodor Kittelsen, qu’Adrien Demont échafaude son récit. Il y est question d’enfants enlevés et échangés par ces créatures fantastique du folklore norvégien, sujet certes pas novateur – Des Trolls et des Hommes de l’écrivain suédois Selma Lagerlöf, à laquelle Demont se réfère, traite du sujet – mais qui permet d’entrer de plain-pied dans la quête initiatique du jeune chien. Buck va donc parcourir les étendues neigeuses de ce pays frappé par le froid pour échanger le bébé troll qui lui est confié comme monnaie d’échange pour récupérer le nouveau-né humain. Cela donne un album qui se lit plus pour son graphisme sublime, d’une densité et d’une expressivité rare, que pour son texte qui n’est jamais envahissant mais toujours à-propos. Les voiles qui reposent sur Buck ne seront qu’en partie levés, le chien-niche gardant avec lui pas mal de ses secrets, et à, vrai dire cela n’est pas nous déplaire. Un album soigné digne de la collection Métamorphose !
Adrien Demont – Buck – Soleil/Métamorphose – 2016 – 17,35 euros

L’interview-reportage d’Adrien Demont

Homicide

En 1988 le journaliste David Simon réalise une immersion au sein de la police de Baltimore. Il y côtoie alors des capitaines, sergents et inspecteurs qui travaillent jour et nuit à la section criminelle. De cette expérience il tire un livre-documentaire publié trois ans plus tard qui donnera lieu à une adaptation en série TV. C’est de la lecture de ce récit saisissant que Philippe Squarzoni puise la matière d’Homicide. L’auteur de Saison Brune reconnait que la lecture des pages de ce témoignage lui donnait, au fur et à mesure, des images très précises d’une composition graphique. Au point d’envisager de travailler sur un projet d’adaptation. Ce qui frappe dans le premier volet de cette série c’est la manière dont le dessinateur parvient à poser son ambiance, souvent pesante – le récit traite quand même d’affaires de meurtres dans une ville connue pour sa criminalité – tout en conservant suffisamment de détachement face aux événements. Cela il le doit au projet d’origine de David Simon. Car l’immersion du journaliste auprès des forces de police de Baltimore, n’a pas pour but, comme il est possible de le voir ailleurs, une mise en avant de soi. Le dessinateur donne donc à voir avant tout le travail des équipes, leurs rotations, leur constitution et leurs résultats, souvent jugés trop faibles aux yeux des politiques et de leur propre hiérarchie. Dans les locaux étroits qu’ils occupent et leur servent de bureaux la tension est palpable car chacun traîne avec lui son affect, sa perception d’une société toujours plus viciée, ses problèmes personnels et la crainte aussi d’une rétrogradation dans un service subalterne sans relief et sans adrénaline. La tension reste aussi palpable entre les équipes et les hommes en raison d’une mise en avant systématique des résultats et des échecs, qui aurait pu se voir comme des stimulii, mais qui produit l’effet inverse. La limite de l’exercice, si limite il y a, reste de savoir ce qui relève du factuel et ce qui ne reste que la perception du journaliste placé dans un environnement exceptionnel. En fonction de son humeur du moment, de sa propre analyse, consciente ou inconsciente d’une scène de crime, de sa compréhension des enjeux et de ce que les hommes de terrains, parfois pris en tenaille par toute la machinerie politicienne locale, lui donnent à voir, le journaliste peut ressentir les événements avec une certaine forme de conditionnement. Cela reste pourtant insignifiant placé dans la globalité des affaires traitées. Le lecteur retiendra plutôt la difficulté pour les hommes de terrain à prendre part à un combat qui reste perdu d’avance – d’autant plus lorsqu’on observe de près l’évolution des chiffres des meurtres et des agressions aux Etats-Unis. Le choix des cadrages tout comme le traitement des couleurs en pages quasi-monochromes sert forcément le projet, il permet en tout cas au lecteur une immersion plus aisée, d’autant plus si l’on considère que le récit reste essentiellement narratif avec peu de dialogues. Une série qui devrait faire son bonhomme de chemin !
Philippe Squarzoni – Homicide – Delcourt – 2016 – 16,50 euros

L’interview de Philippe Squarzoni

Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe

Vieux parchemin codé, scarabée étrange, momies au pouvoir improbable revenues à la vie, prostituée tailladée par de petites frappes adeptes du couteau, yacht acheté par trois amis pour s’extraire d’un monde et en parcourir un autre bien meilleur, malédiction qui plonge les membres d’une lignée ancestrale dans une catalepsie foudroyante, flic adepte des cultes vaudou, territoires sauvages de Caroline du nord, de Baltimore et de New York livrés aux rois des bas-fonds. Un rideau sombre s’abat sur ceux qui lisent un avenir meilleur dans l’or déterré et amassé par quantité indécente. Le danger n’est jamais loin, l’aventure non plus…    
Adapter Poe représente un sacré défi sur le papier, peut-être plus encore que de se frotter à l’univers de Lovecraft, lui aussi maintes et maintes fois revisité mais qui laisse peut-être cours à une plus large palette de divagations possibles. Dans le cas de Poe la difficulté première réside dans cette force attachée aux mots qui fait merveille lorsque l’on découvre ses textes mais qui reste difficile à restituer dans un récit dessiné et séquencé. L’écriture de Poe suggère énormément en peu d’espace (si l’on excepte Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, l’auteur n’a publié que des nouvelles dont la plus longue, Le Scarabée d’or ne dépasse pas les soixante feuillets). Dès lors, sauf à emprunter les textes eux-mêmes sous forme de longs pavés narratifs, l’ambiance posée par la langue de Poe, sa construction, sa résonnance et sa sonorité ne peut transpirer avec autant de précision dans une relecture de l’œuvre sauf à supposer que cette relecture prenne des libertés avec sa forme même. Il faut donc donner vie aux mots et plusieurs s’y sont déjà cassé les dents. La proposition de Roger Seiter et Jean-Louis Thouard se sort admirablement de ce piège notamment grâce au choix de non pas adapter passivement l’œuvre du génie de Baltimore mais de s’immiscer dans les textes, de les fusionner, de les faire revivre et d’y adjoindre de nouveaux personnages qui servent l’intrigue. Sur le papier cela pourrait faire grincer des dents les puristes, dans les faits et au regard de la proposition, offrir une version « redynamisée » de l’univers de Poe qui s’adapte au neuvième art s’avère une solution de choix qui se doit d’être apprécié à sa juste valeur.
Les trois récits réunis ici correspondent aux albums publiés chez Casterman entre 2008 et 2010. Ils se dotent pour cette luxueuse intégrale d’un très épais dossier qui replace les récits de Poe dans leur contexte. Roger Seiter y explique notamment la genèse du projet. Si Le Scarabée d’or reprend la trame originelle de l’histoire construite par Poe avec de petites adaptations bien senties, les deux autres récits se fondent autour de plusieurs nouvelles assemblées, mixées et re-rythmées. Usher regroupe ainsi La Chute de la Maison Usher, Le Puits et le pendule, Petite discussion avec une momie et Double assassinat dans la rue Morgue. La Mort rouge reprend Le Roi peste, Le masque de la mort rouge, Le Chat noir, Petite discussion avec une momie et La Vérité sur le cas M. Valdemar. Le tout formant un ensemble homogène et, cerise sur le gâteau, un récit global puisque les deux auteurs ont entrepris de réaliser une histoire qui se tient au travers des trois trames qui sont autant d’étapes d’un grand voyage traversé par le sceau de l’aventure. Au dessin Jean-Louis Thouard se fait réellement immersif. Il parvient non seulement à plonger le lecteur dans l’ambiance posée par Poe, avec toute la noirceur et toute la tension du moment mais parvient aussi à offrir un traitement moderne au(x) récit(s) par le biais de personnages plus rock’n’roll que dans l’œuvre originale (Kitty, Keeza, l’inspecteur Branann). Ce lifting va dans la ligne droite de l’adaptation de Roger Seiter avec cette envie de décloisonner l’œuvre du génie de Baltimore, laisse voir le réel plaisir à travailler l’univers sombre et ténébreux du maitre du récit noir et d’horreur. Chapeau-bas messieurs !
Seiter & Thouard – Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe – Editions du Long Bec – 2016 – 26,50 euros

L’interview des auteurs et de l’éditeur

case1Comment est née l’idée de travailler autour des Histoires extraordinaires d’E. A. Poe ?
Jean-Louis Thouard : Tout d’abord j’ai fait la connaissance de Roger Seiter lors d’un salon du livre. Peu de temps après, je lui ai proposé de travailler autour de Poe et Roger a immédiatement répondu avec enthousiasme en évoquant une adaptation du « Scarabée d’or ».

Roger Seiter : Quand en 2007, Jean-Louis Thouard m’a proposé une collaboration, nous avons essayé de trouver un univers qui nous soit commun pour monter un projet. J’avais déjà pas mal travaillé sur le XIXème siècle anglo-saxon à travers des séries comme FOG ou Mysteries et l’idée d’explorer l’univers d’Edgard Allan Poe est venue assez rapidement dans la conversation. Jean-Louis aimait bien cette ambiance gothique et fantastique et moi aussi. Nous avons donc proposé cette série à Casterman qui a presque immédiatement donné son accord.

Eric Catarina (éditeur) : C’était tout de suite une évidence en regardant les premiers albums publiés par Casterman avec Roger: j’ai tout de suite pensé qu’une belle Intégrale, centrée sur Edgar Allan POE et mettant en exergue le dessin de Jean-Louis, était une très bonne idée !

Quel regard portiez-vous sur l’œuvre de Poe avant de vous lancer dans le projet ?
EC : Je me souviens de mes lectures de Poe, alors que j’étais encore adolescent : Pour moi ce sont d’abord les histoires policières qui me reviennent en mémoire…

JLT : Edgar Poe a été une découverte de jeunesse. J’adorais la littérature fantastique et je lisais tous les livres décalés (j’entends par là « mauvais genre ») qui me tombaient sous la main. La bibliothèque municipale était juste à côté de mon collège, c’était une véritable aubaine car j’adorais y passer des récrés à lire des BD et à fouiller dans les étagères des livres d’horreur.

RS : J’avais déjà lu à l’époque l’ensemble de l’œuvre en prose de Poe (je connais moins son œuvre poétique). C’était un univers familier pour moi, ce qui a largement contribué à choisir les différentes nouvelles qui allaient être adaptées. Je savais par exemple qu’il fallait commencer par le Scarabée D’or, qui est l’une des nouvelles les plus longue et qui pouvait à elle seule fournir la matière d’un album. Cette nouvelle avait également l’avantage d’être plutôt un récit d’aventures, plus facile à adapter en BD.

KiddPoe a été maintes et maintes fois adapté. Comment s’est orientée votre réflexion pour vous singulariser ?
RS : En BD ? A ma connaissance, pas tant que ça. Je me souviens d’une excellente adaptation de Richard Corben dans les années 70/80. Les autres tentatives étaient plutôt des illustrations avec les textes de Poe en récitatifs. De toute manière, dès le début, notre projet était de faire une véritable adaptation et de ne pas simplement suivre à la lettre le texte d’une ou de plusieurs nouvelles. On se disait avec Jean-Louis que dans ce cas, les lecteurs avaient plutôt intérêt à lire simplement le texte de Poe. On voulait apporter un véritable plus aux lecteurs à travers une approche originale et personnelle.

JLT : Oui, par Corben, Battaglia, Horacio Lalia, Arthur Rackham… dont je connaissais et appréciais le travail bien entendu. Disons que j’ai fait à ma façon, de la manière dont je ressentais notre scénario et nos personnages. J’ai pensé qu’un trait assez vif et des couleurs aquarellées en clair-obscur assez marqué pourraient convenir à ce que je souhaitais picturalement. J’avais vraiment envie de me faire plaisir sur de grands formats avec des outils « traditionnels ».

Adapter une œuvre c’est aussi se l’approprier. Pouvez-vous nous parler de votre manière de travailler sur ce projet ?
EC : Adapter une œuvre littéraire en BD est un pari : pour moi il faut apporter du « neuf » par rapport à l’œuvre originale, sinon l’intérêt est limité. Ici on trouve plusieurs histoires de Poe entremêlées, et un univers graphique original (ambiance steampunk).

RS : Tout à fait. Dans le cas du Scarabée d’Or, il y avait plusieurs problèmes. Le premier, c’est que dans la nouvelle, William Legrand, qui est le narrateur, est souvent solitaire et perdu dans ses pensées. Ou alors, il est accompagné de son esclave Jupiter, qui ne parle pas beaucoup. Ce n’est certes pas gênant dans un texte écrit, mais ça le devient en cas d’adaptation en BD. En bande dessinée, ce genre de narration se traduit presque obligatoirement par des récitatifs qui deviennent vite lourds et fastidieux s’ils sont trop longs ou trop nombreux. J’ai donc ajouté dans le récit un second personne du nom de William Wilson (Le William Legrand de la nouvelle devenant lui Edgar Legrand) afin que les deux amis puissent discuter et échanger sous forme de dialogues. En sachant que William Wilson est le personnage d’une autre nouvelle de Poe et habituellement considéré comme l’alter-ego de Poe lui-même. L’histoire pouvait ainsi se développer à travers des échanges et des discussions plutôt que d’être portée par les seuls récitatifs. L’autre problème était l’absence d’héroïnes « normales » dans l’œuvre de Poe. S’il y a bien des personnages féminins dans ses nouvelles, elles sont rares des femmes ordinaires. Le plus souvent, elles sont malades, décalées, folles, voire carrément mortes. Bref, elles ne font pas de bons personnages de BD et j’ai donc décidé de créer de toute pièce des personnages féminins comme la belle Kitty ou la mystérieuse Keeza, qui accompagnent William, Edgard et Jupiter dans leurs aventures. Enfin, il me fallait un personnage de « méchant » récurrent et j’ai donc créé l’inspecteur Branann, inspiré de l’alter-ego de William Wilson dans la nouvelle du même nom.200-factory

Graphiquement quelles ont été les premières idées/images qui vous sont parvenues ?

RS : Je me souviens des premières études de personnages envoyées par Jean-Louis. Il s’agissait de William, d’Edgar, de Kitty et de Jupiter. Son travail était vraiment magnifique. J’ai tout de suite su que notre collaboration produirait une superbe BD.

EC : Je laisse la parole à Jean-Louis… Je peux juste dire que le style graphique de Jean-Louis est marquant : je me souviens encore très exactement d’une dédicace que m’avait faite Jean-Louis dans une première édition…

JLT : Je me suis inspiré de plusieurs sources graphiques : les lavis de Victor Hugo, les encres de Odilon Redon, un peu Goya aussi et ses sombres gravures… L’esthétique Steampunk est également présente puisque je me suis beaucoup documenté sur les lieux réels (d’après peintures, et quelques photographies d’époque) que j’ai ensuite adaptés à l’ambiance du récit.

Toujours graphiquement aviez-vous l’envie de transcrire une certaine ambiance, un climat particulier ? Quels ont été les premiers choix que vous avez opérés ?
JLT : J’ai pas mal tâtonné pour trouver les bons personnages, je veux dire par là, le look graphique. Roger s’en est sans doute aperçu et il m’a dit de ne pas hésiter à leur faire des têtes de bad boys, à y aller franchement. Ca a fait tilt et je n’ai pas hésité à leur faire des mines sombres, ambiguës… Je me suis tout de suite senti beaucoup plus à l’aise !

Les textes de Poe sont narratifs avec peu de place laissée aux dialogues. Était-ce pour vous une opportunité de s’approprier l’œuvre ou avez-vous ressenti cet élément comme une difficulté ?
RS : Absolument. C’est en grande partie ce qui nous a décidés à créer de nouveaux personnages.

Pouvez-vous nous parler des personnages qui composent ce récit et notamment des personnages « ajoutés » ? Comment se sont-ils construits ?
RS : Nous sommes dans l’œuvre de Poe. Il fallait des personnalités à la hauteur des personnages créés par Poe lui-même. Des personnages qui forcément sortent de l’ordinaire. Le premier personnage rajouté est celui de Kitty. Au début de l’histoire, il s’agit simplement d’une prostituée qui travaille dans une maison close. Mais on réalise vite que Kitty a des relations un peu particulières avec Edgar et William (un peu comme Jules et Jim dans le roman de Henri-Pierre Roché). En plus, Kitty s’avère avoir une excellente éducation (elle est la fille d’un officier) et surtout, elle sauve la vie à William. Le second personnage ajouté est Keeza. Là, nous sommes carrément dans le fantastique puisque Keeza est une jeune princesse égyptienne qui voyage à travers les siècles (non pas comme dans le roman de H.G. Wells, mais de la manière beaucoup plus extravagante inventée par Poe). Enfin, le dernier personnage est l’inspecteur Branann, l’ennemi juré et l’alter-ego de William Wilson (là encore, nous sommes totalement dans l’œuvre de Poe).

164-navireLa mise en couleur joue un rôle majeur dans la transmission des ambiances. Avez-vous testé plusieurs teintes avant de parvenir au résultat final ?
JLT : Pour le tome 1, « Le scarabée d’or », je souhaitais vraiment une ambiance chromatique qui soit dans les bruns, ocres, des couleurs plutôt chaudes afin de retranscrire l’atmosphère très proche de la nature, des forêts, des cabanes en bois… Pour le tome 2 je me suis plus lâché. Avec des teintes que j’ai tenté d’adapter aux différentes scènes du récit. Plus décalées, plus gothiques, plus dark. Le tome 3 est dans cette même optique. « La mort rouge » impliquait d’ailleurs une utilisation particulière de cette couleur rouge.

Poe est un auteur culte, presque autant qu’un Lovecraft, pour pas mal de lecteurs actuels. Quels ont été les retours sur votre travail ?
RS : Rendons à César ce qui lui revient. Personnellement, au panthéon des auteurs américains, je mettrais l’œuvre de Poe bien au-dessus de celle de Lovecraft. Poe est vraiment l’auteur majeur, voire fondateur de la littérature américaine. Il est en plus à l’origine de plusieurs genres littéraire (policier, fantastique, etc…). S’attaquer à un tel monument, surtout en décidant de revisiter son œuvre, était certainement un pari risqué, voire inconscient. Pourtant, à notre grand soulagement, l’accueil des albums a toujours été très positif, les lecteurs appréciant visiblement cette approche différente et originale.

EC : En tant qu’éditeur de cette Intégrale parue il y a seulement un mois, je peux juste dure qu’à ce jour les retours des premiers lecteurs, des libraires et des chroniqueurs sont très bons !

JLT : Pour la partie graphique les lecteurs avec lesquels j’ai discuté semblent avoir appréciés le parti pris gothique, sombre et parfois à la limite du Steampunk. J’ai été content de constater que la plupart étaient très sensibles au travail de couleurs directes que j’ai réalisé. Ils aiment bien les ruptures chromatiques vers lesquelles je me suis risqué à partir du second tome. Même dans les cadrages. Ce qui est bien avec l’intégrale c’est que l’on peut voir cette évolution.

Pour cette superbe intégrale vous proposez un épais dossier très éclairant sur Poe, sur sa bibliographie, sur vos intentions avec pas mal de recherches graphiques additives. Pouvez-vous nous parler de votre travail spécifique pour cette édition ?
EC : Cette intégrale est dans la lignée des Intégrales précédentes du Long Bec : proposer aux lecteurs un vrai « beau-livre » à un prix abordable, avec du contenu inédit !

RS : Les éditions du Long Bec réalisent systématiquement ce type de dossier pour leurs intégrales. Il m’a semblé important et intéressant de présenter l’œuvre de Poe et le contexte dans lequel se déroulent les aventures d’Edgar Legrand et William Wilson en préambule à la lecture des albums. Ce dossier permettra probablement aux lecteurs de mieux comprendre l’univers de Poe et d’entrer plus facilement dans le récit.

JLT : En ce qui me concerne, j’ai voulu montrer un peu les coulisses, les travaux de recherche, les esquisses, les tâtonnements dans mon travail. Je réalise pas mal de recherches pour tenter de trouver le bon décor, les bonnes gueules de personnages, le bon cadrage…

rough-couvvUn épilogue vient clore cette intégrale qui possède son importance. Pouvez-vous nous en parler ?
RS : Le personnage de l’inspecteur Branann apparaît en filigrane dès le second chapitre de l’histoire et on sent bien que l’enquête qu’il mène sur Kitty et William n’est pas sa seule motivation. Il nous semblait donc intéressant de préciser un peu les choses à travers un épilogue qui, même s’il n’explique pas tout, permet au lecteur d’un peu mieux comprendre la situation. Pour le reste, on le renvoie à la lecture de la nouvelle de Poe intitulée « William Wilson ».

EC : Pour moi en tant qu’éditeur, un épilogue inédit est un plus offert aux lecteurs : comme dit précédemment, il faut toujours proposer aux lecteurs quelque chose de plus dans une Intégrale : un bel objet-livre, dans lequel des planches inédites sont un plus !

Le Grand Prix des Lecteurs MaXoE dans la catégorie « Intégrales », c’est aussi, à son échelle, une petite reconnaissance qui vient du public. Un petit mot sur ça ?
EC : C’est le premier prix décerné à un album du Long Bec décerné en dehors d’un festival du livre ou de la BD ! C’est évidemment essentiel pour que les libraires qui ne connaissent pas encore la production du Long Bec s’y intéressent de plus près, dans le foisonnement éditorial BD actuel…

RS : J’ai vu qu’il y avait eu 2600 votants pour cette catégorie. C’est pas mal du tout et cela donne une véritable légitimité à ce prix dont nous sommes très fiers. En plus, il récompense également l’excellent travail éditorial d’Eric Catarina, sans qui cet album n’existerait pas.

JLT : Je remercie MaXoE pour sa sélection. Il y avait de superbes albums en lice. C’est toujours très touchant de recevoir un prix venant des lecteurs.

Que retenez-vous de votre travail sur ce projet ?
RS : La récente et magnifique édition réalisée par le Long Bec donne une nouvelle jeunesse à une œuvre qui graphiquement a gardé toute son efficacité. Je suis vraiment heureux que les lecteurs puissent découvrir ou redécouvrir ces albums dans d’aussi bonnes conditions. Nous avions eu beaucoup de plaisir à les réaliser il y a dix ans et nous en avons tout autant à les défendre aujourd’hui.

JLT : Une immersion de 3 ans dans cet univers étrange… Je me suis beaucoup investi, ce qui m’a permis d’approfondir et de varier ma vision de ces nouvelles et de cet auteur. De le tirer un peu vers le steampunk tout en restant bien documenté. Parfois l’âpreté du travail solitaire de dessinateur. Et un beau travail de collaboration avec Roger Seiter. Reste que chaque fois que j’ouvre cette nouvelle intégrale grand format je ne peux m’empêcher de penser que c’est le « bon format ». Celui où tu te dis que travailler pendant trois ans sur des formats raisin (50x65cm) pour chaque planche, trouve sa pleine justification.

A suivre, la sélection du troisième trimestre 2016 !

– L’anniversaire de Kim Jong-Il d’Aurélien Ducoudray et Mélanie Allag (Delcourt) – Interview inédite !
– Les trois fantômes de Tesla de Richard Marazano et Guilhem Bec (Le Lombard) – Interview sous réserve
– Shangri la de Mathieu Bablet (Ankama) –  Interview inédite !
– Pereira Pretend de Pierre-Henry Gomont (Sarbacane) – Interview inédite !
– La Loterie de Miles Hyman (Casterman) – Interview inédite !

 


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