Il faut sûrement être réceptif à l’art de Gabrielle Piquet pour entrer dans La nuit du misothrope, mais si tel est le cas, le plaisir sera au rendez-vous. Avec un don subtil pour construire ses personnages, la dessinatrice livre un portrait sensible et mystérieux de Josépha, simple marchande de journaux qui vit pour et par son quartier…
Un quartier qui pourrait faire penser au Brooklyn de Wayne Wang et Paul Auster dans Smoke ou à un Belleville foisonnant d’échanges et de partages. Un lieu paisible, sans histoire, où les riverains vivent plus souvent au dehors que dans leur étroit appartement. Un quartier populaire où tout le monde ou presque se connait. Pourtant dans ce lieu préservé un résident disparaît subitement tous les ans depuis quatre ans chaque nuit du 4 au 5 août. Une disparition qui intrigue et jette une peur naturelle sur tous les habitants du borough en raison des conditions dans lesquelles les victimes s’évaporent. Choisies au hasard sans que des liens les unissent aux autres disparitions, elles touchent des jeunes et des moins jeunes, hommes ou femmes dont la seule caractéristique commune serait qu’ils vivent isolés, habités depuis longtemps par une solitude dévastatrice.
Josepha, marchande de journaux de son état, tient un kiosque dans le quartier. Figure locale qui possède un cœur énorme, elle tente par tous les moyens de venir en aide aux personnes qui ne peuvent participer à la vie sociale du quartier. Elle accomplie cette mission avec détachement, peut-être aussi pour combler un peu le creux de sa propre existence. Dans ce quartier touché de plein fouet par le misothrope, qui ôte chaque année un de ses résidents au quartier, Josepha tente d’apporter un peu de vie à tous les invisibles…
Un quartier habité chaque année par la peur, celle de disparaître comme ont pu se volatiliser quatre hommes et femmes par le passé. Ce récit subtil qui pose un regard immersif sur la vie de Josepha, marchande de journaux investie pleinement dans le borough, n’est pas un polar dans lequel une enquête tenterait de déjouer les plans du fameux misothrope, celui qui évapore les destinées trop effacées, mais un récit qui se fond dans un micro-quartier au travers justement de cette femme d’un âge avancé dont le parcours personnel trace le contour de chacune des habitations, des immeubles, des rues et des avenues qui s’y élèvent. Un récit subtil empli d’une amère mélancolie, qui révèle peu à peu des éléments qui vont influer sur notre compréhension globale de ce qui se joue sous nos yeux. Gabrielle Piquet construit sa trame comme une araignée sa toile, avec une précision remarquable dans l’agencement des cases, dans des dialogues écrits au cordeau, avec ce qu’il faut de retenue et de mystère, pour nous happer.
La dessinatrice pousse le vice jusqu’à se servir du décor comme force subliminale pour porter son message. Les murs arborent ainsi des affiches, enseignes, et autres graffitis qui redimensionnent chaque lieu, et interrogent sur cette fameuse nuit du 4 au 5 août à venir. Les Next ou who, qui apparaissent en façade cherchent, sans en donner la solution, la prochaine victime. Le trait vise à l’essentiel quand le découpage joue sur l’ellipse qui porte nombre de non-dits qui vont tarauder le lecteur jusqu’au bout. La dessinatrice livre avec La nuit du misothrope l’un de ses récits les plus lumineux, qui nous capte dès les premières planches pour ne plus nous lâcher. Terriblement efficace ce récit démontre la capacité de la BD à s’élever au rang d’Art.
Gabrielle Piquet – La nuit du misothrope – Atrabile