L’internement durant la seconde guerre mondiale. Les atrocités des camps d’extermination réservés aux juifs en premier lieu, mais aussi aux homosexuels, aux gitans et à tous ceux qui ne correspondaient pas à l’idée d’une suprématie portée en exergue. La mort qui rôde aussi dans les camps de travail ou les camps de prisonniers politiques. Rubio et Colombo donnent à voir un fait de guerre survenu dans le camp de Mauthausen. Avec toute la justesse possible ils décomposent ce que fut la vie de Francisco Boix durant quatre ans, qui « déroba » plus de 20 000 clichés d’hommes morts dans des souffrances atroces pris par le service d’identification auquel il était rattaché.
A l’instar de nombre de républicains engagés dans la guerre d’Espagne contre Franco, Francisco Boix avait fui sa terre natale pour gagner la France avec, l’espérait-il, la possibilité d’échapper au jugement terrible réservé à ceux qui ont osé défier le généralissime. Il n’en fut rien. Déporté dans le camp du Vernet en Ariège, celui-là même qui devait accueillir les combattants espagnols de la Division Durruti, il sera transféré dans les Vosges avant de rejoindre dans des wagons surchargés, le camp de Mauthausen en Allemagne, classé en catégorie 3 selon la classification d’Heydrich, c’est-à-dire, pour faire simple, un camp qui ne devait pas permettre à ses détenus de sortir vivant. Dans l’antre de la mort, là où les prisonniers comptaient moins qu’un chien, les humiliations, les réprimandes, les blessures physiques infligées aux hommes atteignaient un niveau d’horreur propre à la plupart des camps de prisonniers politiques.
Dans cet enfer, Francisco Boix, grâce à son passé de journaliste/photographe, devait être reversé dans un service très particulier du camp, un poste enviable et préservé vu de l’extérieur, celui de l’Erkennungsdienst, le service d’identification, dirigé par le commandant Ricken, un pervers qui aimait photographier la mort. Et pour dire vrai la mort trouvait dans le camp de Mauthausen un terrain de jeu fertile. Elle accompagnait d’abord ceux qui, poussés du haut d’une falaise par celui qui était dénommé « Le vampire », se voyaient broyés quarante mètres plus bas, elle accompagnait aussi ceux qui dans un geste désespéré se jetaient sur les barbelés électrifiés qui limitait le camp, ou encore ceux qui, exécutés sommaires ou victimes d’expériences médicales, ne devaient pas survivre à l’enfer de Mauthausen. Dans ce contexte le rôle de Francisco Boix se limitait à « accompagner » Ricken qui avait besoin d’un assistant capable de régler un éclairage, de déplacer les corps ou d’arranger leur posture pour rendre leur mort plus théâtrale. Chargé de développer les négatifs, Boix pris le risque de les détourner. « C’est une opération de résistance collective », dit-il, « approuvée par les dirigeants du parti communiste. Les atrocités commises à Mauthausen doivent être révélées aux yeux du monde ! C’est notre responsabilité ». Durant de nombreux mois, sans avoir forcément l’appui des autres co-détenus, Boix cachera, au péril de la vie de tous, des milliers de clichés…
Les atrocités commises durant la seconde guerre mondiale n’ont aucun égal dans notre histoire récente. Et les bourreaux une imagination sans limite pour délivrer la mort. Rubio, auteur cette année d’un autre opus remarqué, Monet, nomade de la lumière (Le Lombard) a compilé une documentation phénoménale pour s’approcher au plus près de ce que fut le quotidien de l’internement des républicains espagnols à Mauthausen, et ne pas travestir sans le vouloir ce que fut la mort, ne pas la théâtraliser comme le fera Ricken des mois durant pour d’obscures raisons. Le scénariste a donc transmis à Colombo, son dessinateur, le plus de photos possible tirées de fonds divers. Cela donne un récit poignant à plus d’un titre qui délivre une force émotionnelle rare. Si le cadre est important, les auteurs se rapprochent surtout des hommes pour tenter de cerner leur réaction face aux évènements qu’ils subissent, pour comprendre la folie qui gagne, la peur, et cette déraison qui s’affiche sur les visages et les corps rabougris. Si le récit repose sur la vie de Francisco Boix jusqu’à son témoignage à Nuremberg, les auteurs ont décidés « d’inventer » les autres personnages espagnols, parce qu’il était impossible de retranscrire avec cette justesse recherchée ce que fut le rôle de chacun dans le vol des clichés, mais aussi pour ne pas trahir leur pensée face aux évènements. Les personnages allemands ont par contre réellement existé, que ce soit Ricken mais aussi Kaltenbrunner, Bachmayer et bien sûr Himmler. Un album d’une puissance remarquable, appuyé par un épais dossier de 56 pages qui présente le travail historique et de recherche attaché à ce fait de guerre. Indispensable.
Rubio et Colombo – Le photographe de Mauthausen – Le Lombard