Dire que le dernier roman d’Alan Moore était attendu est peu au regard des promesses annoncées. Avec Le Grand Quand, l’auteur anglais débute une saga dans la ville de Londres qui devrait faire date. On y retrouve les ingrédients chers à son auteur, le fantastique mâtiné d’humour et de dérision, la tendresse aussi et cette capacité à jouer avec les lieux, ici le Londres de l’après-guerre et sa face cachée, enfoui dans des entrailles que l’on aimerait n’avoir jamais pénétrées…
Le nom d’Alan Moore a longtemps été attaché à celui du comics. Auteur de quelques-uns des récits phares des quarante dernières années, dont V pour Vendetta, The Watchmen, From Hell ou encore La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, il a marqué son époque par la qualité de sa narration, sa propension à se faire critique de notre époque sans renier le côté populaire du médium. Il y a un peu moins de dix ans maintenant il annonçait se retirer du milieu des récits séquencés, qu’il jugeait s’être embourgeoisés, pour se consacrer pleinement à l’écriture littéraire. En 2016 sortait Jérusalem, un roman hommage à sa ville natale de Northampton. Devenu discret, l’auteur n’a pas perdu pour autant ses muses et il le prouve ici dans ce Grand Quand dont le premier volet vient tout juste de sortir en cette fin d’année 2024.
Le Grand Quand, titre étrange s’il en est, qu’il faut déjà prendre le temps de décortiquer pour comprendre toutes les intentions de Moore. En anglais l’expression The Great Wen a été utilisée par William Cobbett, un homme politique anglais du dix-neuvième siècle, pour parler de cette Londres boursoufflée (wen en anglais est un kyste sébacé) par la croissance rapide et incontrôlée due à la révolution industrielle (qui sévit depuis quelques décennies déjà) qui attire dans la capitale toujours plus d’hommes et de femmes. Parler de great wen, était donc forcément provocateur et Moore aime la provocation.
Le roman se développe en 1949 dans une Londres qui affiche, encore, les meurtrissures causées par la seconde guerre mondiale qui a, notamment lors de l’épisode du Blitz, détruit en partie des quartiers de la ville. On y suit le destin d’un jeune homme de 18 ans, Dennis Knuckleyard, orphelin, qui rêve de devenir écrivain et qui, en attendant, travaille dans une librairie de livres d’occasion dirigée avec poigne par une femme forte du nom d’Ada Benson. Il y guette les rares clients, dont une cleptomane, qui peuplent et donnent vie au lieu. Un jour Ada lui demande d’aller récupérer chez un bouquiniste de Charing Cross des livres qu’il n’arrive pas à « fourguer ». Ces livres auraient été écrits par un auteur obscur, Arthur Machen (sic), jugé invendable. Dennis prendra sa mission à cœur au point de négocier de main de maître leur acquisition au meilleur prix. Le piège venait d’être tendu… Début pour le jeune homme d’une aventure qui le fera naviguer entre la Londres réelle, qu’il connaît, et une Londres alternative et sauvage, sombre et décalée. Au cours de son périple de mille dangers Dennis se liera d’amitié avec d’improbables personnages que l’on pourrait croire tout droit sortis d’un cirque de passage : un voyou, Jack Spot, un prince d’Abyssinie, pronostiqueur hippique du nom de Monolulu ou encore un géant ne connaissant pas la douleur, il rencontrera aussi et surtout la belle Grace Shilling, prostituée au grand cœur dont il tombera amoureux. Cette Londres alternative, convoitée et dangereuse, qui pourrait faire penser à celle de Gaiman de Iain Sinclair ou de China Miéville donne tout son sel au récit et le porte vers ce que Moore sait le mieux faire, à savoir créer un univers féerique et crasse dans lequel évoluent des personnages improbables, portés à la lumière, qui possèdent une « âme ». Ce lieu caché aux yeux de tous, qui pourrait se réveiller et précipiter la fin, sera au cœur de cette saga, dont nous vous recommandons chaudement la lecture.
Un grand Alan Moore qui se lit d’une traite et dont en attend forcément la suite…
Alan Moore – Le Grand Quand – Bragelonne