Je ne crois pas qu’il existe en ce monde un être humain âgé de plus de quinze ans qui ne connait pas le nom de Dracula. Ce héros immortel assoiffé de sang créé par Bram Stoker a traversé et traverse encore les générations, parfois au travers des rééditions du texte original, parfois au travers de ses transpositions sur d’autres médiums. La relecture que nous propose les éditions Callidor pourrait devenir incontournable pour celui qui aime la littérature fantastique et horrifique, et les beaux objets-livres…
Il est, dans les littératures de l’imaginaire, des figures mythiques qui, encore aujourd’hui, et bien que leur création remonte parfois à plus d’un siècle, restent étrangement modernes. Une modernité due en partie aux multiples rééditions qui se sont succédées depuis la parution de l’œuvre originale, mais aussi aux adaptations éventuelles par d’autres médiums, dont elles ont fait l’objet, qui maintiennent le mythe et l’enrichissent. Au chapitre des héros incontournables de la littérature fantastique Frankenstein et Dracula figurent en bonne place. Peut-être car ils ne sont pas que de simples monstres mais qu’ils portent en eux les questionnements d’une époque et d’un auteur, leur créateur. La créature de Frankenstein porte en elle toute une réflexion sur le pouvoir de la science et son détournement à d’autres fins, dans une volonté coupable de se faire l’égal de Dieu. Car il convient de rappeler que Frankenstein, sous-titré Le Prométhée moderne, fait référence au Titan qui créa les hommes à partir de la glaise, défiant ainsi la volonté de Zeus. Dracula quant à lui porte sa réflexion sur l’immortalité qui n’est que l’apanage des dieux, qui tout comme Promethée fait acte de défiance.
Notre époque, le vingt-et-unième siècle, regorge de Docteur Frankenstein en herbe, transhumanistes acharnés qui tentent par la science et des tours de magie, de faire de l’homme un être non seulement immortel mais qui serait épargné des altérations qui pourraient le frapper. Le héros, le monstre de Bram Stoker a ainsi traversé les générations, façonnant son image, sa mythologie, dans l’esprit de ses lecteurs. Le nombre des rééditions du texte, dans toutes les langues affole ainsi les compteurs, signe qu’il fascine autant (ou plus) qu’il ne repousse.
Les éditions Callidor, proposent une nouvelle édition de cette œuvre fondatrice de la littérature vampirique. Elles le font en soignant, comme toujours, l’objet livre qui, par une maquette moderne, des illustrations saisissantes qui enveloppent le texte, des typographies attachées à chaque personnage, un sublime cartonnage et bien d’autres attentions, devient non seulement agréable à lire mais aussi à manipuler. Et tout le paratexte, essentiel et riche qui accompagne ici le roman de Stoker : préface de Stephen King (excusez du peu), postfaces de Dacre Stoker (arrière petit-neveu de l’auteur), font de cette nouvelle édition, un must have, qui vient prolonger le plaisir de la première lecture faite pour certains, dont je fais partie, il y a déjà… quelques années !
Bram Stoker – Dracula – Editions Callidor
Entretien avec l’éditeur, Thierry Fraysse
Nous nous étions rencontrés l’année dernière pour la sortie du Grand Dieu Pan. Peux-tu nous faire un bilan de l’année 2024 de Callidor ?
Thierry Fraysse : L’année 2024 a été une année charnière pour Callidor dans le sens où j’ai l’impression d’avoir élargi mon lectorat en m’éloignant de mes lignes habituelles. Aujourd’hui je pense que Callidor est assez connu dans le monde de l’imaginaire notamment pour la collection L’Âge d’or de la fantasy. Cette année j’ai publié, au premier trimestre, un titre en deux tomes qui sort complètement de cette collection : Shōgun, que j’ai fait paraître en concomitance avec la diffusion de la série de FX distribuée par Disney. Et c’est vrai que cette parution a beaucoup joué sur les finances de Callidor avec un lectorat qui a été énormément élargi, et une reconnaissance sur les réseaux. Ce titre est à ce jour le plus gros succès de Callidor. Après Shōgun j’ai publié Lillith (coll. L’Âge d’or de la fantasy) qui a mieux marché que ce que j’aurais pu penser au départ puisque j’ai dû lancer une réimpression, et, en fin d’année j’ai publié d’autres titres, d’abord La fille du roi des elfes, qui fonctionne également plutôt bien, et ensuite Dracula qui rejoint la collection Collector aux côtés du Grand Dieu Pan, du Roi en jaune et de Salammbô. Un titre ouvert à un public plus large puisque, lorsqu’on parle de littérature fantastique, de littérature vampirique, c’est l’un des premiers titres qui vient immédiatement en tête. Je me rends compte aussi maintenant que les titres comme Le grand dieu Pan et le Roi en jaune font appel à un public beaucoup plus spécialiste, qui connait déjà l’univers fantastique, la littérature weird de cette de cette époque-là, tandis que Dracula est connu de tous. Malgré une concurrence forte, malgré un nombre d’éditions incalculable sur le marché Dracula se démarque.
La réussite d’un projet comme Shōgun, te permet-il d’envisager d’autres projets ou collections ? Ou bien l’esprit de Callidor restera-t-il de produire peu mais bien et de ne pas entrer dans une « surproduction » ?
TF : Je resterai forcément dans le créneau de vouloir produire peu mais bien. Parce que je n’ai pas vocation à développer Callidor au-delà de 6 à 7 titres par an, tout simplement parce que je n’ai pas le temps de le faire. Callidor reste une passion pour moi, une passion nocturne, que je fais en plus d’un travail en journée. Je reste toujours un éditeur de l’imaginaire, de fantasy, de fantastique mais si j’ai l’occasion de faire des incursions dans d’autres littératures que j’affectionne particulièrement, comme la littérature historique, je le ferai. A ce titre Shōgun n’est pas le premier titre que je sors dans ce genre puisque j’avais déjà publié Spartacus de James Mitchell en 2022.
En cette fin d’année le projet phare, celui que l’on met sous le sapin, c’est Dracula. Peux-tu nous en dire plus sur ton rapport à ce texte, quand l’as-tu découvert et qu’évoquait-il pour toi ?
TF : Je l’ai découvert à l’adolescence par l’intermédiaire de mon professeur de français qui avait demandé à la classe d’en lire des passages. La traduction, excellente, était celle de Jacques Finné. A la suite de la lecture de ces passages j’ai voulu aller au-delà et lire l’intégralité du roman. J’ai découvert une œuvre assez extraordinaire qui, même si elle avait plus de 100 ans – le texte a été publié en 1897 –, restait très actuelle, très lisible. C’était surtout un texte culte et fondateur des littératures de l’imaginaire, et plus particulièrement de la littérature fantastique et vampirique. Forcément l’idée traînait dans un coin de ma tête, comme pour d’autres titres, de le sortir en collector. Mais il manquait peut-être une opportunité, une rencontre, et cette rencontre je l’ai faite avec Christian Quesnel dont j’ai découvert l’œuvre sur Instagram à l’été 2023. C’est un artiste québécois qui fait principalement de la BD mais que j’ai remarqué au travers de ses illustrations. Je suis ensuite tombé sur le travail qu’il a réalisé pour La cité oblique, une bande dessinée qui revient sur le parcours de Lovecraft au Québec. Ça m’a tout de suite interpellé car il y avait dans ce récit un lien avec le fantastique au travers de Lovecraft, et je me suis dit que Christian aurait peut-être envie d’aller sur ce terrain-là. Je l’ai donc contacté et nous nous sommes croisés à Angoulême, lors du Festival international de la bande dessinée, pour lequel il était venu réaliser des dédicaces de La cité oblique. Je lui ai demandé quel titre il souhaiterait illustrer en collector. De cette question est née une liste de quatre titres et le quatrième était Dracula. Comme j’avais Dracula dans un coin de ma tête depuis un moment, je me suis dit que ce serait l’opportunité de le faire avec lui. La seule interrogation de Christian était de savoir si le titre pourrait sortir fin septembre car il revenait en France pour le festival fantastique de Béziers dont il allait être le président. Nous étions fin janvier, donc c’était très court pour le faire dans ces délais. Il y avait pas mal de choses à régler, notamment négocier les droits de la traduction et réaliser la maquette du livre. Christian de son côté devait réaliser une trentaine de visuels, ce qui est assez important – mais nécessaire – pour accompagner cette œuvre qui est un monument de la littérature fantastique de près de 600 pages. Cette pagination importante était déjà une interrogation pour moi sur l’aspect financier, car éditer un titre de 600 pages en format collector, c’est très très cher en impression. J’ai réussi à prendre contact avec La Pléiade pour acheter les droits de la dernière traduction d’Alain Morvan de 2019, et tout s’est très bien passé. Les devis étaient acceptables, suffisamment pour m’inciter à me lancer. Comme la diffusion-distribution avec laquelle je suis en lien très étroit était derrière moi, j’ai senti que beaucoup de voyants étaient au vert. Et d’autant plus que, courant février, je suis tombé sur un teaser, ou l’annonce d’un teaser, de Robert Eggers qui annonçait la sortie de son Nosferatu pour la fin d’année. Le film pouvait donc jouer le rôle de levier potentiel pour remettre en avant l’ouvrage en librairie. J’ai donc décidé de lancer le projet. Christian a alors tout donné pendant 2 mois et demi pour produire 32 illustrations en couleurs à l’aquarelle. Chaque deux ou trois jours il m’envoyait des illustrations en me disant : « celle-ci sera pour le chapitre 3, celle-là pour le chapitre 7 ». C’était assez génial de travailler de cette façon dans un jeu de ping-pong où je lui rappelais de bien respecter l’auteur : « Attention, Stoker écrit que c’est un personnage un peu vieillissant donc essaye d’aller vers ce côté-là »… Au final le livre est sorti le 18 octobre en librairies et quelques jours avant, en avant-première, au festival de Béziers.
Comment expliquer que cette histoire soit toujours aussi populaire ?
TF : Je pense que Bram Stoker a donné le La à toute une littérature vampirique même si, avant lui, avaient été écrits Le vampire de Polidori (1819) ou Carmilla (1872) de Le Fanu. Mais Bram Stoker avec Dracula a créé une entité très particulière qui est, étonnamment, assez absente du roman puisqu’on le voit à très peu d’occasions et qu’il n’a qu’une lettre dans tout l’ouvrage, ce qui est peu pour un roman épistolaire. Stoker a surtout créé une figure qui a su s’adapter à différents médias. Une figure que nous avons tous connu à travers des adaptations au cinéma, en série, en jeux vidéo ou jeux de rôles. Et toutes ces adaptations du personnage même de Dracula ont fait que le livre de Bram Stoker de 1897 est toujours resté un livre culte qui a toujours pu s’affranchir des générations et rester présent à chaque fois tous les ans en librairie, au point d’être aujourd’hui traduit en France par au moins cinq ou six traducteurs différents pour des éditions qui sont toujours commercialisées. Il y a donc pour moi une question d’adaptabilité non pas forcément de la prose de Bram Stoker, qui n’est pas vieillissante pour le coup, mais surtout du personnage qu’il a créé, de ce grand méchant qui n’a pas tellement d’équivalent dans la littérature ou le cinéma aujourd’hui. Seule la créature de Frankenstein peut éventuellement lui tenir tête, mais sinon Dracula fait partie de ces grandes figures de méchants qu’on n’a pas su égaler.
Peut-on voir selon toi un lien entre ce récit qui développe un personnage immortel à la force surhumaine et notre époque où le transhumanisme et l’humain augmenté sont des sujets d’actualité ?
TF : Dracula d’une part et le vampire d’autre part sont des personnages très intéressants par rapport à leur adaptabilité. On en fait évidemment les personnages et les méchants principaux de la littérature fantastique, mais on les retrouve également en science-fiction puisque Richard Matheson dans Je suis une légende met déjà en avant, en 1954, une société post-apocalyptique avec des vampires. C’est un personnage qui fait appel à notre volonté humaine de trouver le sérum de l’immortalité qui revient à chaque génération. Aujourd’hui nous sommes au bord d’une catastrophe écologique et on se questionne sur la manière de perpétuer l’espèce humaine. Dracula, et le vampire de façon générale, possèdent une capacité d’adaptation qui les rend toujours aussi actuels. Dracula est né durant cette période fin de siècle, qui, comme toutes les périodes fin siècle, sont très décadentes et où on se questionne sur ce qui va arriver. Une époque industrielle qui était une ère de changements où les enfants ne vivaient pas la même chose que leurs parents. Aujourd’hui je pense qu’il y aussi ce moment de rupture parce que nous avons conscience des catastrophes écologiques qui vont arriver et que nous vivons une période charnière où il va falloir faire des choix pour aboutir à des changements. Donc je ne crois pas que cette figure immortelle resurgisse par hasard. Je crois qu’elle revient par cycle, à chaque fois que l’on se rend compte que tout ne va pas bien dans la société. Elle est en ce sens quelque part le reflet d’une certaine forme de décadence de notre société.
Dracula a été édité et réédité de très nombreuses fois, Bragelonne en propose une version annotée ce mois-ci, Third édition édite un essai sur la figure de Dracula ces jours-ci. Les adaptations en bande dessinée ou au cinéma se multiplient. Est-ce un risque de sortir ce texte et comment se singulariser ?
TF : Oui c’est un énorme risque et d’ailleurs avant de me lancer dans un collector, je réalise toujours un énorme travail de recherche sur la concurrence qu’il existe sur le marché. Si je me lance sur un titre aussi édité, aussi commercialisé, disponible dans de nombreuses traductions, il faut qu’il y ait une singularité, il faut que je me démarque. Ici cette démarcation vient non seulement du travail colossal de Christian Quesnel au travers de ses 32 illustrations à l’aquarelle mais également du travail très soigné de mes éditions en collector qui sont cartonnées, imprimées sur du papier de qualité, ici du wibalin, avec un vernis particulier, un marquage à chaud sur la couverture et sur le dos, un dos matière… Sur Dracula j’ai voulu aller un peu plus loin pour montrer aux lecteurs qu’il y avait une autre dimension à travers cette édition. Je me suis aussi intéressé au roman lui-même et à sa forme épistolaire. J’avais déjà travaillé sur des recherches de typographies pour Le grand dieu Pan, dans lequel il y a un échange de lettres, plus succinct, et j’ai souhaité ici aller plus loin. Au début je me suis dit que ce serait intéressant de pouvoir jouer avec les typos sur tout le roman, puisqu’il repose principalement sur des envois de lettres, mais il y avait aussi des journaux intimes, des coupures de presse, des lettres établies par les quinze personnages différents du roman… Au début j’ai pris une typographie de type manuscrite qui faisait très dix-neuvième siècle, mais je me suis dit qu’il fallait aller plus loin dans ce travail, faire un jeu immersif pour que le lecteur se dise, en voyant une lettre, qu’il reconnaissait l’écriture de Mina, de Jonathan, de Dracula. Au final je suis allé chercher 17 typographies manuscrites pour les utiliser sur les 17 personnages. Certains sont très récurrents comme Jonathan, Mina ou Van Helsing, d’autres n’ont qu’une seule lettre dans tout l’ouvrage. Dans ce travail de recherche, j’ai essayé de trouver les typographies qui correspondaient le mieux au caractère des personnages pour que l’on retrouve par exemple un peu du côté très scientifique de Van Helsing, ou du côté très acéré de Dracula. Je voulais donc me démarquer par ces typographies, par les illustrations et la maquette soignée mais aussi par le prix du livre lui-même. Lorsqu’on fait des devis pour un 600 pages c’est sûr que le compte d’exploitation n’est pas très bon et en général cela passe au final par une augmentation du prix du livre mais je me suis battu en interne pour qu’il reste entre guillemets abordable. 39 euros ce n’est pas forcément accessible à tout le monde mais par rapport à l’objet que je propose, je ne pouvais pas faire moins.
Tu abordes des sujets qui singularisent Callidor, notamment le côté artisanal dans la manière de concevoir chaque livre. Est-ce pour toi une identité que tu entends conserver ?
TF : Oui parce que si j’avais voulu lancer une maison d’édition pour convenir à du grand public je n’aurais pas choisi cette niche. La base de Callidor c’est quand même la fantasy qui est une niche au sein de la littérature mais également au sein de la littérature de l’imaginaire et parmi cette niche j’ai choisi les précurseurs de la fantasy. L’idée d’être bénéficiaire avec une niche pareille est assez difficile quoi qu’il en soit. Pour moi Callidor, je le vois vraiment comme une passion et cette passion, si elle devient un métier, il y a un problème. C’est-à-dire que si je dois faire un titre parce que je dois faire du chiffre ça va corrompre en fait la ligne de la maison d’édition et quelque part l’ensemble du travail qui aura déjà été fait. Cette « corruption » je la vois un peu depuis que Callidor est massivement diffusé et distribué par le biais de Media participation. Ma ligne éditoriale a quelque part un peu changé à cause de ça dans le sens où maintenant je ne peux plus me lancer dans des tirages à 500 exemplaires comme je le faisais avant, je suis obligé d’avoir un minimum de tirage parce que mes livres sont des livres qui sont, d’un point de vue fabrication, assez complexes. Et faire un tirage à 500 exemplaires ça équivaudrait à sortir un prix à l’exemplaire entre 7 et 8 euros, ce qui est absolument indéfendable auprès de qui que ce soit d’un point de vue commercial. Il fallait que Callidor reste une passion absolue parce que je sais que si le travail que je réalise devenait un métier, et que je comptais sur ça pour vivre, je ferais des choix qui ne sont pas des choix de raison mais des choix financiers. Alors on pourrait me dire que j’ai publié cette année Shōgun qui est un titre qui a été diffusé par Disney mais j’ai découvert cette histoire en sortant de l’adolescence et ça faisait huit ans que je voulais le faire sans en avoir l’opportunité. Quand j’ai vu la série arriver je me suis dit que j’allais peut-être louper l’opportunité de le sortir et je me suis dit que si personne n’était dessus pour négocier les droits il fallait que je me lance, et personne n’était dessus… A aucun moment la donnée financière ne doit prévaloir si je veux garder ce côté artisanal.
Qu’elle est l’origine de la préface de Stephen King et de l’introduction et de la postface de Dacre Stoker ?
TF : J’ai lu une préface de Stephen King publiée dans un omnibus de 1978 des éditions Signet qui rassemblait les textes de Dracula, de Frankenstein et de Dr. Jekyll and Mr. Hyde et cette préface était clairement un essai sur ces trois titres, ces trois auteurs. Stephen King remettait en contexte l’ensemble des ouvrages, leur littérature et les impacts qu’ils avaient eu sur leur époque. C’était vraiment d’un niveau universitaire très pointu. C’est là que j’ai pris conscience que Stephen King n’était pas qu’un grand écrivain, mais qu’il était aussi un grand chercheur. J’ai vu ensuite qu’il avait écrit en 2011 une autre préface au texte de Dracula, dans lequel il faisait part de son admiration pour Bram Stoker et le monstre intemporel qu’il a créé. Cette préface n’avait jamais été traduite en français et pour moi lier Stephen King à Dracula pour mon édition en collector avait du sens, puisque King est quand même le grand auteur de l’horreur d’aujourd’hui, reconnu dans le monde entier et que Stoker est quelque part celui qui a mis à l’honneur une littérature horrifique à travers ses écrits que ce soit dans Dracula ou dans d’autres de ses nouvelles ou romans. Je me suis donc rapproché de l’agent français de Stephan King pour qu’il m’autorise à publier cette préface. Pour Dacre Stoker cela a été différent. J’avais connaissance de l’édition anglaise des 125 ans de Dracula [publiée chez Telos Publishing] dans laquelle Dacre avait rédigé une préface qui m’a permis de découvrir qu’il n’était pas uniquement un descendant de Bram [arrière petit neveu] mais qu’il était aussi un spécialiste de l’œuvre de son aïeul et surtout qu’il avait fait des découvertes très intéressantes dans le manuscrit original de Dracula qui était alors détenu par Paul Allen, co-fondateur de Microsoft. Dacre a ainsi pu comparer le manuscrit original avec la publication initiale et avec les notes de Bram Stocker qu’il détient en tant qu’héritage familial. Il a ainsi découvert que le texte de Dracula a été amputé de ses 101 premières pages. Le roman devait donc faire à la base non pas 600 mais 700 pages et on ignore si cette coupe est due à Bram Stoker lui-même ou à son éditeur qui trouvait le roman trop copieux. Toujours est-il que Dacre a pu établir de façon avérée maintenant que ces 101 premières pages comprenaient trois chapitres et que L’invité de Dracula, qui est une nouvelle publiée à titre posthume en 1914 par la veuve de Bram Stoker, faisait bien partie de ces 101 premières pages. Dans sa postface Dacre va égrainer, au travers des notes de Bram Stoker, le contenu de ces pages manquantes. Il parle également du contexte de Dracula, des inspirations et des influences de Bram pour créer son œuvre. On sait que Bram travaillait au théâtre de Dublin où il était administrateur et qu’il s’occupait notamment de la star de l’époque, le grand comédien Henry Irving, qui a joué Méphistophélès, créature imaginée par Faust, très proche du diable, dont Dacre met en évidence la parenté avec la créature de Dracula. J’ai approché Dacre pour savoir s’il serait intéressé d’écrire une postface qui parlerait de toutes ses découvertes, de la remise en contexte de l’œuvre de son aïeul, de l’impact qu’il avait pu avoir sur la société d’aujourd’hui… et il a tout de suite été ravi de pouvoir contribuer à cet ouvrage.
Pour toi, comme tu l’as fait sur d’autres projets, ce côté documentaire est très important. Tu ne souhaites pas publier que le texte d’origine mais aussi expliquer les circonstances qui ont abouti à son écriture et replonger si possible dans le contexte d’une époque, et ici le cadre, l’aspect gothique du texte que l’on retrouve dans les quartiers de Londres encore aujourd’hui…
TF : Complètement et puis c’est le Londres qui a découvert une dizaine d’années plus tôt Jack l’Eventreur, la ville est donc soumise à beaucoup d’actualités horrifiques. Pour revenir un peu sur le contexte, pour moi le paratexte, dans une œuvre classique, me semble vraiment très intéressant. Je suis un lecteur capable d’acheter une édition pour une nouvelle traduction mais aussi parce qu’elle est accompagnée d’une préface inédite d’un auteur ou d’un préfacier que j’admire pour voir comment lui envisage le texte dans le contexte historique et comment il justifie que ce texte ait eu son succès ou alors que ce texte n’a pas eu ce succès mais qu’il a été redécouvert plus tard… Le contexte historique me semble vraiment trop important quand on parle d’un classique de la littérature classique ou d’une œuvre culte. C’est pour cette raison qu’à chaque fois que je travaille sur une publication, que ce soit au sein de L’âge d’or de la fantasy ou au sein de Collector, il y a toujours un paratexte. Et pour moi aller chercher des auteurs tels Stephen King ou Tim Powers, qui préface La Nef d’Ishtar, ou encore Lin Carter qui rédige la postface de La Fille du roi des Elfes, qui est un grand éditeur de l’imaginaire des années 60/70, ça a une valeur d’aboutissement. A travers ces textes, ces essais autour de l’œuvre, je montre qu’il y a un côté marquant, une influence forte et que sans ces œuvres-là la fantasy d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’elle est.
Si Dracula est la référence du récit vampirique, des auteurs français comme Théophile Gautier ou Paul Féval ont aussi décliné le mythe du vampire. Comment expliques-tu que la littérature fantastique classique française n’ait pas eu le même succès que certains titres anglophones que tu développes dans tes collections ?
TF : Je me suis posé la question. Personnellement j’aime beaucoup la littérature décadente qui a abouti ensuite, du côté anglophone, à la littérature weird d’Oscar Wilde par exemple. Les auteurs anglais ont été très influencés par la littérature française de cette époque-là, écrite par Joris-Karl Huysmans (A rebours) ou Jean Lorrain et par d’autres auteurs qui ont alimenté le courant décadent de la fin du dix-neuvième siècle. J’adore absolument Marcel Schwob. Pour moi son Roi au masque d’or est absolument génial, c’est l’un des titres sur lesquels je m’arrête énormément en me disant que j’aimerais l’ajouter à mon catalogue parce que c’est une littérature qui mériterait d’être redécouverte. Je pense qu’une des raisons qui fait qu’elle n’est pas forcément beaucoup plus popularisée que les littératures anglophones vient de la traduction qui a tendance à actualiser des textes là où le français reste figé dans son temps, au dix-neuvième siècle, et où, peut-être, les tournures de phrases de l’époque sont considérées comme démodées ou vieillottes. Au contraire, les traducteurs de Dracula, que ce soit Maxime Le Dain chez Bragelonne ou Alain Morvan pour La Pléiade, utilisent un vocabulaire d’aujourd’hui, même s’ils essaient de se placer dans le contexte de l’époque.
Entretien réalisé le 7 novembre 2024