En cette période de fin d’année certains d’entre vous recherchent peut-être le cadeau idéal à offrir à un proche ou même à s’offrir à soi-même. Voici la première proposition que je vous réserve en bande dessinée, un superbe livre-objet qui aborde, certes, une thématique sombre, l’extinction (ou presque) de l’homme dans un futur lointain, mais qui doit se lire surtout comme un moyen de penser le monde d’aujourd’hui, celui que nous voudrions voir préserver, qui nous échappe pourtant chaque jour un peu d’avantage…
Des montagnes enneigées sur lesquelles crapahutent quelques hommes armés. D’anciennes infrastructures géantes, des villes désertées, en partie en ruines laissent planer le doute sur ce qu’il a pu advenir. Dans Inexistences, Christophe Bec, livre un récit très personnel dans lequel il donne à voir sa vision d’un futur. Le nôtre ? Un autre ? S’il dépeint un monde à l’agonie, que l’on pourrait voir comme une projection de notre vingt-et-unième siècle à la dérive, les indices s’arrêtent pourtant là. Peut-être parce que personne ne veut encore admettre ou croire en une projection aussi mortifère, aussi dégradée d’un monde d’où la vie s’éteint pourtant peu à peu. Vie humaine, animale, végétale. Et les grands sommets enneigés qui parcourent les pages, parfois développées en superbes panoramiques que le lecteur ouvre pour s’y immerger, ne font qu’accentuer cette idée d’isolement, de dureté, que les quelques hommes et femmes présents ne semblent pas en capacité de maîtriser. Dans cet univers désolé la mort rôde en permanence, et la mémoire du passé – ou même d’un passé – celle qui aurait conduit (forcé) les survivants à se nicher entre névés et pentes escarpées, en des lieux où la vision doit s’accommoder, faute de mieux, de la blancheur des neiges miroitantes et du gris et noir de la rocaille, s’est lentement érodée. Alors quand Sol part à la recherche de cet enfant bleu qui aurait retrouvé « la mémoire perdue des hommes », l’espoir se dessine de toucher de nouveau à une forme de vérité. Une vérité qui se fera peut-être brutale et radicale…
Au travers d’un album hybride qui mêle récits séquencés, textes brefs, nouvelle en prose, dessins et peintures proposées en pleine page ou en panoramiques à déplier, Christophe Bec donne à lire un récit duquel le lecteur, bousculé dans ses habitudes de lecture, doit s’approprier la matière. Une réflexion sur un avenir possible, une anticipation que personne ne souhaite voir ou même percevoir mais qui, pourtant, se révèle par esquisses déposées ici ou là sur un quotidien chaque jour moins porteur d’espoirs. Dans les méandres montagnards clos sur eux-mêmes, qui ne laissent entrevoir aucune échappatoire, la survie des hommes et des femmes, apparaît une anomalie, un bug à corriger, peut-être pour laisser à la Terre le soin de reconstruire quelque chose de nouveau expurgé de ses pires scories…
Christophe Bec – Inexistences – Soleil
Entretien avec Christophe Bec
Inexistences semble être un projet très personnel dans lequel tu places beaucoup de ta vision d’un monde que tu n’aimerais pas voir émerger. Est-ce vrai et peux-tu nous en parler ?
Je ne sais pas exactement, Inexistences pourrait se rapprocher d’une dystopie mais je vois en réalité bien plus cet ouvrage comme un essai de récit poético-post-apocalyptique. Je ne crois pas que ça parle réellement d’un futur possible, celui d’Inexistences est bien trop improbable. On pourrait subir un hiver nucléaire, mais il ne se manifesterait pas de cette façon-là. La montagne d’Inexistences est une sorte de décor de théâtre géant et surréaliste. Je crois que cette histoire parle surtout de la mémoire, qu’il ne faut surtout pas oublier le passé, et ne pas non plus chercher à le réécrire à l’aune du présent. Finalement, je me demande si les fantômes de la cancel culture ne commençaient pas déjà à me hanter lorsque j’ai entamé ce récit, il y a 6 ou 7 ans.
En début de récit le narrateur se questionne sur l’apocalypse qui a frappé l’humanité et se demande si le pire est survenu une ou plusieurs fois. Cette idée d’une mémoire érodée (tu places ton récit dans un futur lointain, plusieurs siècles après le nôtre) qui ajoute à l’incertitude et à la violence du monde était-elle importante ? Faut-il oublier pour se reconstruire ou bien conserver en mémoire les errances et les erreurs du passé pour réinventer un monde ?
Oui, on ne sait pas exactement ce qui s’est déroulé un ou plusieurs siècles avant… une troisième guerre mondiale, une quatrième, une cinquième ? Les survivants qui vivent en clans ont tout oublié, comme une amnésie générale, une sorte de syndrome post-traumatique qui a frappé le restant de l’humanité, sans épargner qui que ce soit. Cette mémoire érodée, comme je le disais juste avant, est vraiment le propos central du récit, l’idée de base, tout le reste gravite et est construit autour. Je pense qu’il ne suffit pas d’oublier pour se remettre d’un traumatisme, le déni en créé d’autres. Il faut affronter ses démons, affronter ses peurs, ses traumatismes, ou au moins essayer. Il faut se battre, on n’a pas d’autres choix. Parfois contre l’adversité, parfois juste contre soi-même. Une des dernières choses qu’il va nous rester dans les décennies à venir, c’est la capacité de résilience. Seuls ceux qui seront capables de résilience s’en sortiront. C’est ce que tente de faire Sol, le héros du récit L’Enfant Bleu, lorsqu’il décide d’aller dans la Hors-Zone, d’affronter l’inconnu, et ce au péril de sa vie.
Peux-tu nous parler de cet enfant bleu qui se niche en cœur de récit ? Cette partie permet à ton héros de justement revoir ce qui a été oublié, comment le monde a peu à peu sombré. Dans le récit la chute de notre monde vient essentiellement des guerres et notamment d’une troisième guerre nucléaire. Ces conflits représentent-ils pour toi les plus grands risques qui nous guettent, plus encore que la chute du vivant par les pollutions, le réchauffement climatique ou, par exemple, l’acidification des océans ?
Tout est lié. Les catastrophes environnementales, le manque d’eau, créeront de nouvelles guerres, des mouvements de population sans précédent… Ces nouvelles guerres accentueront les problèmes climatiques… Un cercle vicieux, infernal. On commence à l’entrevoir. Depuis enfant j’ai profondément ancré en moi cette idée que l’humanité va droit dans le mur, une grande partie de mon œuvre est imprégnée de ce sentiment. Sol est différent des autres membres du clan, c’est un hyper-sensible – comme je le suis – il sait qu’il doit retrouver la mémoire, il pense que ça pourrait le sauver lui, et les autres survivants. Il ne sait pas encore lorsqu’il décide de passer la frontière de son clan qu’il se trompe. L’enfant bleu me vient je crois de bandes dessinées des années 70, Philippe Caza peut-être…
Le cadre de la montagne offre un gigantisme et une forme d’aridité qui accentue le monde désolé que tu dépeins dans ton récit. Ce cadre est-il inspirant pour toi ?
Oui, j’aime dessiner la montagne. Dès gamin j’ai été très imprégné par les monts d’Aubrac et les Alpes, alors que je faisais du ski de fond. Je me souviens avoir passé des heures à observer les roches et comment la neige se posait dessus. J’aime les contrastes, et là on est en plein dedans : le blanc de la neige sur le noir des falaises, ce qui deviendra liquide sur du solide… L’encrage est très important dans mon dessin, et j’adore dessiner les matières : le minéral, le végétal, le béton…
Sur la forme Inexistences revêt un caractère très expérimental. Tu y places un peu de BD, d’illustrations grand format, de textes. Le tout avec peu de dialogues. Peux-tu nous dire comment ce récit s’est structuré ? Est-ce quelque chose que tu avais envie de faire depuis longtemps ?
Je n’avais pas vraiment de plan pré-établi, seulement l’idée d’un livre hybride. Au départ, je savais qu’il y aurait un texte sur des illustrations, puis de la BD. La première histoire que j’ai écrite est L’Enfant Bleu, ensuite est venu se greffer le récit Métal Hurlant, où je m’essayais à l’écriture d’une nouvelle pour la première fois. Puis est venu le Covid et les confinements, cet enfermement m’a fait gamberger, j’en ai profité pour me mettre à la peinture, et j’ai eu l’idée de réaliser une toile acrylique pour chaque ouverture de récit, comme une couverture pour chacune des histoires qui compose Inexistences. Et finalement, m’est venu le récit Terra, qui est l’épilogue de l’album, que j’ai commencé durant le premier confinement et terminé durant le deuxième. Il m’a été inspiré par une chanson de Johnny Halliday, Poème sur la 7ème. Je boucle la boucle, je crois que réellement Inexistences est une œuvre de poésie, et qu’il faut la prendre comme telle. Donc oui, j’aime bien le terme « expérimental », Inexistences est un livre concept poético-post-apocalyptique expérimental.
Le livre en lui-même surprend par son format et l’utilisation de ces planches panoramiques, utilisées récemment par exemple sur la série Les Futurs de Liu Cixin pour laquelle tu as livré un récit. D’un point de vue éditorial, cela a-t-il était facile à vendre (coûts plus élevés dus au façonnage) ? Au-delà, dans ton récit, en plus du plaisir offert au lecteur, cela te semblait-il un moyen de le faire entrer pleinement dans ton univers ?
D’emblée avec l’éditeur on voulait faire un beau livre, ça n’a donc pas posé de problème. Ça a été fait de nombreuses fois, pour des art books ou des livres jeunesse, et en effet quelques BDs. J’ai vraiment travaillé les grands panoramiques dans l’idée de pages dépliantes, c’était une des volontés initiales. Plus que de faire entrer le lecteur dans l’histoire, je dirais même que c’est une tentative pour l’y faire plonger. J’escompte qu’en lisant l’album et en dépliant ces panoramiques on aura la sensation de se perdre dans cet univers, comme si le regard de suffisait pas à le parcourir pleinement du premier coup d’œil. J’espère faire aussi ressentir au travers des récits et des illustrations une forme de vertige, qu’il soit vertical ou horizontal.
Tu rends hommage en début d’album aux « anciens » que sont Druillet, Bilal et Moebius. Peux-tu nous dire en quoi ces auteurs sont importants pour toi ?
Parce qu’ils ont révolutionné la bande dessinée et réalisé plusieurs chefs d’œuvres. Ils ont explosé tous les carcans. Je crois que c’était une période ou le dessin était central et venait parfois avant l’histoire. J’aimais beaucoup ça. On a tendance à oublier aujourd’hui que dans bande dessinée, il y a le mot « dessinée ». Non pas qu’il n’existe pas d’albums très bien dessinés, mais je dirais que le dessin est trop au service de l’histoire, on oublie qu’elle peut aussi naître du dessin. La plupart des dessinateurs sont obnubilés par la narration, la lisibilité. Évidemment, je vénère aussi les auteurs qui sont des maîtres de la lisibilité : Hergé, Morris, Martin… mais j’aime aussi être complètement déstabilisé par un Druillet ou un Moebius, j’ai adoré ado me perdre dans les méandres de Délirium. J’en garde encore aujourd’hui un souvenir prégnant. On revient à la mémoire.
Une partie, Métal Hurlant, est écrite sous forme de nouvelle. L’écriture, en dehors de tes scénarios, est-elle une forme que tu souhaitais explorer ici ? Cela te donne-t-il des idées pour d’autres projets ?
Je ne me sens pas capable d’écrire un roman entier. Ceci dit peut-être que je relèverai un jour le défi. Je voulais m’y frotter un peu, en me limitant à une nouvelle de quelques pages, comme dans les recueils de nouvelles de SF que je lisais ado, et que j’adorais. Voir si j’étais capable d’écrire de façon plus littéraire que ce que je fais habituellement pour la BD… Les lecteurs jugeront. Pour ma part, j’ai l’impression que c’est la meilleure histoire.
Quelle est ta vision de notre futur ?
Quel futur ? Le proche ou le lointain ? Le proche me paraît sombre ; le très lointain bien meilleur, surtout une fois que la planète se sera débarrassée de l’espèce la plus nuisible pour elle : l’Homme.