Bordeaux possède son port, ses bords de Garonne réaménagés qui ravissent les touristes ou les résidents qui s’y laissent prendre. Elle possède aussi ses vignobles qui s’étendent à ses portes sur des milliers d’hectares et détient cette perspective de fuite au loin représentée par l’Atlantique… ou par cette autoroute qui la relie à Toulouse, autre métropole régionale du Sud-Ouest… Sur son bitume trois hommes brisés vont s’y retrouver. Ils poursuivent des buts différents mais conservent des passés et des destins qui se ressemblent bien étrangement…
Trois destins se croisent en ce mois de septembre déjà pluvieux, un ex-taulard du nom de François-Frédéric Frey, dit FFF, animé par une vengeance terrible, un enquêteur raté qui tient plus du clochard que de Sherlock Holmes et un vieux commissaire qui ne fait plus illusion auprès de sa hiérarchie et de ses proches. Trois morceaux de vie qui vont se mêler au grès de leurs chevauchées respectives. FFF entend bien faire payer tous les gens qui l’ont dénigré et fait plonger, Gus Carape, l’inspecteur sans le sous, taxe les prostituées pour payer ses frais d’enquête. Et question enquête il vient enfin d’en dénicher une de taille : retrouver le fils atteint de troubles mentaux d’une communiste invétérée… qui ne dispose hélas pas de quoi le payer. Le commissaire Kowalski quant à lui surveille de près les entrepôts Morales dans lesquels des choses pas très nettes semblent se dérouler. Trois tranches de vie qui possèdent pour point commun la désillusion face à l’avenir et la noirceur d’un présent claustrophobique. Il est écrit que les trois vont faire un bout de chemin ensemble pour le meilleur mais surtout pour le pire.
Le polar sombre existait avant Jean Vautrin et il existera bien après lui. Pour autant le romancier/scénariste possède ce talent de tisser des situations qui pourraient tenir du cocasse ou du franchement improbable, de nous faire croire que le possible peut s’immiscer dans toutes les situations, y compris les plus insignifiantes. Chez d’autres cela pourrait virer très vite au ridicule, voire au grossier, chez Vautrin cela relève de l’excellence. Une excellence qui doit dans cette observation chirurgicale des gens, dans cette façon dont l’auteur arrive à faire corps avec ses personnages, de décrire leur façon d’être, de se mouvoir, de penser, de s’approprier leur langage et leurs petites phrases assassines ou décalées. Ici les trois personnages centraux possèdent suffisamment de traits à triturer : gueules brisées par le temps, cerveaux définitivement perdus pour les lumières, passé ou présent pas très glorieux, ils possèdent aussi cette manière d’être vomitive qui en font définitivement des abrutis de base. Pour relever le défi et faire que cette adaptation tienne la route, ce qui pour un récit qui se déroule sur l’autoroute reliant Bordeaux à Toulouse s’imposait comme le strict minimum, il fallait tout le talent d’un raconteur hors pairs, un de ceux qui laisse vivre le récit, s’épanouir les situations inénarrables jusqu’à leur chute. Nous ne sommes donc pas surpris de retrouver aux commandes de cette adaptation Emmanuel Moynot. Le dessinateur a déjà donné dans le polar et le retrouver dans une adaptation de Vautrin ne pouvait que nous rassurer sur le traitement du récit. Le dessinateur bordelais partait en territoire connu et son adaptation tout en maîtrise aussi bien dans le découpage rythmé que dans le soin apporté à ses personnages qu’il crapulise comme il se doit sans leur enlever le verbe fait de petites phrases et tirades dans le plus pur style de Jean Vautrin, s’adapte parfaitement à l’esprit de l’œuvre originale. Le dessin quant à lui restitue l’ambiance de ce polar sans artifice, sans paillettes. C’est sombre, glauque et suffisamment déjanté pour nous donner envie de suivre le récit. Un bon polar de derrière les fagots !
Emmanuel Moynot – L’homme qui assassinait sa vie (d’après Jean Vautrin) – Casterman – 2013 – 18 euros