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LA BD du jour : Nocturnes de Clarke (II – L’interview)

Nous vous avions proposé en janvier de découvrir Nocturnes, un récit surprenant par sa forme et prenant par son fond. Nous en avions fait l’une des belles livrées de ce début d’année.  Nous vous proposons aujourd’hui de découvrir l’interview que son auteur, le liégeois Clarke, nous a accordée lors du festival d’Angoulême. L’occasion pour ceux qui n’auraient pas encore découvert cet album de le découvrir (séance tenante !). Vous pouvez déjà relire la présentation de ce superbe album ici !

 

Tu ne travailles pas beaucoup sur des albums réalistes mais on sent un besoin d’y revenir. Est-ce une nécessité ?
Oui d’une certaine manière. En fait la différence entre un scénario réaliste et la BD humoristique que je peux faire se trouve essentiellement dans le temps nécessaire à leurs réalisations. Les albums réalistes demandent beaucoup plus de temps pour être mis en place. Par exemple l’album que j’ai réalisé pour Quadrants [Urielle avec Denis Lapière] a pris quatre ans de retard pour diverses raisons. Bizarrement Nocturnes a pu sortir beaucoup plus vite. D’une manière générale il est vrai que j’aime bien revenir de temps en temps à des albums réalistes mais comme cela ne fonctionne pas sur les mêmes règles que pour les albums humoristiques, je ne suis pas sûr de pouvoir parler de période où j’ai envie de faire du réalisme à proprement parler.

On sent par contre cette envie de poser des balises de réflexion, ici par exemple sur la création artistique…
Je me rends compte que cet album est un peu un millefeuille. Je ne m’y attendais pas. Je me suis rendu compte en faisant la tournée de présentation presse qu’aucun journaliste n’avait abordé mon récit de la même manière. À chaque fois j’étais un peu surpris de la réaction des gens sur mon projet. J’ai presque l’impression d’avoir réalisé l’introduction à la psychanalyse de Freud (rires). Je crois surtout que cet album peut être pris par plusieurs angles d’approches mais cela n’était pas du tout délibéré de ma part. Je ne sais pas si je dois en tirer une fierté ou me sentir étonner, c’est encore trop récent. J’ai souvent eu l’habitude par le passé de répondre un peu aux mêmes questions des journalistes. Pour Nocturnes je me rends compte que ce sont eux qui m’ont amené à réfléchir sur mon propre album.

Lorsque j’ai lu les premières pages de Nocturnes, je me suis dit : « Tiens j’ai raté un truc, quelque chose m’échappe ». Au travers de cet album as-tu cherché à bousculer les codes ? bousculer le lecteur pour qu’il entre d’emblée dans un rôle actif par rapport à sa lecture ?
Oui c’était volontaire dès le début. Au niveau du scénario il y avait des parties qui étaient très écrites et d’autres beaucoup plus floues avec juste un vague synopsis. Dans ces parties là j’ai intégré beaucoup de choses au jour le jour, comme s’il s’agissait d’un journal intime codé. Le début par contre, et j’y étais très attaché, devait partir des personnages. J’ai horreur des constructions à la Seigneur des anneaux où l’on a droit à un tome pour exposer l’univers, un autre pour les personnages et un dernier pour montrer les combats et la finale. Je voulais donc rester centré sur les personnages. La meilleure façon pour y arriver était donc de construire le scénario comme une tranche de vie dans laquelle on ne montre que les deux ou trois derniers jours. Un peu comme lorsque l’on rentre dans un café et que l’on retrouve deux potes qui discutent depuis demi-heure. Il nous faut un certain temps pour comprendre tous les tenants et aboutissants de leur conversation. Je voulais vraiment que cela donne cet effet-là. Le début de l’album est construit de cette manière. Ce n’est qu’au bout d’un moment, sans qu’il n’y ait explicatif ou de mise à plat, que l’on comprend enfin de quoi il retourne. Je voulais vraiment que dans la première partie de l’album le lecteur cherche ses marques. Cet aspect était très recherché de ma part et très écrit.

Peux-tu revenir pour nous sur le titre Nocturnes écrit au pluriel ?
L’idée du scénario m’est venue d’une séquence de cases que j’avais dessinées à l’Académie des beaux-arts il y a une trentaine d’années. À cette époque-là, comme beaucoup, je dessinais des suites de cases sans début ni fin, avec juste cette envie de faire de l’esthétisme. J’avais donc écrit une histoire d’un type qui avait un don d’ubiquité. Je suis retombé sur ces pages là il y a quatre/cinq ans et cela m’a donné l’idée de tout le reste. Ce qui est bizarre c’est que l’idée d’ubiquité est très anecdotique dans mon récit, elle occupe trois cases dans l’album, mais cela a vraiment été le point de départ. Il se trouve que cette séquence là je l’avais appelé Nocturnes et j’ai gardé le titre parce qu’il me rattachait à ça. En même temps je me suis dit que le titre convenait car l’album est assez crépusculaire. C’est la fin de quelque chose, ce n’est pas forcément violent, juste quelque chose qui s’éteint doucement. J’aurais pu appeler l’album Entre chien et loup mais Nocturnes correspondait assez bien à ce qui est évoqué dans l’album. Je ne voulais pas faire ressortir un quelconque aspect romantique dans ce récit. Je suis plus éloigné par exemple du Nocturne de Chopin que de celui de Satie, que j’ai d’ailleurs écouté en dessinant l’album. L’album n’est pas romantique il est un peu…

Âpre ?
Tout à fait. C’est un bon terme car il induit le côté réel que je voulais donner aux personnages. Je ne souhaitais pas de mystère, de romantisme débridé avec des sentiments qui partaient dans tous les sens. Cela aurait détachés les personnages de la réalité et je pense que l’on aurait eu plus de mal à s’attacher à eux car ils auraient été de simples créatures de papier. La finale de l’album est dans la même veine. Je ne voulais pas quelque chose de tape-à-l’oeil. Elle est donc désespérément traditionnelle, normale, sans à-coups, une nouvelle tranche de vie qui dure une petite heure et dans laquelle il n’y a rien de sensationnel. C’est pour cette raison que pour moi Nocturnes n’évoque pas du tout le romantisme mais plutôt au contraire quelque chose de retenu.

Un personnage vit par son auteur, mais l’auteur vit aussi par ses personnages qui sont une composante de ce qu’il est. On sent que dans cet album chaque personnage possède un peu de toi. Ce double rapport était-il quelque chose d’important pour toi ?
Oui je pense. Le sujet de la mise en abîme a déjà été utilisé plusieurs fois en littérature, au théâtre, en bande dessinée aussi. Ce qui m’intéressait était un peu de casser le côté omnipotent du créateur, de Dieu, du père, de l’écrivain et de voir ce qui se passe lorsqu’il est en train de partir. Cela veut tout simplement dire que les personnages prennent les commandes. On se trouve donc dans une double relation où les interactions de chacun sont importantes. On revient sur ce côté terre à terre que je voulais, sans émotion débridée, parce que l’on est dans la vie réelle, même s’il s’agit d’un roman. L’angle d’attaque m’intéressait plus de cette façon.

Es-tu conscient que pour la presse il est difficile de chroniquer ton album ?
J’en suis parfaitement conscient (rires). On s’en est rendu compte en fait dès les deux premières rencontres presse. J’ai été invité dans une émission radio et nous avons passé plus de 15 minutes à ne pas parler de l’album. Dès lors nous avons réfléchi avec les attachés de presse à la manière de le présenter. Cela posait des problèmes compréhensibles à l’éditeur mais un peu moins à moi, car ce qui est important à mes yeux n’est pas la première partie de l’album mais plutôt ce qui se trame à la fin, la relation de l’écrivain avec sa soeur, ce sur quoi repose toute la tromperie… Cet aspect-là est essentiel pour moi, car il s’agit de l’aspect humain, d’émotions. Je considère de mon côté que la première partie du récit est un moyen pour arriver à la finale. Je n’ai donc aucun problème à déflorer le début de mon histoire.

Que retiens-tu de ton travail sur ce projet, car, comme tu viens de nous le dire cette histoire a été lue de différentes façons par différentes personnes qui en ont tiré des apports personnels très variés ?
C’est très bizarre. Je suis un auteur de bande dessinée franco-belge classique. J’ai toujours eu du mal avec le système d’auteur qui veut que je plaque une autobiographie au premier degré pendant 600 pages. Je ne parle pas de Lewis [Trondheim], il l’a très bien fait, je parle de tout ceux qui l’ont fait après. Car je pense que dans la création il faut une histoire, de l’invention de l’originalité. Si c’est juste pour raconter son voyage en Thaïlande, je trouve ça complètement inintéressant même si on rajoute une vision personnelle. J’ai beaucoup aimé par exemple Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle, mais le procédé m’énerve. Je me suis toujours tenu à l’écart de l’auto-implication de l’auteur dans ce qu’il fait. Cet album est le premier dans lequel je place des aspects extrêmement personnels, même s’ils sont dilués. C’est vrai que je m’attendais à ce que les gens voient uniquement l’aspect mécanique de l’histoire, la mise en abyme de l’auteur, mais j’ai tellement de personnes qui me pointent le reste que j’en suis moi-même étonné. Je me suis rendu compte, plus que sur d’autres projets, que les gens écoutent, qu’ils reçoivent et en ce sens cette expérience est pour moi nouvelle et enrichissante.

Propos recueillis le 27 janvier 2012 à Angoulême

 

 

 

 


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