Nouveau rendez-vous de la rentrée, La case du Mardi propose de parcourir une œuvre à partir d’une case ou d’une planche qui résume un des points essentiels développés dans un récit. Un moyen de découvrir une œuvre différemment en s’attachant parfois à des détails qui en disent beaucoup…
Le Manifeste du Parti communiste, texte majeur de la pensée économique de la fin du dix-neuvième siècle, écrit par Karl Marx et Friedrich Engels, a marqué un tournant dans l’analyse des sociétés issues de la révolution industrielle. Le texte révèle d’abord que, si la société ancienne, celle ou le féodalisme contraignait les hommes à vivre en quasi cerfs a été balayée du monde occidental, la société qui lui a succédé n’a pour autant rien développé de plus réjouissant. La montée d’une nouvelle bourgeoisie des villes, avide d’argent et de domination « n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois ». Dans ce contexte de tension permanente, alors que les plus fragiles, devenus simples outils d’une grande machinerie faites pour faire croître le profit, se voient déboutés de tout espoir et de tout avenir, le socialisme, trop utopiste et trop éloigné des réalités concrètes de travailleurs essoufflés, ne peut plus être l’alternative. C’est la raison pour laquelle le Manifeste est rédigé par Karl Marx à la demande de la Ligue des communistes à la suite de son congrès de juin 1847. Un congrès qui devait fondre en lettres impérissables la devise devenue célèbre, reprise dans le Manifeste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Martin Rowson, qui a lu le texte de Marx et Engels alors qu’il n’était âgé que de seize ans, livre sa vision personnelle de ce texte dans une longue introduction à la transposition dessinée. L’auteur anglais travaille comme satiriste pour le Guardian et le Daily Mirror. Son adaptation du Manifeste s’en trouve totalement imprégnée. Il offre ainsi une version, non pas scolaire, non pas sombre ou uniquement partisane, mais bel et bien teintée d’un fort humour, lumineuse en bien des points comme dans cette scène qui se lit dans une arène romaine au sein de laquelle luttent deux mastodontes issus de cette bourgeoisie nouvelle et industrielle avide de richesse et de pouvoir. Les deux combattants métalliques dont les pieds sont des locomotives – la révolution industrielle a été aussi une révolution des transports, nécessaire pour rapprocher les hommes mais aussi les biens du futur consommateur – s’écharpent dans un combat de haute haleine. La fumée qui s’échappe de leur haut-de-forme, atteste de l’intensité de la lutte, tout comme le prouve aussi leurs yeux exorbités et leurs dents acérées baignées de sang. Dans le cercle autour de l’arène sont sacrifiées les valeurs censées être fondatrices de toute société à savoir les lois, la morale, le patriotisme, la religion, les valeurs familiales, qui ne sont que les moyens, des préjugés dit le texte, d’asservir le prolétariat à la bourgeoisie nouvelle. Le monde se divise en deux, et, la lutte des classes, portée par la devise qui appelle à l’union, a de belles perspectives devant elle, même si l’histoire nous dira qu’en matière de lutte, les espoirs esquissés 170 ans plus tôt se sont progressivement éteints dans une résignation sociale bien singulière…
Composé de double-planches d’une richesse de détails qu’il faut observer attentivement pour apprécier le récit, Martin Rowson, met en scène des géants métalliques dans une ambiance steampunk baignée de teintes grises et bleutées rehaussées de rouge. Des fumées s’échappent des cheminées d’usines, d’engins construits pour asservir les hommes, et donnent cette perspective que rien n’est vraiment clair dans cette guerre d’un nouveau genre portée par les tenants d’un expansionnisme économique et industriel sans limites. La part négligeable sacrifiée n’ayant qu’à bien se tenir. Une relecture possédée, riche de sens, à la composition graphique parfaite qui dimensionne, plus que le texte, son sens, sa portée, toute l’histoire des luttes à venir… ou en devenir…
Martin Rowson – Le Manifeste du Parti communiste – Actes Sud/l’An 2 – 2018